« Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre nation. Mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale »
Finalement, en dépit de ce ton martial de circonstance du président Macron et d’une demi-douzaine de références à la « guerre » dans son allocution, lundi 13 mars à 20 heures, la machine militaire n’a pas été engagée, sinon sous la forme d’un hôpital de campagne du service de santé des armées (SSA (1)) pour soutenir la lutte contre l’épidémie en Alsace, et d’un soutien aérien pour le transport médicalisé de malades vers des zones moins saturées (2)
Lire aussi Bruno Canard, « Des treillis sous les blouses blanches », Le Monde diplomatique, décembre 2014.
En tout ce sont pour l’heure seulement quelques centaines de militaires mobilisés, si l’on excepte les forces de gendarmerie — également de statut militaire, mais placées « pour emploi » depuis une dizaine d’années auprès du ministère de l’intérieur — qui veilleront avec la police au respect des restrictions à la circulation et aux regroupements ; et par ailleurs, les soldats de l’opération Sentinelle, qui continueront de patrouiller au titre de l’antiterrorisme.
Conduite sur sable
Mais donc, pas d’état de siège, de barrages militaires, de blindés, d’armée « qui débarque pour le confinement », comme certains le craignaient ? Précisions du centre de presse du ministère des armées, à propos des bruits qui couraient sur la Toile, et après enquête : « La photo de deux véhicules de l’avant blindés transportés par un transporteur civil (Domazur) : il s’agit de deux véhicules appartenant au 121e régiment du train de Monthléry, qui rentraient d’un stage de conduite sur sable organisé à Biscarosse au profit des conducteurs de ce régiment qui seront engagés dans quelques semaines au Mali, dans le cadre de l’opération Barkhane. Le personnel est rentré la semaine dernière. Ce transport par camion civil est conforme aux procédures normales ». Ce que confirme le transporteur privé concerné.
Ou encore : « Les camions vus à Charenton appartiennent à un mouvement logistique sans lien avec la crise du coronavirus. L’armée de terre continue à dérouler ses activités opérationnelles liées à la réalisation de ses missions prioritaires. Ce qui inclut des déplacements limités ».
Le ministère des armées a également démenti qu’un décret paru le 13 mars au Journal officiel, et précisant les conditions juridiques de l’affectation de militaires dans certains établissements civils, soit lié à cette actualité de l’épidémie, contrairement aux inquiétudes sur certains réseaux : il s’agit d’une « mesure d’application de la loi de transformation de la fonction publique promulguée le 6 août 2019 », et cela « n’a strictement rien à voir avec le Covid-19 et l’implication des forces armées », a répété le centre de presse des armées, qui avait déjà eu à multiplier d’autres « vrais du faux » la semaine dernière.
Continuité des opérations
Il est vrai que, pour l’heure, les armées – 270 000 agents civils et militaires – ont suffisamment à faire avec elles-mêmes. Dans un message à son personnel, le 16 mars, la ministre Florence Parly, évoquant une situation « inédite depuis près d’un siècle » (depuis l’épidémie de grippe espagnole, en 1918-19), a insisté sur la nécessité pour les forces, les directions et les services de s’adapter aux « contraintes nouvelles que cette pandémie impose », le premier des défis à relever étant d’assurer la continuité des opérations, à l’extérieur ou sur le territoire national.
De fait, les armées se sont surtout employées, ces derniers temps, à éviter la contamination de leurs personnels — eux qui avaient été parmi les premiers touchés par le virus, à la base aérienne de Creil, point d’entrée des rapatriés de Wuhan (Chine) — et à limiter autant que possible les perturbations de leur cycle de recrutement (27 000 jeunes hommes et femmes à sélectionner, chaque année), tout en préservant leurs missions essentielles :
• la dissuasion nucléaire, avec ses composantes sous-marine (l’Île Longue) et aérienne (Saint-Dizier) ;
• les grands centraux de commandement opérationnel (Paris-Balard, Taverny, Lyon-Mont-Verdun) ;
• les opérations extérieures (Syrie-Irak, Liban, Sahel) et intérieures (sûreté aérienne, Sentinelle).
Recourant ces derniers jours le plus souvent possible au télétravail et aux téléconférences, les état-majors ont refondu partiellement les plannings, revu les rythmes, réduit des parcours (comme celui de la mission Jeanne d’Arc (3)), allégé les entraînements, retardé des affectations, annulé des inspections ou cérémonies, tout en restant vigilants sur la pérennité des systèmes de transmissions et communication, sur les relèves de personnels en opérations extérieures (4), ou sur les spécificités de certaines catégories de personnel (comme les sous-mariniers, contraints à des pré-quarantaines, pour sécuriser leurs missions).
