Le Forum de Bamako, colloque phare en Afrique qui a tenu sa 20e édition du 20 au 22 février dans un contexte de crise sécuritaire aggravée au Mali, a mis l’accent sur la démographie — et son lien, précisément, avec les questions de paix et de sécurité. Au Sahel, les Nations unies estiment le bilan humain des attaques terroristes et des milices d’autodéfense à 4 000 morts pour la seule année 2019, avec 1 million de personnes déplacées et 165 000 réfugiés.
Multiplication des foyers de violence
Dans son discours d’ouverture, le sociologue sénégalais Alioune Sall, expert de la prospective et fondateur de l’Institut des futurs africains (AFI) à Pretoria, a insisté sur « la croissance démographique rapide, sur laquelle tout le monde met l’accent. Au XVIe siècle, la population africaine était du même ordre que celle de la Chine. Du fait du commerce transatlantique et de la traite esclavagiste, au XIXe elle était de l’ordre du tiers de la population chinoise. Aujourd’hui l’Afrique rattrape simplement la place qui était la sienne il y a cinq siècles. »
En lien avec le thème du Forum, « Quelle Afrique à l’horizon 2040 ? », Alioune Sall a souligné la relative lenteur de la transition démographique (baisse simultanée de la natalité et de la mortalité) en Afrique. Résultat : « La population est jeune, avec un âge médian de 20 ans qui a une incidence sur la sécurité. Les études empiriques montrent une corrélation très forte entre l’âge médian et le recours à la violence comme modalité de gestion des conflits. Le grand défi consiste à capturer le dividende démographique, une question de politique publique, pour avoir un capital humain en bonne santé et éduqué ».
Augmentation exponentielle de la demande sociale
Lors d’une session sur « la démographie, la paix et la sécurité », le Bureau régional du Fonds de l’ONU pour la population, pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre (UNFPA-WCARO) a annoncé le lancement d’une étude scientifique inédite sur ce sujet dans le Sahel, qui sera présentée lors des prochaines Assemblées générales des Nations unies, en septembre. Un symposium se déroulera dans ce cadre à Dakar en juillet, pour « démontrer la nécessité d’un programme global sur la population qui se concentre sur les causes structurelles de l’extrémisme dans le Sahel, au-delà de la solution militaire, qui a montré ses limites ».
Lire aussi Sabine Cessou, « Une Afrique à plusieurs vitesses », « La bombe humaine », Manière de voir n˚167, octobre-novembre 2019.
La population du seul Niger est passée de 3,4 millions de personnes en 1960 à 23 millions aujourd’hui, pour une projection de 45 millions en 2040. « Les pays du Sahel sont déjà parmi les plus pauvres de la planète, a souligné à Bamako Mabingué Ngom, directeur régional de l’UNFPA-WCARO. La demande sociale augmente de façon exponentielle, sur fond de chômage des jeunes. Dans la région, la moitié de la population a moins de 15 ans et la moitié des enfants ne sont pas scolarisés. Ils seront les adultes de 2040. Les dépenses de sécurité atteignent 30 %, 24 % et 18 % des budgets du Tchad, du Mali et du Niger, empiétant sur le financement de l’éducation et de la santé. Une spirale négative est enclenchée, avec une situation qui va empirer sur le plan social, et donc sécuritaire ».
Selon une étude menée par l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo, les pays ayant une population jeune ont été 1,5 fois plus susceptibles de connaître des conflits civils entre 1950 et 2000. Dans la région du Liptako-Gourma, la zone des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger, une autre étude menée par le think tank sud-africain Institute for Security Studies (ISS) souligne le fait que différents groupes armés sèment la terreur, sur fond d’activités illicites, de pauvreté et de faiblesse de la gouvernance locale. Des données manquent encore, selon l’ISS, pour mieux comprendre l’imbrication de la démographie dans les conflits. Le chantier de recherche lancé par l’UNFPA-WCARO vise à combler cette lacune, en associant divers partenaires, parmi lesquels les directions de la statistique des pays du Liptako-Gourma, l’Institut des futurs africains (AFI) à Pretoria, le Timbuktu Institute au Sénégal et le PRIO à Oslo.
Le Sahel, « arsenal à ciel ouvert »
Bakary Sambe, enseignant-chercheur au Centre d’étude des religions à l’Université de Saint-Louis au Sénégal, a rappelé dans le panel rassemblé par l’UNFPA-WCARO que « ne rien faire n’est pas une option. Si on laisse les jeunes grandir dans l’analphabétisme, nous ne serons jamais sevrés de l’opium de la bêtise et de l’ignorance ». Fondateur et directeur du Timbuktu Institute-African Center for Peace studies, il préconise, « plutôt que l’achat de chars qui sont plus chers qu’une école, de lutter contre les inégalités spatiales, sociales et économiques ».
Lire aussi Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Lutte contre le terrorisme, une aubaine pour les dirigeants nigérians », Le Monde diplomatique, décembre 2019.
Plus facile à dire qu’à faire ? Mahamat Saleh Annadif, diplomate tchadien et chef de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies de stabilisation du Mali (Minusma), a rappelé dans un autre panel que beaucoup d’intervenants — près d’une centaine — agissent au Mali, posant un problème de coordination. « C’est bien de vaincre l’Organisation de l’État islamique en Irak, mais où ces combattants sont-ils ? Le Sahel est un terrain propice. Depuis la destruction de la Libye, 60 millions d’armes légères sont en circulation dans la région. Le Sahel est devenu un arsenal à ciel ouvert, où l’ennemi se livre à une guerre de guérilla et se trouve en civil dans la population ».
Dans une discussion sur la crise du multilatéralisme au Mali, la chercheuse Niagalé Bagayoko, à la tête d’une équipe de 20 personnes ayant mené en 2019 une étude sur les « causes profondes des conflits communautaires dans l’espace du G5 Sahel », a insisté sur le déficit de solutions sécuritaires pensées dans le cadre des communautés économiques régionales et de l’Union africaine. Mahamat Saleh Annadif a répété qu’une « mission de maintien de la paix n’est pas la solution à tous les problèmes », la réponse sécuritaire à une crise politique traitant toujours plus « des symptômes que des racines du mal ».
Abdelhak Bassou, ancien chef des renseignements du Maroc et Senior Fellow du think tank marocain Policy Center for the New South, est intervenu dans une session plus concrète présentant la politique de décentralisation au Maroc devant un parterre de responsables maliens. Il a insisté sur cette donnée primordiale : « Les causes de l’enrôlement des jeunes combattants dans le Sahel ne sont pas religieuses ou idéologiques, mais d’abord et avant tout économiques ». D’où l’impératif d’une réponse axée sur le développement, qui relève désormais de l’évidence.