Les échanges diplomatiques ont pris des allures de comédie depuis qu’on s’y invective sur un mode aussi étrange que l’injonction Kiss me stupid — titre d’une célèbre comédie de Billy Wilder (1964) —, mais probablement pas aussi tendre. Des dirigeants politiques s’échangent des insultes, violant toutes les règles de la politesse ordinaire et plus encore celles, d’ordinaire si rigoureuses, des relations internationales. Au cours des derniers siècles, la diplomatie a été une sorte de laboratoire, Norbert Elias aurait dit une « enclave », du processus de civilisation. Quitte à moquer le formalisme des protocoles, des usages mondains et des conversations, on en comprend les raisons : éviter les froissements pouvant donner lieu à des incidents, des crises et même des guerres.
Si Norbert Elias s’est surtout attaché au milieu courtisan, il n’en a pas fait le seul initiateur de ce processus (1). L’historien Daniel Gordon a mis l’accent à juste titre sur les salons du XVIIIe siècle (2). Norbert Elias a lui-même abordé le rôle de la gentry anglaise aux XVIIIe et XIXe siècles (3). Ces enclaves de civilisation ont donné le ton aux autres groupes sociaux, sans pour autant effacer toutes les différences de classes enregistrées dans les langages, les accents et les gestes.
La politique elle-même s’est formée dans ce processus de civilisation, puisque la parlementarisation et la démocratisation ne pouvaient exister que dans les conditions d’une compétition pacifiée et donc par le refoulement de la violence — confère la disparition des duels politiques —, la correction des échanges et le contrôle de soi. Pour siéger à Westminster et accuser en termes parfois très vifs les adversaires politiques, à quelques centimètres de distance, il faut un certain contrôle de soi qui peut encore étonner au regard des séances parlementaires diffusées par les chaines de télévision ces temps-ci au Royaume-Uni.
La diplomatie fut aussi un terrain privilégié de ce processus de civilisation. Elle est apparue dans le même mouvement d’étatisation et donc de concentration de la violence physique légitime, au tournant de la Renaissance, quand les États européens — d’abord ceux de Venise — envoyèrent des ambassadeurs permanents dans les capitales étrangères, alors que jusque-là des envoyés temporaires assuraient des communications intermittentes (4). Ainsi s’explique aussi que la langue par excellence de ce processus des temps modernes, le français, ait été adopté comme langue de la diplomatie. En célébrant sa virtuosité, les castes aristocratiques européennes associaient les mérites politiques et les mérites mondains d’une langue au service de l’État et au service d’une aristocratie. Jusqu’à nos jours, la diplomatie a d’ailleurs largement recruté ses hauts personnels dans ces couches d’ancien régime, mieux rompues ou mieux prédestinées, par vocation (ou tradition), à l’excellence mondaine.
Lire aussi Benoît Duteurtre, « La langue de l’Europe », Le Monde diplomatique, juin 2016.
On a pu moquer les qualités de style et de correction — la préciosité — dans le sillage de l’informalisation qui a accompagné les changements culturels de la deuxième moitié du XXe siècle, notamment sous l’influence grandissante d’une culture de la jeunesse, avec ses conduites et son langage scellés au sceau de la sincérité et de la décontraction, une sorte de nouvelle réaction romantique face au carcan des modes de vie bourgeois. La diplomatie a gardé la réputation, et dans une moindre mesure la réalité, d’une hyper-correction des manières et des mots. Au point d’être enregistrée dans le mot de diplomatique comme inverse de « peu diplomatique ». Manière de dire à la fois le caractère soutenu des échanges verbaux mais aussi leur fonds nuancé voire lissé. Quand des chefs d’État ou des ministres s’affranchissent délibérément de ces normes, en utilisant un langage fait d’expressions communes — on dit alors qu’ils adoptent un « langage de charretier », le plaçant dans les anciennes couches les plus modestes de la société —, on peut s’interroger sur le sens de cette rupture.
Longtemps, même des dirigeants politiques violents se sont pliés à ces règles, à la fois par souci des convenances sociales et par calcul politique. Ils auraient détesté être assimilés à la vulgarité des classes les plus démunies économiquement et culturellement. Il fut même un temps où ils en rajoutaient sur leur vaste culture. Aujourd’hui certains préfèrent au contraire cultiver la vulgarité. Selon un mélange plus ou moins conscient et maîtrisé de calcul tactique et de faiblesse intellectuelle. Qu’on en juge plutôt.
S’il fallait trouver l’origine d’un tel mode de relations, Donald Trump aurait toutes les chances d’être unanimement désigné comme pionnier : à la fois du fait de sa visibilité de président de la première puissance mondiale, d’usager compulsif de Twitter et d’un style « populiste ». On peut mettre ces impairs sur le compte d’une nouvelle communication décomplexée aussi bien que sur les traits intellectuels des locuteurs. Chacun juge en fonction de ses préférences, entre adeptes du parler cru mais vrai, chantres du style brut, et adeptes du parler « bien », comme pourraient dire ceux qu’un tel style choque. Les premiers justifient des propos transgressifs, comme si la grossièreté attestait mieux la vérité, tandis que les seconds s’y opposent au nom des bonnes mœurs et de la cordialité des relations.
