«Entrez contempler le fleuve cracher le feu ! » En 2009, le poète uruguayen Eduardo Galeano imagine « un monde à l’envers », univers « sens dessus dessous » où « le plomb flotte et le liège coule ». Il vient de décrire le Parlement européen.
Lire aussi Philippe Descamps, « Sakharov, de la bombe H au Nobel de la paix », « Vérités et mensonges au nom de la science », Manière de voir n˚179, octobre-novembre 2021.
Le 14 octobre 2021, un communiqué de l’institution annonce les finalistes du prix Sakharov, « la plus haute distinction accordée par l’Union européenne aux actions en faveur des droits de l’homme » qui « honore les personnes, les groupes et les organisations qui ont apporté une contribution exceptionnelle à la défense de la liberté de pensée ». Parmi eux, Mme Jeanine Añez, la première dictatrice de l’histoire latino-américaine. Celle que le Parlement européen — qui pilote le prix — présente comme « l’ancienne Présidente par intérim de la Bolivie » est parvenue au pouvoir à la suite d’un putsch.
Rappel des faits. Le lendemain des élections générales boliviennes de 2019, l’Organisation des États Américains (OEA) — bras armé de Washington dans la région — annonce soupçonner une fraude massive. Elle n’étaie son accusation qu’une vingtaine de jours plus tard, dans un document dont les multiples incohérences ont désormais été révélées. Mais l’extrême droite bolivienne s’est engouffrée dans la brèche. Elle déclenche des émeutes qui ouvrent la voie à l’entrée en scène des militaires. Le 11 novembre 2019, ces derniers « suggèrent » au président Evo Morales de démissionner. N’en déplaise aux médias qui s’interdisent d’utiliser le terme, on appelle cela un coup d’État (1).
« Un coup d'État, c'est quand il y a des soldats dans les rues » !
Sénatrice conservatrice de second rang, Mme Añez s’autoproclame alors présidente, sans quorum au Parlement. Interrogée sur les circonstances de sa prise de fonction, Mme Añez souhaite apaiser les inquiétudes : « Un coup d’État, c’est quand il y a des soldats dans les rues », tranche-t-elle le 12 novembre. La veille, elle a demandé à l’armée de joindre ses forces à celles de la police pour « restaurer l’ordre » dans La Paz : des militaires patrouillent dans les rues de la capitale au moment précis où elle s’exprime.
Lire aussi Maëlle Mariette, « En Bolivie, sur la route avec l’élite de Santa Cruz », Le Monde diplomatique, juillet 2020.
L’armée orchestre la répression, à grand renfort d’hélicoptères et de blindés. Elle hésite d’autant moins à tirer à balles réelles que la nouvelle « présidente » a signé un décret exonérant les forces armées de toute responsabilité pénale.
En octobre 2020, un nouveau scrutin chasse du pouvoir des putschistes affaiblis par leurs dissensions. Quelques mois plus tard, Mme Añez est arrêtée. La justice bolivienne lui demande de répondre de la mort d’au moins vingt personnes lors de la vague de répression de 2019, ainsi que d’accusations de « terrorisme », de « sédition » ou encore de « conspiration ».
Un tel parcours mérite bien une récompense.