
Il y a de quoi se faire peur : l’arsenal mondial est estimé à 12 200 d’ogives nucléaires, dont 9 600 potentiellement mobilisables, et au moins 2000 en « alerte opérationnelle élevée », montées à bord des missiles balistiques, mises en œuvre dans les mêmes proportions par les États-Unis et la Russie, les deux grandes puissances nucléaires mondiales : elles possèdent à elles seules les neuf dixièmes des armes nucléaires de la planète. Le SIPRI prévoit que cet arsenal va se renforcer dans les années à venir, la plupart des neuf États nucléaires (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël) étant engagés dans des programmes de modernisation de leur appareil de dissuasion. Les États dotés d’armes nucléaires ont dépensé plus de 100 milliards de dollars pour leurs arsenaux atomiques l’année dernière, selon un rapport de la campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) publié le 13 juin dernier. Comme dans d’autres domaines militaires, c’est la Chine qui avance le plus vite : elle renforce son stock d’ogives (actuellement 600) d’une centaine d’unités chaque année, et devrait disposer d’ici 2030 d’autant de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) que la Russie ou les États-Unis.
Signalement stratégique
Lire aussi Olivier Zajec, « La menace d’une guerre nucléaire en Europe », Le Monde diplomatique, avril 2022.
Mais un pays en théorie aussi « modéré » que la France, où l’on se vantait jusqu’ici de pratiquer la « stricte suffisance » en matière de dissuasion nucléaire — avec deux composantes (sous-marine et aérienne) et 290 ogives — pourrait revoir ses équilibres, au vu d’un ajustement des « intérêts vitaux » que la dissuasion est censée protéger ; et de la nécessité d’envoyer aux partenaires-compétiteurs, eux aussi nucléaires, quelques « signalements stratégiques » pour assurer la crédibilité de sa force. (1)
En tête d’un hors-série de l’hebdo Le Point sur L’état des forces militaires et le réarmement en cours, Guerric Poncet énumère les facteurs militant pour un élargissement de l’arsenal français :
• pour pouvoir un jour se substituer si besoin aux Américains en Europe, par exemple en « englobant plus explicitement dans ses propres intérêts vitaux des intérêts européens susceptibles d’entraîner une riposte nucléaire » ;
• pour « garantir des dommages inacceptables » à l’adversaire potentiel, en raison de l’élévation du niveau de la menace (sensible, dans le cas de la Russie), et du perfectionnement des technologies de défense adverse ;
• pour utiliser la matière fissile en stock au commissariat à l’énergie atomique (CEA) depuis le démantèlement en 1996 du site de tir du plateau d’Albion — stock qui permettrait théoriquement de fabriquer en quelques années jusqu’à 300 nouvelles ogives (si du moins le contexte stratégique l’impose, si le budget suit, et si les capacités industrielles sont au rendez-vous) ;
• pour imiter les Britanniques qui l’ont déjà fait, bien que — comme la France — ils soient signataires d’un traité de non-prolifération (TNP) qui jusqu’ici avait plutôt induit une décrue des arsenaux, même s’il n’interdisait pas juridiquement un renforcement des moyens nucléaires.
Habits neufs
C’est ainsi que la France réserve depuis quelques années une enveloppe budgétaire plus conséquente — 6 milliards d’euros, en 2024, sur un budget de défense annuel de près de 50 milliards, hors pensions de retraites — au renouvellement de sa panoplie nucléaire : la construction d’une nouvelle classe de sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) ; la mise au point du nouveau missile nucléaire M51 (Poids de 50 tonnes ; 10 000 kilomètres de portée ; 1000 Hiroshima de puissance de destruction) ; la réalisation d’une nouvelle version du missiles à moyenne portée ASMP-A véhiculé par les chasseurs Rafale ; à quoi s’ajoutent, sur d’autres lignes budgétaires, le remplacement progressif de la flotte de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, et la construction du futur porte-avions nucléaire appelé à remplacer en 2040 le Charles de Gaulle…
De même, le Royaume-Uni, sous la direction du premier ministre travailliste Keir Starmer, s’est lancé dans « le plus grand renforcement du dispositif nucléaire du Royaume-Uni depuis une génération » : extension du nombre d’ogives (objectif : 260) ; remplacement progressif à partir de 2028 des 4 sous-marins stratégiques de la classe Vanguard par la classe Dreadnought, et construction d’une douzaine de sous-marins nucléaires d’attaque ; création d’une nouvelle force aérienne stratégique capable de délivrer l’arme nucléaire, avec une douzaine de F-35 spécialisés dans l’emport nucléaire, commandés pour l’occasion au constructeur américain Lockheed Martin.