Un topique de l’échange est un glissement de l’acte à l’acteur. Ainsi quand Donald Trump évoque la stupidité d’un propos de Emmanuel Macron à propos d’une taxe sur les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), on ne sait s’il parle du propos ou de celui qui l’a tenu : « Nous annoncerons bientôt une action réciproque substantielle après la stupidité de Macron ». La cible a préféré ignorer. La fuite d’une dépêche de l’ambassadeur britannique, où celui-ci tenait un propos sévère sur Donald Trump, décrit comme « instable » et « incompétent », déplut fortement à Donald Trump qui, là encore, tweeta sa fureur (5). Cette fois, pas d’ambiguïté sur la qualification : elle s’adressait bien à la personne. À la proposition du même Donald Trump d’un achat du Groenland par les États-Unis — « une gigantesque transaction immobilière » — la première ministre danoise traita l’idée de « ridicule ». Susceptible, Donald Trump prit le mot pour sa personne. Et d’annuler sa visite officielle à Copenhague. La politique se rapproche des cours de récréations, où les querelles démarrent souvent ainsi : « tu m’as traité », disent aujourd’hui les garnements à la susceptibilité exacerbée sur tout propos qui, de près ou de loin, peut suggérer l’insulte. Y a-t-il encore une place pour la politique si toute critique est prise sur le mode paranoïde de l’offense ?
Le champ sémantique du populisme
Il revient au président brésilien Jair Bolsonaro d’avoir fourni un bel exemple en affectant d’avoir été traité de « menteur » par son homologue français qui avait dénoncé ses mensonges sur la protection de l’Amazonie. Proférer des mensonges fait-il de vous un menteur ? On conviendra que sans être déconnectées, les deux acceptions ne sont pas couplées automatiquement. Si dénoncer des mensonges en politique équivalait à qualifier leur auteur de menteur, il n’y aurait plus de place que pour la bagarre générale. Il semble bien que Bolsonaro ne dispose pas d’un registre lexical suffisant pour mesurer les propos, puisqu’il a insisté pour obtenir des excuses (qu’il ne risque pas d’obtenir). Il est vrai qu’il avait d’autres propos à faire oublier… L’insulte faite au physique (en l’occurrence de Mme Macron) est facile et on ne s’en prive certainement pas en politique, mais seulement en privé. En diplomatie il n’est pas courant que la femme d’un chef d’État soit jugée au faciès par un autre chef d’État, encore moins que ce dernier soit soutenu par d’autres officiels, notamment le ministre brésilien du commerce (qui a dit publiquement la trouver « carrément moche »). Un précédent dans les relations diplomatiques, où l’on est plus habitué à manier le compliment.
Si dénoncer des mensonges en politique équivalait à qualifier leur auteur de menteur, il n’y aurait plus de place que pour la bagarre générale.
À l’heure du tweet, moyen de communication laissant opportunément beaucoup d’espace à ceux qui disposent de peu de mots, les insultes pleuvent même dans les domaines où la maîtrise du langage était garantie par la lenteur des réactions et la solennité des communications. Certes, il arrivait que des néophytes viennent épisodiquement bousculer les bonnes mœurs. On pouvait leur trouver des excuses comme on en trouve d’ordinaire aux néophytes, mais on attendait que l’impair soit corrigé. On se souvient que les menaces brutales de Hitler à ses voisins étaient souvent relativisées par les diplomates qui annonçaient qu’au pouvoir, puis avec un peu plus de temps pour apprendre, il se calmerait. Il est vrai qu’ils se calment parfois. Viktor Orbán s’est fait plus discret depuis qu’il a été menacé de sanctions par son propre groupe parlementaire européen. Et puis l’absence de réaction de l’agressé peut contribuer à calmer le jeu. Ainsi, devant les éructations de l’ex-ministre italien Matteo Salvini, la diplomatie française prit-elle le parti de ne pas jouer « au concours du plus bête ». C’est aussi la posture spontanée des commentateurs quand ils qualifient les outrances verbales de « provocations ». Ils leurs imputent ainsi une dimension tactique et volontaire qui laisse supposer qu’elles sont sous contrôle. Une manière de projeter les catégories ordinaires de la diplomatie sur des faits qui leur échappent. Ces mécanismes de dénégations n’ont rien que de banal. Ils restent un pari qui évite la question plus importante des effets sur les gouvernés.
Lire aussi Mona Chollet, « Twitter jusqu’au vertige », Le Monde diplomatique, octobre 2011.
La décivilisation se cantonne-t-elle aux cercles restreints de la diplomatie et de la politique ? Il suffit de lire les réactions des internautes pour s’inquiéter de la réception des prises de paroles les plus grossières. Souvent approuvées et occasionnant des surenchères agressives, on peut les relativiser en jugeant que tel est le destin de toute prise de parole spontanée, et en se gardant de les considérer comme statistiquement représentatives. Leurs contenus semblent bien plus significatifs qui marquent une désinhibition des paroles illégitimes (Gérard Noiriel évoque dans une récente tribune publiée par Le Monde le 8 septembre dernier la légitimation d’« une forme de délinquance de la pensée à propos d’Éric Zemmour). Violence, racisme, insultes, tout y passe. La Toile a engendré une fonction significative de « modérateur » dont on déplore souvent l’absence ou la discrétion devant des violations manifestes du droit et de la morale. Trop de travail devant l’afflux massif (6). On a mis en cause l’anonymat. Il est difficile de négliger l’exemple venu d’en haut, d’autant plus efficace que les médias le relaient et l’amplifient par sensationnalisme. Plus c’est gros plus c’est transgressif, plus les mots reçoivent d’écho. En somme, les nouvelles mœurs de la communication politique poussent à la pression décivilisatrice. Cette dernière peut alors se répandre dans des cercles sociaux plus larges, les plus prédisposés par leurs envies de révolte. Communication politique en haut, libération des affects en bas.
Certes la civilisation n’a pas empêché des conflits les plus horribles du siècle dernier. Sans que l’on puisse savoir si elle n’en a pas empêché d’autres. On aura cependant du mal à espérer des relations internationales plus pacifiées si le niveau d’insultes augmente. Et l’on ne se satisfera pas de relativiser en disant que ce ne sont que des mots. Tous les conflits violents commencent par une montée en violence verbale.