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L’Entente cordiale au péril du Brexit ?

Que Londres garde ou non un pied dans l’Union européenne, l’armée britannique continuera de figurer en tête des puissances militaires du Vieux Continent. Le duo avec la France esquissé à Saint-Malo (1998), renforcé par traité à Lancaster House (2010), devrait survivre à l’orage. Jusqu’à un certain point.

par Philippe Leymarie, 26 octobre 2018
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« Cavalerie royale : Blues & Royals »

Première incertitude : l’avenir de quelques projets militaro-industriels « structurants » — ceux que l’on met cinq ans à lancer, dix ans à développer et qui formatent ensuite l’outil militaire pour presque un demi-siècle. Exemple, avec l’équipement-roi de toute aviation militaire de pointe : le « chasseur ». Il s’agit du Rafale en France, de l’Eurofighter en Allemagne et au Royaume-Uni, du F-35 américain en Italie, aux Pays-Bas, en Israël et… au Royaume-Uni.

Il est déjà temps de songer à ce que seront leurs successeurs à l"horizon 2030-2040. Ce à quoi s’étaient attelés en 2014 Londres et Paris, conscients qu’une telle l’entreprise sera de toute façon au-dessus des forces d’un seul pays européen : « Le programme FCAS (Futur Combat Air System) est sur de bon rails ! », écrivait le 3 mars 2016 Air et Cosmos, après la décision des ministères de la défense britannique et français de débloquer un budget de près de 2 milliards d’euros pour la construction d’un prototype, avec un premier bilan prévu pour 2020.

Et cette revue spécialisée dans l’aéronautique de rappeler que six industriels étaient dans la boucle, depuis le lancement en 2014 d’une première étude de faisabilité : Dassault et BAE Systems réunis pour le pilotage du programme, Thales et Selex ES associés pour l’électronique embarquée, Rolls-Royce et Snecma collaborant pour la propulsion. Sans oublier la Direction générale de l’armement (DGA) et son homologue britannique DE&S, chargées de superviser ces études. Un partage parfaitement équilibré, à l’image d’une coopération franco-britannique en matière de défense qui a longtemps été sans nuage : échanges de personnels, corps expéditionnaire commun, coopération exclusive dans un domaine aussi sensible que la recherche nucléaire, etc. (1), même si elle a pu marquer le pas ces dernières années, Paris se montrant plus interventionniste (Sahel) que Londres (fatigué de ses opérations en Afghanistan et en Irak).

En mars 2017, en dépit du Brexit, les deux pays pouvaient annoncer un projet de coopération sur un futur missile de croisière et antinavire construit par MBDA — un successeur à l’Exocet. En juin 2017, encore, M. Benoit Dussaugey, directeur général international de Dassault Aviation, présentait sur le site du constructeur le programme Future Combat Air System (FCAS) comme « la synthèse idéale entre :
 des intérêts nationaux souverains préservés et développés,
 une stratégie industrielle efficiente et structurante pour le futur,
 une capacité à évaluer des futurs besoins opérationnels,
 des démonstrations technico-opérationnelles de pointe,
 et les nécessaires optimisations budgétaires. »

Nouvelle donne

Mais en août 2017, le général André Lanata, chef d’état-major de l’armée de l’air française, fait part de son inquiétude, devant les députés de la commission de la défense de l’Assemblée nationale : « Le F-35 va constituer rapidement un standard de référence dans les armées de l’air mondiales, pas uniquement aux États-Unis mais aussi chez nos principaux partenaires », leur dit-il, citant notamment l’Australie et le Royaume-Uni. J’observe une pression très importante de l’industrie aéronautique américaine en Europe, avec le déploiement progressif d’un avion de combat de dernière génération, le F-35, qui change la donne sur le plan des capacités opérationnelles en raison, principalement, de sa discrétion — il n’est pas détecté par les radars actuels — et de ses capacités de connectivité » .

Sans s’étendre directement sur l’intérêt porté également au F-35 par Berlin (qui doit remplacer assez vite ses Tornado), le général conseillait de « prendre une initiative avec l’Allemagne pour engager un dialogue, afin d’étudier les possibilités de coopération pour remplacer ensemble nos flottes d’avions de combat. En première approche, nous pourrions avoir des besoins similaires à ceux de l’Allemagne dans ce domaine », concluait ce militaire devenu depuis le commandant suprême pour la transformation de l’OTAN (2).

