Si on désignait comme historiens tous ceux qui se mêlent d’histoire, le métier serait très largement pratiqué. La revendication se double parfois d’agressivité contre les adversaires qui disent le contraire mais aussi contre les historiens professionnels. Sur les ondes, Éric Zemmour, dont on ne savait pas qu’il était un historien mais seulement un polémiste, ne dit pas seulement des sottises sur le régime de Vichy : il déverse sa haine sur l’américain Robert Paxton, un universitaire réputé pour avoir opéré une « révolution » dans la compréhension de la période en réfutant les visions fausses et partielles d’une mémoire partisane. On peut lui reprocher d’avoir été sévère mais il s’est appuyé sur des données d’archives souvent accablantes. Que cela ne plaise pas à un polémiste pétainiste, on peut l’admettre mais que le journaliste diplômé de Sciences Po dénie son métier à un professionnel, cela tient de l’imposture et de la diffamation.
Lire aussi Serge Halimi, « Éric Zemmour et les échos de l’histoire », Le Monde diplomatique, novembre 2019.
En un autre lieu, un chef d’État, Vladimir Poutine, menace de « fermer leur gueule » aux révisionnistes qui minimisent le rôle de la Russie soviétique dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Que des historiens en Europe de l’Est aient des raisons pas seulement historiennes de revenir sur des épisodes antérieurs à la victoire de l’URSS, cela est possible. À condition de respecter les règles de l’enquête historienne. Pourquoi se détourneraient-ils de la politique stalinienne aux débuts de la guerre mondiale, avec le partage de la Pologne, l’invasion des pays baltes et de la Finlande, les massacres de masse commis à Katyn ? Récemment, Poutine leur a opposé des archives inédites. Certes il n’est pas historien mais ancien espion du KGB. On le voit mal explorer les archives, ce principe par lequel les historiens définissent leur métier. Précaution minimale, serait-on tenté de dire, face à toutes les approximations et falsifications dont le passé est l’objet. Mais aussi un rappel que l’histoire est par principe une science empirique. Contre les grands récits mystiques d’antan, les historiens positivistes provoquent cette rupture au XIXe siècle, affirmant que l’histoire doit s’appuyer sur des faits et non des désirs, donc obéir à des principes scientifiques autonomes et non aux calculs de la politique.
Le silence des archives est aux antipodes du tumulte des tribunes. Mais les historiens admettent volontiers que leur fréquentation ne suffit pas. Encore faut-il savoir les étudier et cela s’apprend. Non pas au détour de conversations ou de lectures d’articles de presse, ni même de vagues études universitaires, mais d’un apprentissage jamais fini d’analyse critique, de croisements de sources qui sont le cœur du métier d’historien. Et là le compte n’y est pas non plus chez les nouveaux faiseurs d’histoire.
Le meurtre de George Floyd, aux États-Unis, a suscité une croisade antiraciste accompagnée d’un mouvement de « déboulonnage » de statues qui n’est pas sans rappeler celui qui toucha les statues des chefs communistes dans les pays d’Europe de l’Est. Marquées au sceau du réalisme soviétique et magnifiant ses leaders dans des postures héroïques, leur destruction n’a pas fait perdre un grand patrimoine à l’humanité. Plutôt que d’abattre les statues de meurtriers de masse comme celle du créateur de la Tcheka, Félix Djerzinski, sur la place du siège de l’officine à Moscou, il aurait été peut-être plus judicieux de lui adjoindre une plaque explicative. Et rappeler par exemple qu’à l’ère soviétique, les guides de l’Intourist racontaient aux visiteurs qu’il « aimait beaucoup les enfants ».
On comprend que les descendants d’esclaves n’apprécient pas les statues de négriers comme le marchand Edward Colston à Bristol. Mais où s’arrêtera l’ardeur iconoclaste ? Prendre à partie Christophe Colomb, Colbert, et même Jacques Cœur, lequel vécut avant la découverte de l’Amérique ? Les objections peuvent se multiplier, souvent gênantes pour les censeurs. On pourrait en outre suggérer bien des destructions, comme celle des statues de Napoléon (les communards l’ont fait place Vendôme), qui rétablit l’esclavage aboli par la Convention en 1794, Périclès chef d’une démocratie athénienne esclavagiste, etc. D’autre part, les acteurs de l’esclavage ne sont pas seulement des négriers de Bristol, Liverpool, Bordeaux ou Nantes — ce qu’il n’est pas de bon ton de rappeler dans certaines universités. Où faudra-t-il d’ailleurs s’arrêter quand nous savons bien notre généalogie explosive, composée de tant de criminels, de racistes, de délinquants et de brutes — notre histoire étant, comme l’écrivait Cornelius Castoriadis, celle des horreurs plutôt que de la lutte des classes. Pas un humain, pas une famille n’est à l’abri.
