«Si le continent africain est lourdement endetté à l’égard de la Chine, c’est dans des proportions bien moindres que ce qui a pu être proclamé et repris avec des arrières-pensées plus politiques que scientifiques », souligne sur son blog le sinologue et socio-économiste français Thierry Pairault.
Mi-avril, alors que Pékin était déjà lancée dans sa diplomatie du masque, en particulier sur le continent africain, un chiffre en particulier fut largement repris par les rédactions françaises, mais aussi par les spécialistes en géopolitique ainsi que par le monde politique africain. Dans une tribune publiée par Le Monde, Yayi Boni, ancien président béninois, s’interrogeait : « La question est de savoir si un pays comme la Chine, membre du G20, est prêt à annuler sa créance sur le continent, soit 40 % de la dette africaine, qui se situerait autour de 360 milliards de dollars ».
Lire aussi Laurent Cordonnier, « Qui va payer la dette publique ? », Le Monde diplomatique, mai 2020.
Mais d’ou viennent ces 40 % ? Ce pourcentage est le fruit d’une extrapolation de Radio France Internationale (RFI) le 15 avril à la suite des propos, relayés par l’agence Reuters, du ministre des finances ghanéen Ken Ofori-Atta, porte-parole de l’ensemble des grands argentiers du continent. Lequel avait alors déclaré que la dette africaine envers la Chine était d’environ 145 milliards de dollars.
Pour Thierry Pairault, la dette chinoise représenterait entre 17 et 19 % de l'ensemble des dettes publiques à long terme en Afrique subsaharienne
M. Ken Ofori-Atta est aussi président du comité conjoint Banque mondiale (BM)-FMI du développement et du caucus africain de la BM. En toute « bonne foi » affirme aujourd’hui M. Pairault, RFI en avait alors conclu que la Chine détenait 40 % de la dette africaine. « Par la suite, explique-t-il, ce calcul a été repris dans toute la presse française et étrangère à travers les réseaux catholiques en anglais comme Catholic News Agency qui écoutent RFI, et sans se poser des questions ou vérifier l’information. La presse française s’est montrée en particulier en dessous de tout, sans recul aucun : je n’ai reçu d’ailleurs aucun coup de fil de journaliste ». Pour lui, « ce calcul, si bien intentionné soit-il, pose problème ». En refaisant ses comptes, à partir des mêmes sources — fournies par le site du CARI (China-Africa Research Initiative) à partir des données de la BM — Thierry Pairault est en effet arrivé à une fourchette estimée entre 17 et 19 % de dettes publiques à long terme en Afrique subsaharienne qui résulteraient de prêts chinois. « Il ne faut pas oublier, poursuit il, que ce sont des chiffres moyens qui peuvent être très éloignés de la situation propre à chacun des pays endettés à l’égard de la Chine ». « Alors que la Chine détient une dette très faible, voire nulle, dans bon nombre des 54 pays africains, elle en détient un montant important dans d’autres, dont certains que le FMI a identifiés comme étant en surendettement ou à haut risque de surendettement » note quant à lui M. David Shinn, ancien ambassadeur américain et professeur auxiliaire en affaires internationales à l’université George Washington.
Lire aussi Jean-Christophe Servant, « La Tanzanie mise sur la Chine », Le Monde diplomatique, février 2019.
En Zambie, « sans doute le pays en développement confronté à la plus grande crise de la dette à l’ère du Covid-19 », selon The Economist, l’endettement vis-à-vis de Pékin atteindrait, toujours selon M. David Shinn, entre 30 et 44 % de la dette totale. Les contrecoups économiques de la crise sanitaire relancent les interrogations de la presse occidentale concernant les dégâts collatéraux que pourrait provoquer l’encours de celle-ci. Dans un article, là aussi largement repris et diffusé, le Wall Street Journal révèle que « la Zambie, deuxième producteur de cuivre en Afrique, recherche de toute urgence un accord, mais ses responsables affirment que Pékin demande des garanties en échange d’un report ou d’une remise. » Citant deux officiels zambiens qui participeraient à un panel gouvernemental négociant une restructuration de la dette de Lusaka avec Pékin, le quotidien financier américain explique qu’il était envisagé « de donner en échange des actifs miniers, y compris la troisième plus grande mine du pays, Mopani, détenue par Glencore PLC, une société minière cotée à Londres. » Réaction du ministre des finances Zambien, M. Bwalya Ng’andu : « L’équipe qui négocie et discute ces questions de la dette avec les chinois est très petite et soudée. Personne n’a jamais parlé de ce sujet et dans nos discussions, nous n’avons pas demandé un tel échange de dette aux Chinois, pas plus que ces derniers ne nous ont demandé de le faire. Donc, tout ce que je peux dire c’est que ce n’est pas vrai. Quand à savoir d’où vient cette information, je ne sais pas ».