La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, dévoilée en octobre 2017, ouvrait également des perspectives : elle définissait l’avion de combat du futur comme une « plateforme » relevant désormais de la « coopération » entre États amis, a priori européens, en acceptant une « mutuelle dépendance » en ce qui concerne la cellule, l’avionique générale, l’essentiel de l’armement ; mais avec un « maintien des compétences nationales » dans tout ce qui ressort de la supériorité stratégique (notamment les « capteurs » radar, l’optique, la guerre électronique, les réseaux , la furtivité) (3).

Système des systèmes

Le conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet 2017 avait devancé l’appel du général Lanata : Paris et Berlin s’étaient engagés à « développer un système de combat aérien européen, sous la direction des deux pays », sans faire mention du FCAS lancé depuis 2014, avec le Royaume-Uni. Sans doute le Brexit était-il passé par là, laissant désormais la France seule comme « grande puissance » nucléaire ou conventionnelle de l’Union européenne, devant partager avec l’Allemagne un leadership politique et économique de fait, même si vers l’Est, ou même vers le Sud (avec l’Italie), l’édifice européen commençait à se lézarder. Le tout ouvrant de l’espace soudain pour la France, seule puissance nucléaire en titre de l’Union européenne, désormais, mais la laissait bien isolée, avec peut-être des responsabilités trop lourdes à porter.

Interrogé par notre confrère du blog Secret défense, M. Dirk Hoke, directeur général de la branche défense d’Airbus, présentait le SCAF comme « le futur pour les Européens » — un «  système de systèmes pour le combat aérien qui sera en place à l’horizon 2040 » « On peut se baser sur l’axe franco-allemand –- comme décidé le 13 juillet 2017 –- puis nous verrons ensuite comment inviter d’autres nations européennes comme l’Espagne, l’Italie ou la Suède — mais procédons par étapes. D’abord le franco-allemand. Ensuite, nous voulons éviter de refaire les mêmes erreurs qu’avec l’avion de transport militaire A400M, c’est-à-dire une incroyable liste de spécifications de chaque pays. Ne commençons pas par demander à toutes les nations ce qu’elles veulent. Ce ne serait pas réaliste en termes de délai, de budget et de compétences. Pour le SCAF, ce seront des spécifications réalistes, mais assez “agressives” pour être innovantes. » 

Si bien que le 2 mars dernier, le même Air et Cosmos se demande, dans un « confidentiel » si ce projet de drone de combat que devait être le FCAS n’a pas « du plomb dans l’aile » : « Il semble que le programme soit aujourd’hui remis en cause », écrit-il, se référant à une source au sein du ministère français des armées, pour qui les Britanniques auraient montré « une certaine frilosité », et s’orienteraient plus vers un drone d’observation (alors que les Français travaillent déjà sur un projet de drone de surveillance, avec d’autres partenaires européens). Londres serait aussi obligé de revoir ses ambitions à la baisse en raison du poids écrasant du F-35 sur le budget britannique de défense. Bref, le projet serait franchement à revoir.

Accord en panne

À l’occasion du salon aéronautique de Farborough, en juillet dernier, les Britanniques ressortent, en réplique à l’initiative franco-allemande, un vieux projet de chasseur, le « Tempest » de Bristish Aerospace (BAE), qui avait été étudié au début des années 2000, avant que le gouvernement britannique ne prenne la décision, quelques années plus tard, de rejoindre le « club » du JSF F-35 Lightning II de l’américain Lockheed Martin. Deux milliards de livres seraient réservés d’ici 2025 à ce projet qui associe BAE Systems et le motoriste Rolls Royce, alliés à l’italien Leonardo et au missilier européen MBDA. La lettre d’informations stratégiques TTU du 18 juillet considère que cette annonce est du « registre déclamatoire », pour « faire pression en public sur le couple franco-allemand, afin de s’offrir un ticket d’entrée à bon compte dans le programme SCAF à l’heure du Brexit ». Selon cette lettre, Londres ne pourrait financer à lui seul le développement d’un nouveau type d’appareil, dont le coût de revient serait prohibitif en raison de séries limitées à 200, maximum 300 exemplaires. Son intérêt serait donc de ne pas rester en marge du programme SCAF.

