Le 28 août dernier disparaissait l’éditeur François Gèze, qui a tenu différents rôles d’importance, pendant un demi-siècle, au sein d’un champ éditorial français entre champs de mines et champs de ruines. Ingénieur économiste sorti de l’École des mines au début des années 1970, membre du Parti socialiste unifié (PSU) et proche des réseaux tiers-mondistes parisiens, François Gèze rejoint les éditions Maspero en 1977, où il dirige la collection du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (Cédétim). Cette maison, liée à la plupart des avant-gardes gauchistes alors fécondes, est le principal éditeur français des théoriciens marxistes et l’emblème des luttes anti-impérialistes et pour l’émancipation des peuples (1).
En 1983, dans un contexte économique difficile, François Maspero rachète son nom en cédant sa maison pour un franc symbolique sous le nom de La Découverte, qui sera dirigée par François Gèze. Par la suite, ce dernier dira longtemps que le « fonds Maspero ne valait rien ». Quarante ans plus tard, il est probable que la part de La Découverte dans les 789 millions d’euros du chiffre d’affaires produit en 2022 par les 58 marques du groupe Editis est sensiblement supérieure à un euro symbolique. Mais au-delà des affaires de gros sous — qui ont tout de même participé à la reprise par Vincent Bolloré, en 2023, du groupe Hachette —, dans un univers où, plus que dans aucun autre, la part symbolique, justement, est déterminante, voir le fonds Maspero aux mains de l’emblème du renouveau de la droite catholique réactionnaire a quelque chose de désespérant.
Comment en sommes-nous arrivés à cette extrémité ?
Les premiers livres de La Découverte paraissent deux ans après l’élection de François Mitterrand, l’année du « tournant de la rigueur » et du ralliement officiel du Parti socialiste au néolibéralisme. Plus personne ne doute que l’espace des luttes politiques et sociales hérité des grandes grèves ouvrières, de la lutte contre la guerre d’Algérie et de Mai 68 soit définitivement fermé. La gauche a cessé d’essayer, diagnostique Serge Halimi. Les leaders gauchistes sont « passés du col Mao au Rotary », lance Guy Hocquenghem. Ce portrait de l’agitation des « intellectuels contre la gauche », est replacé par l’historien américain Michael Christofferson dans la suite de l’éclosion de l’« idéologie antitotalitaire ». La France est entrée dans la « pensée tiède », se désole l’historien britannique Perry Anderson, auteur important chez Maspero — mais dont pas un seul titre n’est paru à La Découverte (2).
1981-1995. La France des « années Mitterrand ». Enterrement des idéaux d’égalité et de l’intérêt pour les analyses marxistes concomitant à l’effacement définitif du Parti communiste français comme parti de masse. « Culte de l’arrivisme, de la bombe, de la Raison d’État, de l’entreprise et du dieu fric-combines-médias-mensonges », résume Hocquenghem. Terrible traversée du désert pour une maison d’édition qui doit traîner le fonds Maspero.
Si la nécessité de faire évoluer sa ligne éditoriale était déjà au programme de François Maspero dès la fin des années 1970 — notamment en augmentant la part d’auteurs universitaires et en inaugurant une série géopolitique comme L’État du monde —, François Gèze en fera le cœur de La Découverte. Éditeur réaliste, il recentre la production sur les sciences humaines et sociales (moins politisées et plus grand public), complétée par les livres de journalistes d’investigation sur les sujets de société les plus en vue.
Pour illustrer l’évolution de la ligne éditoriale de La Découverte — un flot qui dépasse désormais 130 titres par an —, retenons deux axes. D’abord le travestissement du combat révolutionnaire anti-colonial de Maspero en thèmes identitaires aux goûts de la nouvelle petite bourgeoisie cultivée. Le plus emblématique reste sans doute le tiers-mondisme des origines métamorphosé en postcolonial business — voir Pascal Blanchard, dont le dernier opus, Sexe, race et colonies (2018), exploite selon certains la « domination des corps extra-européens » en érotisme de salon (3). Ensuite, une tendance à la peopolisation des sciences humaines. Si Le Président des riches (2010) des Pinçon-Charlot reste un modèle de synthèse grand public de la sociologie des classes supérieures, ses derniers avatars, plus ou moins académiques, relèvent moins du dessillement que du voyeurisme de presse magazine — ainsi de Servir les riches (2022) et de Very Important People (2023). Ce qui n’interdit pas l’édition des ouvrages savants de Bernard Lahire, des enquêtes de terrain du sociologue Stéphane Beaud (La France des Belhoumi, 2018) et d’importants livres d’histoire comme ceux de Raphaëlle Branche et de Sylvie Thénault sur la guerre d’Algérie.