S’agit-il de la « réponse américaine à la diplomatie du masque », comme l’estime M. Pairault ? « La Chine se retrouve coincée. Il s’agit de la placer au pied du mur en lui faisant savoir qu’étant l’un des créanciers les plus importants du continent, c’est elle qui risque de faire les sacrifices les plus lourds. Si elle refuse, c’est une façon de dire que tout ce qu’elle aura auparavant annoncé aux pays du continent, c’était en fait du pipeau… »
Dans une tribune publiée le 1er mai par le quotidien financier japonais Nikkei Asian Review, l’économiste Minxin Pei — « connu pour ses positions anti-chinoises que je qualifierais de trumpiennes », selon M. Pairault — dénote ainsi par « par la façon biaisée dont il utilise les données chiffrées ». « Au moment où l’épidémie de coronavirus est sur le point de dévaster les économies et les sociétés fragiles de l’Afrique, la Chine a besoin d’une stratégie de sortie pragmatique, souligne M. Minxin Pei. Pékin doit se rendre compte qu’il est peu probable qu’il récupère la plupart de ses investissements ou prêts engloutis en raison de l’impact économique du virus sur l’Afrique. La seule politique sensée découlant d’un tel calcul est d’annuler ses prêts en tant que geste humanitaire ».
Seize sénateurs républicains américains déclaraient que les États-Unis devraient soutenir la restructuration de la dette des pays pauvres
Quelques jours plus tôt, dans une lettre adressée au secrétaire au Trésor Steven Mnuchin ainsi qu’au secrétaire d’État Mike Pompeo, seize sénateurs républicains américains, dont le président du Comité sénatorial des banques, Mike Crapo et le président du Comité sénatorial des finances, Chuck Grassley, déclaraient que les États-Unis devraient soutenir la restructuration de la dette des pays pauvres durement touchés par la pandémie de coronavirus, la chute des prix des produits de base et l’appréciation du dollar américain, « mais que tout accord financier devrait exiger la divulgation des dettes d’un pays envers la Chine ou des obligations légales dans le cadre de son initiative d’infrastructure de la ceinture et de la route de la soie ».
Lire aussi Martine Bulard, « Les sinueuses routes de la soie », « Chine - États-Unis, le choc du XXIe siècle », Manière de voir n˚170, avril-mai 2020.
« Il y a un problème de redéfinition de la place des uns et des autres sur le continent, affirme M. Pairault, et tout est bon pour enfoncer un coin dans les relations entre ce dernier et la Chine. Pékin sortira sans doute gagnante de cette bataille du piège de la dette mais elle aura laissé des plumes car on l’aura forcée à le faire, au risque que son image en pâtisse. » Dans une tribune publiée sur le site de la chaîne CGTN, la « voix de la Chine », le chercheur Tom Fowdy constate : « La couverture donnée a la dette chinoise est une tentative de semer le trouble dans les relations sino-africaines. Depuis longtemps maintenant, des sources occidentales ont cherché à décrire les activités de Pékin sur le continent en termes cyniques et à armer un discours tel que “le piège de la dette” promouvant des hypothèses de tutelle occidentale sur l’Afrique en même temps que visant à dépeindre les intentions de la Chine comme prédatrices et de mauvaise foi. Ce faisant, ces rapports sautent délibérément à des conclusions critiques sans évaluer toutes les preuves. La Chine a en fait déjà accordé un allégement de la dette et des renégociations aux gouvernements africains, et elle le fera à nouveau ».
La forte attention médiatique occidentale vis-à-vis de cet encours occulte d’autres enjeux. En premier lieu, l’endettement dû aux créanciers privés — et spécialement envers les porteurs d’Eurobonds — qui représente tout autant que la dette chinoise (du moins de son estimation la plus spectaculaire, c’est à dire 40 %). Là aussi, de grandes différences existent d’un pays à l’autre. Mais contrairement aux injonctions occidentales adressées à la la Chine, les appels à annuler cette dette privée, « objet de surréaction des marchés financiers » depuis la propagation de la pandémie, sont beaucoup plus discrets.
Pourtant, avertissent sur le site de The Conversation les économistes Marin Ferry, Babacar Sène et Marc Raffinot, « les taux d’intérêt associés à ces dettes sont largement supérieurs à ceux proposés par les prêteurs publics et les durées de remboursement beaucoup plus courtes. Il en résulte un service de la dette plus important pour les États majoritairement endettés auprès de créanciers privés, ce qui menace la résilience (sic) de ces pays face à la pandémie ».