Lequel programme « n’a toujours pas avancé de façon significative », s’inquiète tout de même TTU, et « pourtant, il y a urgence », titre en ouverture la livraison du 17 octobre 2018. Il n’y a toujours « pas d’étude globale d’architecture franco-allemande permettant de répondre à l’expression d’un besoin militaire, d’où découlera ensuite un système de combat comprenant l’avion et son environnement ». Parmi les obstacles évoqués par cet analyste, il y a :

 les éventuelles réserves du Bundestag, le Parlement allemand, (sensible à l’étiquette « franco-française Rafale ») ;
 l’absence d’un cadre qui aurait permis la conclusion d’un accord préalable de confidentialité, et rendu possible un partage de données et résultats techniques entre les deux pays, pour faire avancer le projet ;
 la volonté de la firme Thalès de s’inviter parmi les grands architectes du SCAF, en montant sur la partie « systèmes », ce qui reposerait la question du leadership du projet, promis à Dassault (pour l’avion) et à Airbus (pour l’architecture du système global) ;
 les atermoiements actuels profitent à la concurrence, le F-35 américain cherchant à remplacer partout où c’est possible les Eurofighter européens, si bien, écrit TTU, qu’un échec du SCAF est « un scénario envisageable », qui laisserait Dassault et Thalès bien seuls…

Tout cela ferait beaucoup de perdants, et renverrait au déluge les rêves d’autonomie stratégique de la plupart des pays européens, et notamment de la France, toujours prompte à mettre en valeur ses capacités d’engagement sur le terrain, la qualité de ses équipements-phare, l’efficacité de sa politique de dissuasion nucléaire, etc. ; mais qui pourrait, dans les dix à vingt ans, si aucune mutualisation européenne n’est possible dans quelques projets structurants, se retrouver à la traîne du « parrain » américain, comme le sont déjà le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, la plupart des pays de l’Est, etc. La Belgique vient de choisir à son tour le F35 américain, au détriment du Rafale français ou du Gripen suédois.

Plus proche allié

Même geste de survie de Londres à propos du système européen de géolocalisation Galileo, autre équipement emblématique, qui a une fonction mixte, civile et militaire : alors que, pour cause de Brexit, les entreprises britanniques craignent d’être écartées de certains appels d’offre pour assurer la gestion la maintenance de cette constellation de satellites, classés secret-défense, la première ministre Theresa May avait menacé, le 2 mai dernier, de lancer un système concurrent, et annoncé la mise à l’étude d’un système national de navigation. La menace n’a pas impressionné Bruxelles, compte tenu du coût minimal d’un tel système (une dizaine de milliards d’euros) : l’Union européenne y a vu une manœuvre de Londres pour tenter, en dépit du Brexit, de rester à la table de Galileo que le Royaume-Uni avait plutôt boudé lors de sa création dans les années 1990, pour ne pas déplaire au partenaire privilégié américain, mais auquel il avait fini par participer à hauteur de 12 % des investissements, décrochant 15 % en valeur des contrats (4).

Dans les faits, la coopération bilatérale franco-britannique en matière de défense, même si elle en est juridiquement indépendante, est de plus en plus affectée par le Brexit. La ministre française Florence Parly a beau répéter que « notre partenariat est aussi crucial que jamais », et son homologue britannique Gavin Williamson assurer que « le Royaume-Uni sera toujours votre plus proche allié » (5), force est de constater que la coopération au quotidien tourne au ralenti (6). Le fameux corps expéditionnaire commun ne sera pas opérationnel avant 2020 et l’outil commun de simulation nucléaire pas avant 2022.

