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En pleine guerre au Yémen

L’éthique s’invite dans les ventes d’armes à l’Arabie saoudite

par Philippe Leymarie, 19 septembre 2018
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Chantier naval de Navantia à Ferrol (août 2015) / Attaque aérienne à Sanaa (mai 2015)

L’éthique ou l’emploi ? Les civils du Yémen ou les ouvriers d’Andalousie ? Tel fut le dilemme ces temps-ci en Espagne, où le gouvernement de gauche souhaitait renoncer à livrer des bombes de précision, possiblement utilisées par l’armée saoudienne contre des civils au Yémen ; mais il a dû reculer en hâte, devant la menace de Riyad de suspendre un énorme marché qui conditionne l’avenir des chantiers navals espagnols. Un dilemme qui n’est pas seulement espagnol…

« Un choix impossible », se désolait il y a quelques semaines « Kichi » Gonzalez, maire Podemos de Cadix, en Espagne : cette région est un des berceaux des chantiers navals, monopole de la société semi-publique Navantia. Le super-contrat de 1,8 milliard d’euros en discussion avec Riyad depuis l’an dernier, pour l’éventuel achat de cinq corvettes (1), serait — s’il est conclu — le plus gros marché décroché depuis plus de vingt ans par l’industrie espagnole de l’armement. Il procurerait cinq ans de travail à près de six mille techniciens et ingénieurs, notamment en Andalousie.

Mais l’Arabie saoudite a menacé de suspendre cette négociation si Madrid ne livrait pas les quatre cents bombes laser commandées sous l’ancien gouvernement de droite, que l’actuelle équipe au pouvoir, de tendance socialiste, craint de pouvoir être utilisées contre des rebelles et des civils au Yémen : un marché de 9,2 millions d’euros seulement, mais dont l’abandon pouvait occasionner un manque à gagner de 1,8 milliard d’euros, compromettre l’avenir des chantiers Navantia, et plus généralement les capacités à l’export de l’industrie espagnole de l’armement.

Indices rationnels

Lire aussi Gilbert Achcar, « Au Proche-Orient, la stratégie saoudienne dans l’impasse », Le Monde diplomatique, mars 2018.

Alors que ses prédécesseurs de droite comme de gauche avaient toujours favorisé les exportations d’armes à Riyad, principal client de Madrid en matière d’armement, le jeune gouvernement espagnol, avec le socialiste Pedro Sanchez à sa tête, a invoqué début septembre une loi de 2007 permettant de révoquer des contrats d’armement s’il existe « des indices rationnels » indiquant que les armes vont être employées « à des fins de répression interne » ou de « violation des droits de l’homme ». Avant de devoir y renoncer, une semaine plus tard, par la voix de sa ministre de la défense, Margarita Robles, mobilisée pour tenter de sauver le marché des corvettes.

« Le gouvernement espagnol remballe son éthique », titrait ainsi Libération le 13 septembre. Son correspondant à Madrid, François Musseau, expliquait que la décision initiale, début septembre, de « geler » cette commande de bombes laser était consécutive notamment à la reconnaissance, par Riyad, de sa responsabilité dans le nouveau carnage survenu le 9 août dernier : une cinquantaine de civils yéménites, en majorité des enfants, avaient péri au cours d’un raid de l’aviation saoudienne.

