En kiosques : avril 2024
Abonnement Faire un don
Accéder au menu

L’art dissous dans le numérique

par Mikaël Faujour, 16 mars 2021
JPEG - 61.6 ko
Fabrizio Verrecchia, « Toujours Elle », 2017.

Cours universitaires sur Zoom, visio-conférences de travail, rendez-vous bancaires ou administratifs en vidéo et autres « apéros virtuels » entre amis : confinements et couvre-feu ont fait, depuis près d’un an, boire à chacun le calice de la vie numérique jusqu’à la lie. On a travaillé, échangé, enseigné, festoyé, débattu et probablement dragué par écrans interposés comme jamais. Avec l’explosion des profits d’Amazon et du nombre d’abonnés de Netflix, ainsi que la très forte croissance des ventes de jeux vidéos... on voit que ni les arts ni le divertissement n’ont été épargnés : comme le titrait La Croix le 14 juin 2020, le numérique est bien « le grand gagnant du confinement ».

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Éloge de la perturbation », « Artistes, domestiqués ou révoltés ? », Manière de voir n˚148, août - septembre 2016.

Si, pour les séries, films et jeux vidéos, la claustration imposée n’a fait qu’amplifier un état de fait, celle-ci a en revanche touché tout autrement le monde de l’art contemporain. Il est vrai que les œuvres d’arts plastiques ont vocation à « s’éprouver » en « présentiel », pour employer un mot dont la banalisation depuis un an manifeste la normalisation de l’expérience « virtuelle » de médiation par les écrans.

De confinement en reconfinement, puis couvre-feu, les galeries, musées, salons et foires ont tous été soumis à des fermetures, annulations, reports ou autres contraintes de jauge… De sorte que, privé de public et de clients, le monde de l’art s’est massivement rabattu vers une activité en ligne, à renfort de « posts » sur les réseaux dits « sociaux » et autres expositions... « en ligne ». De la prestigieuse foire Art Basel — qui devait fêter ses cinquante ans à Bâle et dans ses déclinaisons de Miami et Hong-Kong — à la London Art Week, en passant par Fine Arts Paris ou les galeries prospectives, 2020 a vu exploser les « visites virtuelles ». Et si, derrière l’apparent bouleversement, le confinement n’avait été qu’un kaïros, un moment opportun pour approfondir la pénétration des technologies numériques dans le champ de l’art, comme il l’a été dans tous les champs de la vie ?

Médiations technologiques

Lire aussi Cédric Biagini & Guillaume Carnino, « Le livre dans le tourbillon numérique », Le Monde diplomatique, septembre 2009.

La dynamique, il est vrai, était déjà bien engagée. D’abord au sein des pratiques artistiques mêmes où, depuis des décennies, l’usage des technologies est croissant : vidéo, robotique, environnements immersifs ou interactifs, impression 3D, projections et animations numériques… Ensuite, par la centralité acquise par les réseaux dits « sociaux » chez les artistes (Instagram surtout, mais aussi Facebook), marchands et galeristes pour leur communication et chez les collectionneurs, amateurs, critiques ou commissaires, pour suivre les tendances. Enfin, des applications ludiques pour enfants ou pédagogiques pour les adultes aux flashcodes et autres lunettes de « réalité augmentée » (dans les musées d’histoire plus spécifiquement), c’est la visite même et le rapport aux objets exposés qui se trouvent encadrés par toutes sortes de médiations technologiques.

Dans le chapitre « Du virtuel dans l’art et dans les musées en particulier » de l’essai collectif Divertir pour dominer (1), Thierry Vandennieuwembrouck le constate : « En vingt ans, nous sommes passés d’une résistance à un désir insatiable d’écrans dans les expositions. De façon insidieuse, les technologies numériques ont introduit de nouveaux acteurs (informatique, réseaux, design, ergonomie, sécurité) dans le champ de la conception et modifié ceux de l’énonciation éditoriale avec pour conséquence le fait que le discours du musée n’est plus le seul fait de l’institution muséale. Pourtant, cela devrait être à la technologie de s’adapter aux besoins de la médiation et non l’inverse. De la même manière, c’est à la technologie numérique de se modeler aux utilisateurs et non l’inverse. Or précisément, à peine deviennent-ils ordinaires que ces dispositifs numériques se métamorphosent en innovations technologiques appelées à fasciner pour elles-mêmes, en tant qu’objets, avec le risque de modifier notre rapport et notre perception de l’art. »

Sur ce plan, portant l’analyse sur un terrain neurobiologique, l’auteur fait remarquer que « notre cerveau se comporte face à une œuvre comme s’il était face à un être vivant ». De sorte que « [l]a médiatisation des œuvres par la technologie éloigne de la perception intuitive spontanée que l’on pourrait en avoir à travers leur contemplation directe. [...] Il en résulte un regard sur l’art devenu plus analytique que contemplatif. » Pour l’auteur, « en devenant un laboratoire grandeur nature pour les technologies de l’information et de la communication, le musée devient également un outil de consentement à celles-ci ».