En dépit de ce réveil, la dissuasion britannique reste dépendante de ses cousins d’Amérique (qui fabriquent notamment les missiles balistiques intercontinentaux Trident, porteurs des ogives). Mais Londres, principal soutien européen de l’Ukraine, se veut offensif, et a clairement identifié l’ennemi du moment : « La menace que pose la Russie ne peut pas être ignorée » ; le Royaume uni doit être « prêt à combattre comme en temps de guerre », et participera au renforcement nécessaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), a déclaré Keir Starmer, qui a le contrôle ultime du « bouton » nucléaire.
Deux poids, deux mesures
Lire aussi Akram Belkaïd, « Ce que cherche Tel-Aviv au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, juillet 2025.
L’avantage stratégique que fournit la possession d’un outil de dissuasion nucléaire crée des envieux autant que des inquiets. Dans la foulée des opérations israélo-américaines contre les sites nucléaires iraniens, vingt-et-un pays arabes et musulmans (2) ont publié le 16 juin dernier un énième appel à « créer une zone exempte d’armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive au Proche-Orient, s’appliquant à tous les États de la région, sans exception ». Allusion transparente à la détention secrète, par Israël, d’un certain nombre d’ogives nucléaires — possession qui n’est ni reconnue ni démentie, pour maintenir un maximum « d’ambiguïté stratégique ».
La prétention, pour le seul pays dans la région à être déjà « doté » (possesseur de l’arme nucléaire) mais qui n’est pas partie du Traité de non-prolifération, d’annihiler à titre préventif toute velléité — en l’occurrence en ce moment celle de l’Iran — de développer un programme nucléaire en principe civil, mais pouvant déboucher sur des applications militaires, est mal supportée par de nombreux États : ils y voient une injustice, une manifestation de l’habituel « deux poids, deux mesures » qui s’applique côté occidental dès qu’il est question d’Israël, et la preuve que cette détention du nucléaire procure un avantage disproportionné.
Les intouchables
En parallèle, la Russie — qui a théorisé depuis le début des années 2000 une « dissuasion stratégique » complétant le nucléaire avec le conventionnel, voire le non-militaire et subversif pour contourner la lutte armée — n’a cessé d’abaisser le seuil d’emploi de l’arme atomique. La propension de Vladimir Poutine, le président russe, à brandir régulièrement la menace nucléaire, ces dernières années, pour réinstaurer la peur chez les Occidentaux et les dissuader de s’engager de manière décisive aux côtés de l’Ukraine — objet de « l’opération militaire spéciale » qui s’éternise depuis plus de deux ans — incite également les pays se considérant comme les plus menacés par les visées de Moscou à rêver à ce type de bouclier.
Lire aussi Marc Endeweld, « Entre Kiev et Moscou, l’enjeu du nucléaire », Le Monde diplomatique, octobre 2022.
« Il est clair que si Kiev avait conservé ses armes, jamais Moscou ne l’aurait envahie totalement (2022) ni même partiellement (2014) (3) », estime Jean-Pierre Loubet dans Défense et Sécurité Internationales (DSI n° 177, mai-juin 2025). De même, les États « voyous » — comme l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Mouammar Kadhafi, la Syrie de Bachar Al-Assad — seraient peut-être toujours en place, aujourd’hui, s’ils n’avaient pas renoncé à leurs programmes nucléaires. Pour ce genre de régimes tyranniques, « le modèle à imiter est celui du Pakistan ou, mieux encore, de la Corée du Nord, qui sont désormais intouchables ». (4)
Géométrie variable
D’autres pays s’interrogent, surtout au moment où les États-Unis paraissent vouloir réduire leur voilure stratégique internationale, exigeant de leurs partenaires au sein de l’OTAN un net effort sur leurs budgets de défense :
• en Europe, notamment la Pologne — « Aujourd’hui, il est clair que nous serions plus en sécurité si nous avions notre propre arsenal nucléaire », a affirmé le premier ministre Donald Tusk —, ou l’Allemagne, même si — selon Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) (5) — « on sous-estime la hauteur des barrières normatives que ces pays devraient franchir, ainsi que le coût et le temps nécessaires » ;
• au Moyen-Orient, l’Égypte, la Turquie, l’Arabie saoudite ;
• en Asie, le Japon, la Corée du Sud.
Lire aussi Eva Thiébaud, « Course à l’atome au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, octobre 2022.
