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L’affaire Kashoggi met Riyad sous pression

Le prince héritier Mohammed Ben Salman est soupçonné d’être derrière la disparition du journaliste saoudien.

par Akram Belkaïd, 15 octobre 2018
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Le président américain Donald Trump et le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman à la Maison Blanche le 20 mars 2018

Il est difficile de prévoir quelles seront les conséquences finales de ce qu’il convient désormais d’appeler l’affaire Kashoggi. Pour mémoire, il s’agit de ce journaliste saoudien, exilé aux États-Unis depuis 2017 et disparu depuis le 2 octobre dernier après être entré au consulat saoudien à Istanbul afin d’y retirer un document administratif pour son mariage. Toutes les hypothèses sont possibles et un coup de théâtre n’est pas à exclure. Pour autant, à en croire les médias turcs mais aussi américains, il y a de fortes probabilités pour que Jamal Kashoggi ait été assassiné à l’intérieur même du bâtiment consulaire. Selon les versions qui circulent, il aurait été démembré et ses restes emmenés en Arabie par un commando de quinze Saoudiens dont les noms et les visages ont été publiés par la presse turque. Les autorités d’Ankara disposeraient même des preuves attestant de son assassinat, notamment des enregistrements transmis par sa montre connectée alors même qu’il subissait des violences.

Le drame du Yémen au cœur de l’affaire

Bien entendu, tous les soupçons convergent vers le prince héritier Mohammed Ben Salman (MBS) dont l’image de « prince réformateur » s’est considérablement dégradée au cours des derniers jours. Une image, rappelons-le, forgée par moult agences de communication occidentales et renforcée par le seul fait que le prince a autorisé les Saoudiennes à enfin pouvoir prendre le volant avant de jeter en prison plusieurs femmes activistes jugées trop critiques à l’égard de la monarchie (1).

Lire aussi Florence Beaugé, « Une libération très calculée pour les Saoudiennes », Le Monde diplomatique, juin 2018.

Il faut dire que Kashoggi ne ménageait guère le prince héritier. Il suffit de relire ses chroniques publiées dans le Washington Post pour prendre la mesure de cette défiance. Après avoir comparé ses méthodes à celles de Vladimir Poutine (5 novembre 2017) et l’avoir accusé de créer le désordre au Liban (13 novembre 2017), il concentrait récemment ses critiques sur l’intervention militaire saoudienne au Yémen, un conflit déclenché par MBS au printemps 2015. « Mohammed Ben Salman doit accepter que les militants houthistes, les sunnites et les séparatistes du Sud jouent un rôle dans l’avenir du Yémen », écrivait-il le 11 septembre dernier dans les colonnes du Post. « Plus cette guerre s’éternisera, plus il sera difficile de panser les plaies. Le peuple yéménite va devoir lutter contre la pauvreté, le choléra et les pénuries d’eau tout en reconstruisant le pays. Le prince doit mettre un terme aux violences et rendre sa dignité au berceau de l’islam. » On ne peut être plus clair à l’égard d’un conflit qui constitue d’ores et déjà un grave drame humanitaire et dans lequel les pays occidentaux qui livrent des armes à l’Arabie saoudite ont, eux aussi, leur part de responsabilité.

Les critiques de Jamal Kashoggi lancées dans un grand média américain ont vraisemblablement été vécues par MBS comme une trahison et une déclaration de guerre. Dans un contexte de conditionnement chauvin et de propos martiaux récurrents, le journaliste était l’un des rares ressortissants saoudiens à s’exprimer publiquement contre la guerre au Yémen. Pour de nombreux observateurs, il se faisait ainsi le porte-voix d’une partie de la famille royale saoudienne révulsée par les méthodes de MBS depuis que son père, le roi Salman, a succédé au défunt roi Abdallah en janvier 2015. Rappelons, à ce sujet, l’arrestation, il y a près d’un an, de près de 300 personnalités, notamment des membres de la famille royale, dont le prince Al-Walid Ben Talal, toutes sommées de restituer des sommes d’argent au Trésor saoudien en échange de leur libération de l’hôtel de luxe de Riyad où elles étaient détenues. C’est peu dire que la récupération de ces fonds, une extorsion pure et simple disent certains observateurs, a laissé des traces au sein de la famille royale. Depuis mars dernier, des rumeurs récurrentes circulent ainsi quant à des tentatives de coup d’État contre le prince héritier.

Trump promet un châtiment sévère

L’un des aspects parmi les plus intéressants de cette sombre affaire est la réaction des États-Unis. Après une première réaction prudente, le président Donald Trump a promis un « châtiment sévère » au cas où il serait prouvé que les autorités saoudiennes sont bel et bien responsables de la disparition du journaliste. Certes, le locataire de la Maison Blanche a exclu tout gel des ventes d’armes — les affaires restant les affaires — mais sa sortie a provoqué la chute de la Bourse de Riyad et une réaction ferme des dirigeants saoudiens qui ont promis des représailles en cas de sanctions décidées par Washington. Jusqu’à ces dernières semaines, Mohammed Ben Salman apparaissait comme l’un des principaux alliés et partenaires de l’administration Trump dans la région (2).

Lire aussi Nabil Mouline, « Petits arrangements avec le wahhabisme », Le Monde diplomatique, janvier 2018.

Pour sa position vis-à-vis de la question iranienne, et pour son rôle à venir dans l’encore inconnu plan de règlement du conflit israélo-palestinien concocté par Jared Kushner, le gendre et conseiller du président américain, le prince MBS a toujours les faveurs de Washington. Mais, début octobre, Donald Trump, tout en déclarant « adorer » le roi Salman, a rapporté lors d’un meeting avoir déclaré ceci au souverain wahhabite : « Roi, nous vous protégeons — et vous ne seriez peut-être pas là plus de deux semaines sans nous —, vous avez à payer pour votre armée. » Payer en passant plus de commandes à l’industrie de la défense américaine, mais aussi en ouvrant les vannes pour que les cours du brut se replient. Depuis le mois de juin dernier, M. Trump ne cesse de fustiger l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) et il estime que son partenaire saoudien n’en fait pas assez pour imposer au cartel une hausse de la production afin de faire baisser le prix du baril.

Donald Trump s’est souvent vanté d’avoir adoubé Mohammed Ben Salman. L’affaire Jamal Kashoggi sera-t-elle le prétexte pour qu’il « encourage » la maison Saoud à vite lui trouver un remplaçant plus présentable ? Sur Twitter, le très mystérieux @mujtahidd, dont il se dit qu’il fait partie de la famille royale en raison de l’exactitude des informations qu’il a déjà publiées, en est convaincu. Pour lui, cette affaire conduira, tôt ou tard, à la chute prince héritier.

Akram Belkaïd

(1Lire Florence Beaugé, « Une libération très calculée pour les Saoudiennes », Le Monde diplomatique, juin 2018.

(2Sur les liens entre l’Arabie saoudite et les États-Unis, lire Daniel Lazare, « La redoutable influence de Riyad à Washington » et Ibrahim Warde, « Singulière amitié entre Riyad et Washington », Le Monde diplomatique, juillet et décembre 2017.

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