Comme revanche de l’ignorance, la mise en l’encan de l’histoire marque un pas de plus dans le progrès d’un âge obscur. Le scientifique n’est pas dupe qui comprend bien que les causes dites « sociétales » de notre temps, se prévalent-elles d’histoire, sont surtout portées par les frustrations sociales de populations déclassées qui trouvent dans leur histoire biaisée à la fois des excuses à leur domination et des espoirs de revanche. Ils ont donc de bonnes raisons, cela ne se discute pas. Mais peut-on accepter que le passé soit réécrit selon leurs passions du moment ?
Si le mouvement iconoclaste a pris plus d’ampleur aux États-Unis qu’en France, il faut revenir sur le dernier épisode français d’un massacre des statues (1). Après avoir détruit lui-même quelques statues jugées détestables, l’occupant nazi se mit en quête de récupérer des métaux pour continuer sa guerre. En 1941, le maréchal Pétain signa donc un décret : « Il sera procédé à l’enlèvement des statues et monuments en alliages cuivreux sis dans les lieux publics et les locaux administratifs, afin de remettre les métaux constituants dans le circuit de la production industrielle et agricole ». La presse se mêla à l’affaire en faisant campagne pour la « disparition du laid ». L’aubaine était trop belle pour ne pas se débarrasser des figures détestées de l’histoire nationale. La liste des victimes s’allongea : Corneille, La Fontaine, Condorcet, Berlioz, Chopin, Marat, Hugo, Lavoisier, Théophraste Renaudot, Arago ou encore Chappe (inventeur du télégraphe), Pelletier et Cavendou. Butin interminable et pourtant trop maigre pour le ministre de l’éducation nationale et académicien Abel Bonnard qui, soucieux d’éradiquer aussi les « fausses gloires », compléta la liste avec les statues des vainqueurs de 1918, celles d’Alexandre Dumas père, de Simon Bolivar, Delacroix, Franklin, Washington et La Fayette. Liste très incomplète où l’absurde le dispute un peu au ciblage des figures des Lumières, de la démocratie et de la liberté. L’objectif devenait si clairement révisionniste que s’ensuivit la destruction de statues de pierre. Les animaux de Barye rejoignirent les victimes humaines mais pas les cloches que l’occupant avait réclamé à l’occupé. Les métaux servirent à l’effort militaire nazi, à moins que le métal fondu ne serve à une copie de la Diane de Jean Goujon (installée dans un jardin de Herman Goering). La Libération seule sonna la fin du grand déboulonnage que la République ne répara jamais.
Lire aussi Benoît Bréville & Evelyne Pieiller, « L’illusion de la neutralité », « Aux armes, historiens », Manière de voir n˚166, août-septembre 2019.
Les refaiseurs d’histoire ne sont pas des historiens amateurs, seulement curieux d’apprendre. Ceux-là veulent réécrire l’histoire parce qu’elle ne leur convient pas. Les sources, la méthode, les concepts ? Peu importe. Ils ne vont tout de même pas entreprendre des études. Ils savent. Ils trouvent même quelques étonnants renforts parmi des intellectuels (peu nombreux mais bruyants). La cause est bien sûr l’occasion de signer une tribune avec un mot d’ordre : « réparer » l’histoire selon un économiste, « revisiter » selon des sociologues et des philosophes apportant leur engagement dans des billets ou des tribunes où, spécialistes du général, ils étalent leurs opinions sur la lutte antiraciste. Ils évitent le terme « réviser ». Le mot a été préempté par les nostalgiques du nazisme ou du pétainisme. Vladimir Poutine l’emploie sans ambages. En évitant le terme, ils n’en justifient pas moins les « révisionnismes » les plus contestables. Pourquoi les autres le feraient-ils et pas eux ?
Les « revisiteurs » et « réparateurs » donnent ainsi la clef de leur propos : la morale. On sait depuis longtemps combien la morale et l’éructation tiennent lieu de substitut à la connaissance. Si on ne peut dénier à personne le droit d’examen critique au prix de douloureuses ou profitables remises en cause — c’est le principe de toute science, qui la différencie notamment des dogmes — encore faut-il le faire en connaissance de cause. Les historiens savent reconnaître les entreprises de falsification de l’histoire, ces fake news du passé. Ils répugnent généralement à intervenir pour ne pas se compromettre dans des querelles indignes. Ils laissent ainsi les tribunes aux clercs qui, profitant de la demande médiatique, ne font que livrer des opinions, sur l’histoire comme sur le reste.