En outre, les ressources du ministère de la défense à Londres sont amputées par les dépenses liées au Brexit et la baisse de la livre serling. L’activité est suspendue à l’accord de sortie de l’UE, qui n’est toujours pas acquis ; elle pourrait pâtir ensuite des lenteurs probables de la négociation d’un futur traité entre Bruxelles et Londres sur les questions de défense et de sécurité, même si — pendant cet intervalle, et paradoxalement — un approfondissement de la relation franco-britannique, en ces temps de brouille entre la grande l’île et le continent, pourrait apparaître aussi comme un moyen d’arrimer le Royaume-Uni à l’Europe, les deux puissances nucléaires, qui sont aussi les seules disposant de toute la panoplie militaire à l’échelle du continent, faisant cause commune en partageant une partie de leurs capacités.

Londres gourmand

Dans un document établi en septembre dernier, le Groupe de recherche sur la paix e la sécurité (GRIP) de Bruxelles recense les souhaits de Londres dans le cadre de ce qui serait un accord futur sur la sécurité entre le Royaume-Uni et l’Union européenne :

 la création d’un « governing body », à finalité politique, au niveau des chefs d’État ou de gouvernement, qui devra se réunir plusieurs fois par an ;
 la création d’une structure de dialogue permanent, quasi journalier, ou en tout cas adaptable en fonction d’éventuelles crises ou urgences ;
 faute de pouvoir siéger dans les instances spécialisées européennes, l’accès des experts britanniques à des sessions informelles organisées en parallèle des réunions du Conseil, du COPS, et des comités gérant les programmes de recherche militaire ;
 ces sessions informelles réservées à la relation euro-britannique devraient pouvoir générer des « déclarations », des « décisions communes », des « positions communes » ;
 Londres demande que ces consultations particulières s’intensifient notamment s’il s’agit de l’adoption ou de la levée de sanctions ;
 les diplomates britanniques voudraient pouvoir participer aux réunions périodiques que les ambassadeurs des États-membres de l’UE tiennent entre eux dans les pays tiers ;
 Londres souhaite également des réunions informelles régulières au niveau du Comité militaire de l’UE, de l’état-major de l’UE, avec détachement permanent de fonctionnaires britanniques au sein du service pour l’action extérieure de l’UE, accès aux documents de planification des missions, et éventuelle intégration d’officiers britanniques au sein de l’état-major de telle ou elle mission à laquelle Londres aurait décidé de participer ;
 enfin, bien qu’ayant longtemps tenté d’empêcher un développement de l’état-major européen comme de l’agence européenne de défense (AED), Londres ne voudrait pas être exclu des restructurations industrielles à l’œuvre sur le continent, et veut pouvoir accéder dans ce but aux processus d’identification des déficits capacitaires, qui seront déterminants dans l’identification des projets financés à l’avenir par le nouveau fonds européen de défense, ou lancés dans le cadre des coopérations structurées permanentes ou de l’AED.

Une série de revendications qui ont pu faire douter, parfois, les négociateurs que le Royaume-Uni s’était vraiment engagé dans un processus de séparation avec l’Union européenne.

Philippe Leymarie

(1Les deux nations devaient même fabriquer ensemble leurs porte-avions au début des années 2005, la France voyant là une opportunité pour se doter d’un second bâtiment, à côté du Charles-de-Gaulle. Un différend sur le mode de projection des avions (catapultage ou décollage vertical) avait fait capoter le projet et entraîné un important surcoût « de plus de 200 millions d’euros en 2013 pour les finances publiques, sans véritable contrepartie pour la France », a estimé la Cour des comptes dans un rapport en 2014.

(2Ce poste d’un des trois principaux patrons militaires de l’OTAN est dévolu à un officier général français, depuis la réintégration complète de Paris au sein de l’organisation militaire de l’Alliance transatlantique. Basé à Norfolk (Virginie), il pilote les réformes, la doctrine, la formation.

(3Les États-Unis disposent de six types d’avions de combat ; les Européens en ont vingt.

(4Le Monde, 9 mai 2018.

(5Le Monde, 22 septembre 2018.

(6Ce qui n’empêche par la coopération bilatérale de se poursuivre : en janvier dernier, lors du 35e sommet franco-britannique, à l’école militaire de Sandhurst, les Britanniques annonçaient l’envoi d’hélicoptères de transport lourd de type Chinook, en appui de l’opération Barkhane au Sahel.

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