Une réflexion qui s’inscrit dans le sillage du penseur libertaire et technocritique Jacques Ellul (1912-1994). En 1988, dans Le Bluff technologique, il souligne que la technique « n’est pas neutre » et que l’« un des caractères les plus importants du progrès technique [est] son ambivalence. J’entends par là que le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre, mais qu’il est fait d’un mélange complexe d’éléments positifs et négatifs [...]. Dans l’ensemble du phénomène technique, nous ne restons pas intacts, nous sommes non seulement orientés indirectement par cet appareillage lui-même, mais en outre adaptés en vue d’une meilleure utilisation de la technique grâce aux moyens psychologiques d’adaptation. Ainsi nous cessons d’être indépendants : nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider de notre conduite : nous sommes étroitement impliqués par cet univers technique, conditionnés par lui. Nous ne pouvons plus poser d’un côté l’homme, de l’autre l’outillage. Nous sommes obligés de considérer comme un tout “l’homme dans l’univers technique”. (2) »

Négation de l’expérience esthétique

Durant le confinement, le monde de l’art a parfaitement illustré cette ambivalence de la technique : d’un même mouvement, Internet s’est avéré une solution pour suppléer à l’absence de public… mais a normalisé aussi une médiation technologique qui porte intrinsèquement la négation de l’expérience esthétique dans ce qu’elle a de spécifique. Un phénomène proche de celui que Walter Benjamin (1892-1940) analysait dans les années 1930, dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (3) : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art — l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve [...] la reproduction se distingue de l’image [c’est-à-dire l’œuvre]. En celle-ci unicité et durée sont aussi étroitement liées que le sont en celle-là fugacité et possible répétition. » Or, si l’activité « en ligne » ne prétend pas, certes, s’y substituer, la période a fait sentir combien le numérique attente au propre-de-l’art, ou plutôt au propre-de-l’expérience-esthétique. Une expérience qui, dans un musée ou une galerie, permet de se soustraire à la frénésie du monde, à l’empire de la hâte, de l’efficacité et des technologies, de rétablir peut-être un dialogue avec soi que complique la vie contemporaine.

Dans ce même texte, Walter Benjamin, prémonitoire, mettait en garde contre le risque que « la fonction artistique [...] apparaisse par la suite comme accessoire ». C’est peut-être le développement de centres d’« art numérique » qui illustre en fait le mieux l’atteinte à l’art — en l’occurrence, sous la forme d’un devenir-divertissement.

Lire aussi Annie Le Brun, « Beauté toujours en instance », Le Monde diplomatique, août 2018.

En 2012, Culturespaces, filiale d’Engie (ex-GDF Suez), ouvrait les Carrières de lumières, aux Baux-de-Provence — féerie divertissante en immersion parmi des animations géantes dérivées de peintures de Vincent Van Gogh, Gustav Klimt, Marc Chagall ou Friedensreich Hundertwasser. Succès aidant (239 000 visiteurs la première année, 770 000 à présent), la société lance L’Atelier des lumières à Paris et Le Bunker des lumières en Corée du Sud, en 2018 ; puis, en juin 2020, à Bordeaux, les Bassins de lumières, « plus grand centre d’art numérique au monde », dans une ancienne base sous-marine allemande de la seconde guerre mondiale (4). Gigantisme, numérique, immersion « fun » : synthèse de technocapitalisme et de divertissement faisant de l’art sa matière première, Culturespaces propose la forme la plus achevée de cette lame de fond technologique, à laquelle le monde « traditionnel » de l’art (musées, galeries) est loin d’être hermétique. En témoignait récemment, par exemple, l’environnement immersif conçu par l’américain Tony Oursler, dans la chapelle de l’Oratoire du musée d’art de Nantes  (5) : à renfort de projections numériques sur les murs, la voûte et diverses installations co-créées avec les élèves de l’école des beaux-arts locale, l’enchanteresse féerie ludique qu’il y présentait relevait d’un Disneyland pour intellos entichés d’art contemporain bien plus que de l’exploration du « lointain intérieur » dont parlait Henri Michaux.

Cimetières, forums ou havres ?

Du futuriste Filippo Tommaso Marinetti qui dénonçait les musées en tant que « cimetières » aux avant-gardes ambitionnant de s’extraire de leurs murs et de « fusionner » l’art et la vie, l’idée d’un lieu de méditation, de recueillement, en retrait du monde, a été largement ringardisée. Récemment encore, la conservatrice en chef du Centre Georges-Pompidou Christine Macel énonçait dans le catalogue de l’exposition « Global(e) Resistance » son ambition de pousser le musée « à se penser comme un forum », en somme, ouvert sur la société et ses luttes à la mode…

Face à l’envahissement de nos vies par le technocapitalisme et le numérique, le musée-« havre », qui offre de faire l’expérience de la lenteur, de l’attention, de la présence à soi et à cette altérité qu’est l’œuvre sans interférence ni distraction, est-il en train de céder ? Quand se corrode ainsi la vocation intrinsèquement conservatrice du musée, ce dernier ne finit-il pas par céder au préjugé de la « modernisation » ? Actualisant à sa façon une vieille idée des avant-gardes, le monde de l’art n’est-il pas en train d’accomplir la fusion de l’art et de la vie… numérique, c’est-à-dire aliénée aux technologies du capitalisme numérique dont les effets cognitifs et environnementaux désastreux sont abondamment documentés ? Ce faisant, alors même qu’est affirmée une conception de l’art comme « résistance » à la barbarie et aux passions tristes, n’est-ce pas ce que l’art comporte intrinsèquement de résistance à la facilité, la passivité, l’instantanéité, la séduction facile qui est mis en cause ?

Mikaël Faujour

Membre de l’Association internationale des critiques d’art Auteur de la préface à la réédition de L’Empire du non-sens. Art et société technicienne, de Jacques Ellul, L’échappée, 2021.

(1Divertir pour dominer 2. La culture de masse toujours contre les peuples, dir. Cédric Biagini et Patrick Marcolini, L’échappée, 2019.

(2Le Bluff technologique [1988], rééd. Fayard/Pluriel, 2010.

(3Œuvres III, Walter Benjamin, Folio Essais, 2000.

(4La société prévoit l’ouverture, en 2021, de centres à Dubaï et New York.

(5Jusqu’au début de l’été, précisions sur le site du musée.

Partager cet article