Bavures à répétition

Selon des informations de la chaîne d’information CNN, la bombe qui a tué 51 passagers d’un bus et blessé 7 autres personnes, dans le nord du Yémen, le jeudi 9 août, a été fournie à l’Arabie saoudite par les États-Unis : il s’agissait d’une bombe Mk 82 à guidage laser de précision, conçue par l’entreprise de défense américaine Lockheed Martin, précise la chaîne, citant des experts en armement. L’ancien président Barack Obama avait interdit la vente de bombes guidées à l’Arabie saoudite après l’usage d’un type d’arme similaire dans un raid aérien qui avait fait 140 morts en octobre 2016, lors d’une cérémonie funéraire, dans la capitale yéménite Sanaa. Donald Trump a levé cette interdiction après sa prise de fonction en 2017. La coalition menée par les Saoudiens a été accusée d’avoir commis de nombreuses bavures contre des civils. Elle a admis sa responsabilité dans certains raids, mais accuse régulièrement les rebelles houthistes de se mêler aux civils ou de les utiliser comme boucliers humains. La guerre au Yémen a fait quelque 10 000 morts depuis l’intervention de la coalition sous commandement saoudien en mars 2015, et a provoqué « la pire crise humanitaire » au monde, selon l’ONU, plus de huit millions de personnes déplacées dépendant de l’aide internationale. Sources : Le Parisien, AFP, 18 août 2018.

Se désolant d’être placé lui aussi devant un « choix impossible », le maire de Cadix expliquait : « Je souffre lorsque les droits de l’homme au Yémen entrent en collision avec d’autres droits de l’homme, ceux ici d’avoir un emploi et de pouvoir vivre dignement ». Ce qu’il faudrait, conclut-il, pour éviter ce genre de « déchirement éthique », c’est de « changer de modèle productif : refuser d’entrer dans le jeu des ventes d’armes d’État à État et, par exemple, parier pour les énergies renouvelables » — allusion sans doute à une reconversion au moins partielle des chantiers dans la fabrication d’éoliennes. Il est vrai que la région de Cadix, qui vote plutôt à gauche, est une des plus touchées par le chômage en Espagne : les personnels des chantiers s’y étaient livrés il y a une dizaine de jours à des manifestations bruyantes en faveur de l’emploi. Et bien peu s’imaginent pouvoir se priver d’un contrat industriel de première grandeur, à la dimension structurante, en rien comparable à cette « petite » commande de bombes guidées.

Dark business

Premier client de l’industrie espagnole de l’armement, l’ Arabie saoudite a acheté pour 1,7 milliard d’euros d’équipements et munitions l’an dernier. En septembre 2017, un rapport de la branche espagnole de la coalition mondiale Contrôlez les armes (2) intitulé « Arms without control : a dark business made in Spain » (PDF) appelait à la levée de l’opacité concernant la vente d’armes espagnoles à l’Arabie saoudite, et dénonçait le manque de contrôle sur l’utilisation des armes exportées. Il s’interrogeait sur les conditions d’attribution des licences d’exportation, qui demeurent confidentielles. Le rapport formulait huit recommandations, dont la création d’une sous-commission parlementaire qui serait chargée d’évaluer le niveau d’application de la loi encadrant les exportations d’armement.

Le rapport évoquait notamment l’usage qui pourrait être fait de certains équipements espagnols dans le conflit au Yémen, une guerre civile dans laquelle l’aviation saoudienne intervient depuis 2015. Il recommandait l’arrêt de toute livraison, et le refus de toute nouvelle autorisation de vente d’armes susceptibles d’être utilisées dans ce pays. Cela concerne aussi, précisait le rapport, le contrat en cours de négociation entre l’entreprise publique Navantia et l’Arabie saoudite pour la construction de cinq corvettes destinées à la marine.

Dans le secret

L’Espagne n’est pas le seul pays où ces ventes d’armes sont en débat. Depuis le mois dernier, une brouille a éclaté entre le Canada et l’Arabie saoudite : les relations commerciales et diplomatiques ont été suspendues par Riyad, mécontent des remarques d’Ottawa sur son non-respect des droits de l’homme. Du coup, l’exécution d’un énorme contrat de vente de blindés légers à l’Arabie saoudite (15 milliards de dollars sur quatorze ans), qui garantit des milliers d’ emplois pour la région de London, dans la province de l’Ontario, est également à l’arrêt.

En Belgique, à la fin du mois de juin dernier, le Conseil d’État a suspendu six licences d’armes destinées à l’Arabie saoudite, jugeant que la région Walonnie, compétente pour leur délivrance, n’avait pas passé au crible avec suffisamment de prudence et de minutie « les antécédents du pays acheteur, notamment dans les domaines du respect de ses engagements internationaux, en ce qui concerne le non-recours à la force et du droit humanitaire ».

