Sous-titré « Derniers journalistes sous une dictature », le récit du reporter Anjan Sundaram fait froid dans le dos. Il retrace sa plongée dans l’envers du décor rwandais, vitrine tant vantée pour sa propreté, sa discipline et sa success story. Il dévoile plutôt ce qu’il a découvert, en tant que formateur de journalistes dans un programme de l’Union européenne et du Royaume-Uni : une société rongée par la loi du silence et l’arbitraire, avec surveillance à grande échelle et excès de zèle.
Le livre s’ouvre sur une attaque à la grenade en 2009. Impossible à vérifier pour le journaliste, qui se rend sur les lieux. La police a déjà déblayé les décombres et l’empêche de faire une photo de quelques débris. Ensuite, dans un trajet en bus pour assister à une commémoration du génocide, l’auteur apprend de la bouche d’un rescapé le mot kufaniya — « faire quelque chose pour lui » en kinyarwanda. Un euphémisme qui désigne l’élimination par le Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir) de certains de ses propres combattants. « Il ne sait pas gouverner autrement que par la peur », poursuit le rescapé sans nommer le président. Il conteste jusqu’à la façon dont le crime des crimes est commémoré, estimant que la diffusion de vidéos des massacres ne fait que perpétuer la peur et la détresse.
Regarder ce que l’on ne voit pas
Tout tourne autour de Gibson, le nom fictif donné à un élève, harcelé pour son projet de magazine et un article sur la malnutrition qui a le malheur de suggérer que des Rwandais ont faim. Le jeune homme donne une leçon que l’auteur retient comme cardinale : au Rwanda, il faut apprendre à regarder ce qui ne se voit pas. Par exemple, cette artère asphaltée et bien éclairée de Kigali, à laquelle il manque un flot de passants. La foule de marcheurs se presse plutôt dans les ruelles sombres, le soir. Les lampadaires sont perçus comme les signaux d’une possible surveillance.
Lors d’un meeting de Paul Kagamé avant la présidentielle de 2010, Sundaram décrit la crispation causée par la défection du général Kayumba Nyamwasa, ancien proche de Kagamé devenu dissident et parti en exil en Afrique du Sud. L’auteur raconte les méthodes des Intore, les laudateurs et chiens de garde du régime, l’intervention polie mais ferme d’un policier qui lui demande de ne pas prendre de notes, et la façon subtile dont les récalcitrants s’expriment : un déluge de louanges tellement folles qu’elles en deviennent ridicules.
Qui croire ? Abordé par un journaliste qui infiltre son groupe, l’auteur ne se méfie pas. Il est abreuvé de critiques du régime par son interlocuteur. « On n’a pas enduré un génocide pour nous retrouver avec un autre dictateur, lui souffle-t-il. C’est désespérant ». Il va jusqu’à l’emmener voir des gens qui détruisent les toits de paille de leurs huttes sur ordre du gouvernement, quitte à être exposés au froid et à la pluie. « C’est comme ça qu’il a obtenu ta confiance, l’édifie plus tard une autre source. Il voulait te prouver qu’il était bien journaliste en trouvant un scoop. Tu n’as pas été idiot de l’avoir cru. Il est entraîné pour ça. (…) Roger a été envoyé en Israël pendant un an pour être formé par le Mossad ».
Plongée dans la paranoïa
L’auteur, d’origine indienne, aurait pu devenir banquier après de brillantes études de mathématiques à Yale, aux États-Unis. Il a tout plaqué pour devenir correspondant d’Associated Press (AP) en RDC, où il a écrit Kinshasa jusqu’au cou (Marchialy, 2017) salué par la critique.
Il ne faut pas compter sur lui, contrairement à nombre d’intellectuels africains, pour trouver des excuses au régime de Paul Kagamé. Et ce, sous prétexte que la violence persisterait fatalement dans un pays qui a traversé depuis son indépendance plusieurs séries de massacres, une guerre et un génocide. Ou au motif qu’il ne pouvait être reconstruit que par une main ferme, qui ne s’assouplit pas. Ou parce que son président serait le dernier héros du nationalisme africain.
En racontant la lente descente dans la folie de son personnage principal, traqué et harcelé jusqu’en Ouganda, l’auteur laisse au lecteur le soin de tirer lui-même ses conclusions. Sous sa plume, le Rwanda ressemble plus à un paranoland basé sur le mensonge qu’à une réussite exaltante. En annexe figurent deux listes : celle des bailleurs de fonds qui financent le Rwanda, et celle des 60 journalistes assassinés, disparus, agressés, emprisonnés, renvoyés ou contraints à l’exil pour avoir critiqué le gouvernement.
L’une des ripostes au livre venant du Rwanda corrobore les pratiques de désinformation décrites par Sundaram. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une attaque personnelle visant sa femme, accusée de racisme, par journaliste interposée.