1981-1995. Personne ne témoigne aussi précisément qu’Hugues Jallon du drame pour l’héritage d’un éditeur d’extrême-gauche que ces quinze années de recul des idéaux post-68. Recruté par François Gèze en 1997, Jallon qualifie Le Pouvoir noir de Malcolm X et les Textes politiques d’Ernesto « Che » Guevara édités chez Maspero de « contenu décalé » et « illisible », appartenant « à un passé bel et bien révolu », littéralement : « Épouvantable ! » (4).
Lire aussi Jean-Yves Mollier, « Édition, le tournis des concentrations », Le Monde diplomatique, octobre 2022.
En 1995, La Découverte était associée aux Éditions ouvrières et à Syros au sein d’une holding, où ces enseignes cohabitaient notamment avec les capitaux de la CFDT. Trois ans plus tard, à l’issue d’une âpre concurrence dont elle sort victorieuse (dissolution de Syros et échappée des Éditions ouvrières), La Découverte sera vendue au groupe Havas alors que celui-ci vient d’acheter le Groupe de la Cité et qu’il s’apprête à l’être par la Générale des eaux, qui deviendra Vivendi Universal Publishing (2000). Voilà le fonds Maspero intégré dans le Monopoly éditorial parisien. Commence alors vraiment la carrière de François Gèze.
Homme de son temps, François Gèze assume la figure triomphante de l’entrepreneur ainsi que le virage social-libéral d’une partie de son lectorat. Ainsi en 1995 lorsqu’il signe, avec d’autres intellectuels de la deuxième gauche (néolibérale), la pétition « contre l’archaïsme » portée par la revue Esprit et la CFDT en soutien du Plan Juppé de réforme des retraites et de la Sécurité sociale. Mais les années 1990 sont d’abord, pour l’éditeur, celles d’un engagement militant — contre l’État algérien, aux mains de militaires accusés de briser toute opposition populaire, notamment islamiste, par l’entretien d’un climat de terreur. Au fil de tribunes volontiers batailleuses, alors que la gauche de gouvernement et les médias dominants défendent une « France laïque », ses positions conduisent François Gèze à accompagner l’émergence d’un « gauchisme sociétal » autour de thèmes identitaires plus ou moins religieux et structurés par la dénonciation de la « culture coloniale ».
En 2004, deux ans après le spectaculaire effondrement de Vivendi, La Découverte et un lot d’autres enseignes étaient revendues par Hachette au groupe Wendel Investissement sous le nom d’Editis. Tourniquets et montagnes russes. En 2005 donc, PDG de La Découverte dans un groupe dirigé par le baron Ernest-Antoine Seillière, patron des patrons français d’alors, François Gèze n’affirme pas seulement qu’il « continue à faire exactement les mêmes bouquins que ceux qu[’il] faisait avant [et que] personne n’était jamais intervenu dans [ses] choix éditoriaux », il conclut : « J’ai maintenant une tranquillité d’esprit pour éditer grâce aux économies d’échelle d’un grand groupe. Avant je passais plus de temps à bosser avec mon banquier qu’avec mes auteurs (5). »
En 2004, deux ans après le spectaculaire effondrement de Vivendi, La Découverte et un lot d’autres enseignes étaient revendues par Hachette au groupe Wendel Investissement sous le nom d’Editis.