Le conseil avait été saisi à la fin de l’année dernière par plusieurs ONG, dont la Ligue des droits de l’homme, qui avaient introduit une série de recours au sujet du matériel militaire produit et exporté par la Fabrique nationale Herstal, détenue à 100 % par la région Walonnie. Herstal emploie près de 1 500 personnes dans le sud du pays. En 2017, la fabrique nationale a reçu pour 153 millions d’euros de commandes de l’Arabie saoudite, qui a été son principal client.

Le 15 septembre dernier, le ministre-président de Walonnie, Willy Borsus, a indiqué à la Ligue qu’il avait dû, dans la foulée de la suspension décidée par le Conseil d’État, retirer sept licences d’exportations à la FN Herstal : aucune décision d’octroi de licence pour le même matériel et la même destination n’est envisagée, a précisé son entourage, pour qui ces retraits de licence doivent se voir comme « des réponses spécifiques à des dossiers spécifiques ».

Les ONG comme la Ligue, craignant que de nouvelles licences soient accordées dans le secret, souhaitent un débat au Parlement, et espèrent qu’on se dirige en Belgique vers un moratoire complet sur les ventes vers l’Arabie saoudite. Côté syndical, la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) s’inquiète de la répercussion sur l’emploi : « Il est temps d’avoir un débat éthique sur ce dossier. Veut-on un secteur de l’armement en Walonnie ou pas ? Nous avons déjà le décret le plus restrictif au monde », assure un permanent syndical cité par François-Xavier Lefèvre, journaliste à l’Echo (15 septembre).

Vrai super-marché

Lire aussi « Dossier ventes d’armes : les affaires reprennent », Le Monde diplomatique, avril 2016.

En France également, des ONG comme Action des chrétiens pour l’abolition de la torture et Amnesty international considèrent que Paris, en livrant des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, tous deux engagés dans la guerre au Yémen se rend complice de crimes de guerre, en violation du Traité sur le commerce des armes et de la Position commune de l’Union européenne. « L’étau se resserre autour de la France qui ne souhaite pas bouger sur cette question », considère Tony Fortin, de l’Observatoire des armements, sur RFI (5 septembre), pour qui « il y a un blocage gouvernemental sur le sujet », alors qu’il y a « urgence à interrompre ces ventes d’armes, au regard des multiples attaques contre les civils ».

En France comme ailleurs, on oppose chômage et paix dans le monde, l’emploi ici et la guerre là-bas. Mais l’industrie française de l’armement peut-elle se passer désormais des ventes à Riyad, avec qui les relations ont été étroites ces dernières années, notamment grâce à l’entregent de l’ancien ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian (2012-2017), devenu ministre des affaires étrangères, et malgré quelques déconvenues ?

En 2017, plus de la moitié des commandes d’armement français provenaient du Proche-Orient, et notamment d’Arabie saoudite, destinataire depuis de nombreuses années de canons, blindés, missiles, navires, etc. sortis des usines françaises : un vrai supermarché ! L’industrie française de l’armement — 160 000 emplois — ne peut plus faire l’impasse sur l’export, qui contribue, en étalant les séries, à rendre les équipements plus abordables pour les armées françaises elles-mêmes, à sauvegarder des savoir-faire qui, sans cela, auraient été abandonnés à d’autres pays, et donc à assurer à la France un minimum d’autonomie stratégique, ce qui — avec la sauvegarde de l’emploi — n’est pas un argument que l’on peut écarter sans plus de discussion.

Philippe Leymarie

(1Dans la terminologie moderne, une corvette est un navire de guerre intermédiaire entre le patrouilleur et la frégate, chargé de missions de protection, de surveillance de zone, de sauvegarde. Il jauge jusqu’à 2000 tonnes.

(2Composée d’Amnesty international, Greenpeace, Fundipau, Oxfam Intermon.

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