Juste suffisance
En fait, les armées, qui remontent la pente ces dernières années au fil d’une loi de programmation qui sanctuarise en principe leurs budgets au moins jusqu’en 2022, n’auraient sans doute pas les moyens de s’engager massivement sur la durée. Les effectifs sont en progression, mais surtout dans des domaines spécialisés (renseignement, cyber), et le gros de la troupe reste tout juste suffisant pour assurer les formations, les entraînements, les congés, les relèves — compte tenu en tout cas des (nombreuses) opérations actuellement en cours.
Le Service de santé des armées lui-même n’a cessé d’être amputé ces dernières décennies
Le Service de santé des armées (SSA) lui-même n’a cessé d’être amputé ces dernières décennies — moins d’effectifs, moins d’écoles, moins d’hôpitaux. Le fleuron historique du Val-de-Grâce, à Paris, a été désarmé : il héberge actuellement des personnels de l’opération Sentinelle. Avec ses 2 000 médecins (et un total de 7 500 personnels, avec les infirmier·ères), ses 8 hôpitaux d’instruction et 1 700 lits (soit 1 % de l’offre nationale de soins), il est tout juste dimensionné pour un soutien aux soldats présents dans les régiments ou en opérations, et les soins et l’instruction dans les hôpitaux (dont la plupart sont maintenant « civilo-militaires »).
Dernier recours
Les armées pourraient cependant être appelées au secours par l’exécutif, si un jour la situation échappait à tout contrôle, dans le cas où les moyens de l’État deviendraient inadaptés, insuffisants, indisponibles, ou inexistants — selon une formule dite des « 4 i ». Elles seules auraient la capacité, par exemple, de rendre les frontières aériennes, terrestres ou maritimes quasi hermétiques. Elles seules disposent en cas de besoin, et dans un environnement dégradé, de moyens de transport lourd, à terre, dans les airs ou en mer. De la puissance des armes, bien sûr, ainsi que de réseaux de communication durcis et autres capacités de résilience.
Sur réquisitions, ces forces pourraient rétablir des chaînes de ravitaillement, renforcer des unités de maintien de l’ordre, etc. La flotte d’hélicoptères de tous calibres pourrait assurer la mobilité des dispositifs, alors que l’armée de l’air et la marine seraient en mesure de secourir en cas de besoin les départements et territoires d’outre-mer, ou des pays amis.
De son côté, le service de santé pourrait mobiliser en cas de besoin tout ou partie de ses 3 000 réservistes, ou des 600 élèves de l’école de santé de Bron. Déjà, la direction centrale du SSA fait appels aux médecins « jeunes retraités » considérés il y a encore quelques mois comme faisant partie des « retraités inactifs » ; et l’hôpital Bégin, à Saint-Mandé, établissement de référence des armées pour les maladies infectieuses émergentes, fait partie du réseau d’accueil des malades du Covid-19 ; il pourra être encore plus sollicité.
Sécurité nationale
Par ailleurs, la marine dispose de véritables hôpitaux embarqués, à bord du porte-avions Charles-de-Gaulle, et de trois porte-hélicoptères amphibies type « Mistral ». L’un d’entre eux, le « Tonnerre », devait faire route en cette fin de semaine sur la Corse, pour soulager l’hôpital d’Ajaccio : une quinzainede malades du coronavirus seront transférés vers les hôpitaux miliraires de Provence-Côte d’Azur. L’armée de terre pourra enfin prêter le concours du 2e régiment des dragons, à capacité « NRBC » (nucléaire, radiologique, bactériologique, chimique), spécialisé dans les opérations en milieu contaminé — ce qui peut s’avérer utile.
En faisant adopter par le sénat et l’assemblée nationale sa loi sur « l’état d’urgence sanitaire », le gouvernement se donne sans doute des marges d’action supplémentaires, dans ce domaine du recours aux moyens militaires, même si ce n’est pas le but déclaré de ce texte.
Certains pays ont déjà engagé plus largement leurs armées. En Italie, les hélicoptères militaires ont aidé à désengorger le dispositif médical en Lombardie, et l’armée a construit plusieurs hôpitaux de campagne. L’Espagne a déployé dans les rues notamment de Madrid, Valence, Saragosse et Las Palmas des unités d’urgence de l’armée, qui sont chargées de faire respecter les mesures de confinement, et du soutien aux sans-abri.
Il est courant de faire appel aux militaires lors d’épisodes d’épidémie, qui sont considérés comme des enjeux de sécurité nationale. Lors d’une première offensive du virus Ebola en Afrique de l’ouest, en novembre 2013, par exemple, le président Obama avait envoyé au Liberia plusieurs milliers de militaires américains, en soutien à l’action des agences civiles et des ONG. Au même moment, la marine française avait dépêché sur la côte guinéenne son porte-hélicoptères « Tonnerre ».