On doit se réjouir pour l’éditeur. Mais quand on lui demandait s’il ne voyait aucune contradiction entre cette valse de propriétaires plus ou moins bien placés dans la liste des fortunes françaises et sa fidélité à l’« engagement » révolutionnaire des éditions Maspero, François Gèze répondait : « Seul compte le catalogue. » Est-ce bien sûr ? On a souvent raconté que l’idée de publier José Bové, Michael Moore et autres livres sur le « gouvernement des riches » amusait beaucoup le patron du Medef (6). Et en 2007, une innovation éditoriale d’Hugues Jallon laisse penser que, décidément, seul ne compte pas le catalogue : la création de la marque « Zones » pour « renouveler l’approche militante » de La Découverte en « renouant avec la dimension tiers-mondiste des éditions Maspero » par des livres qui s’ouvrent sur les « problématiques du Sud » (7). On voit bien le projet politique. Mais pourquoi maquiller la collection d’une enseigne de grand groupe en maison d’édition indépendante ? Sinon parce qu’il est politiquement plus cohérent de construire « un espace de résistance éditoriale » indépendamment d’un grand groupe capitalistique. Notamment lorsqu’on appelle les partisans de la « contre-culture, de l’activisme et des nouvelles formes de contestation [à] fourbir de nouvelles armes [pour] construire de nouvelles offensives [et à] résister à l’oppression (8) ».
Pendant qu’Hugues Jallon, promu directeur littéraire puis directeur éditorial de La Découverte, apprend le métier de PDG, François Gèze peut continuer de redéployer ses compétences en ingénierie, dans plusieurs missions de premier plan, au service d’à peu près toutes les officines bureaucratiques engendrées par les synergies entre le Syndicat (patronal) de l’édition (SNE), le ministère de la Culture et le Centre national du livre (CNL), en particulier pour accompagner la « mutation numérique » de l’édition : Association pour le développement de la librairie de création (Adelc), Bureau du livre français (New York), Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), Commission de liaison interprofessionnelle du livre (CLIL) et Bibliothèque nationale — avec l’heureuse invention du portail Cairn (numérisation des fonds éditoriaux et de périodiques, notamment universitaires, à destination des bibliothèques) et de la moins heureuse direction du registre ReLIRE (numérisation des livres indisponibles) (9).
En 2014, lorsque François Gèze prend sa retraite, c’est naturellement Hugues Jallon qui lui succède, avec l’accord de l’actionnaire principal. Pas pour longtemps toutefois. Quatre ans plus tard, le jeune PDG ne résiste pas à l’offre que lui fait Vincent Montagne, récent acquéreur de Média-Participations : prendre la direction du Seuil et de ses filiales. Tous les pairs d’Hugues Jallon le félicitent. Moins toutefois qu’ils n’ont félicité son nouveau patron, « représentant d’une droite, tempérée, voire éclairée », pour le recrutement de cet « authentique homme de gauche » grâce auquel il réalisait un « contre-pied parfaitement habile » pour rassurer les inquiets (10).
Pour remplacer Hugues Jallon, François Gèze propose aussitôt à son actionnaire, qui l’accepte, Stéphanie Chevrier, éditrice formée dans les groupes Hachette puis Flammarion et alors employée du groupe La Martinière. C’est en 2008 que celle-ci y avait fait ses preuves en créant sur mesure un label « indépendant », Don Quichotte. Ainsi, comme pour Zones à La Découverte, dans l’édition de gauche abritée par les grands groupes, on s’emploie à grimer le financier en savetier. Un an après la prise de fonction de Stéphanie Chevrier, Vincent Bolloré rachète Editis à Planeta (qui l’avait acheté en 2008 à Wendel). En 2021, après quatre ans d’exercice directorial à La Découverte, son patron est si satisfait de sa recrue qu’il lui offre en sus la tête des éditions Julliard.
De l’absence notable de François Gèze et de toute mention de La Découverte lors de l’hommage rendu par ses proches à François Maspero le 19 octobre 2015 au théâtre de l’Odéon à Paris, on doit pouvoir déduire que, trente ans plus tôt, le passage de relais entre les deux éditeurs ne s’est pas vraiment bien passé (11). À l’inverse, les hommages d’Hugues Jallon et de La Découverte à François Gèze, « un camarade, un ami [et] un compagnon de route (12) », ne laissent aucun doute sur la réussite de ce nouveau transfert d’héritage.