Pour l’ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Égyptien Mohamed El-Baradei, les frappes israélo-américaines en Iran ont « envoyé un message clair à de nombreux pays — que leur sécurité est de développer des armes nucléaires ! », faisant craindre une nouvelle phase de prolifération (Le Monde, 19 juin 2025). Le 28 mai dernier, le magazine allemand Die Welt accusait franchement Donald Trump, « d’alimenter la plus grande course à l’armement nucléaire depuis la guerre froide ».
Il est vrai aussi, comme le rappelle Jean-Pierre Loubet, que « l’hégémonie américaine, parfois si décriée, était finalement l’un des meilleurs remparts contre la prolifération », en ayant cherché à stopper les programmes nord-coréen et iranien, et découragé les Israéliens, les Indiens ou Pakistanais de traiter leurs différends par la voie nucléaire. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, affirme cet auteur : « L’état d’anomie dans lequel la politique brouillonne de Donald Trump plonge la planète conduit à un état de stress généralisé où la confiance n’existe plus, où de plus en plus de gouvernements réalisent qu’ils ne doivent plus compter que sur eux-mêmes, et donc avoir leur propre dissuasion. » (6)
Silence effrayant
Restent les pays européens déjà dotés, dont la France – désormais seule puissance nucléaire de l’Union européenne depuis le « Brexit ». Sa « force de frappe », comme on l’appelait au siècle dernier, participe de « l’équilibre de la terreur » généré durant la guerre froide :
• une arme voulue uniquement défensive, selon une doctrine « du faible au fort », dans un cadre de « stricte suffisance », qui permet une limitation de l’arsenal nucléaire ;
• une arme destinée à faire comprendre qu’une agression entraînerait une réplique infligeant des dommages inacceptables ;
• une arme de « non emploi », conçue comme une « assurance-vie » ;
• une arme entièrement autonome et souveraine, mise en œuvre par la marine nationale et l’armée de l’air et de l’espace ;
• une arme dont l’utilisation dépend d’une prise de décision unique, apanage du président de la république, encadrée cependant par des procédures complexes ;
• une arme étayée par une doctrine reposant sur l’appréciation des « intérêts vitaux » de la France, dont le champ est sujet à débats (le lointain outre-mer français, les voisins immédiats de l’Hexagone, les alliés de l’OTAN ?) et nimbé d’une ambiguïté volontiers cultivée.
Il convient de « maintenir un silence effrayant », avait déclaré Charles de Gaulle, le « père » politique de la dissuasion nucléaire française, dont les généraux Pierre Marie Gallois et André Beaufre ont théorisé l’usage militaire : « Plus vous en dites, moins vous effrayez », résume Pascal Tran-Huu, dans la lettre La Vigie. Selon lui, les présidents successifs ont su maintenir, chacun à sa manière, la nécessaire ambiguïté stratégique préconisée par les pères fondateurs de la dissuasion.
Mais, avec Emmanuel Macron cette année, un seuil a été franchi : le traité pour une coopération et une amitié renforcées signé le 9 mai 2025 à Nancy entre la France et la Pologne, « esquisse une extension implicite du parapluie nucléaire français », ouvrant une brèche dans la doctrine traditionnelle. Pascal Tran-Huu cite notamment une phrase du président français, pour qui « la sécurité de la Pologne et de l’Europe fait partie de nos intérêts vitaux ». En nommant explicitement la Pologne, mais pas les autres alliés — là où ses prédécesseurs laissaient planer le doute — ne va-t-il pas semer la confusion ? « Faudra-t-il vraiment mourir pour Dantzig ? », se demande l’auteur.
Ombre portée
Est-il possible, et même souhaitable d’abriter les alliés européens de la France sous ce parapluie nucléaire ? Le président Emmanuel Macron, dans la foulée de son engagement en faveur d’une autonomie stratégique et d’un réarmement européens, a appelé en mars dernier à un « débat stratégique » sur cet éventuel élargissement de la protection nucléaire française et possiblement britannique, après que le nouveau chancelier allemand, inquiet de la prise de distance de son « parrain » américain, a évoqué en février de possibles échanges avec Londres et Paris sur un « partage du nucléaire, ou du moins de la sécurité nucléaire du Royaume-Uni et de la France [qui] pourrait également s’appliquer à nous ».
Dès le début des années 1960, le premier ministre Michel Debré avait évoqué « l’ombre portée » de la dissuasion française en Europe, et le président Georges Pompidou affirmait devant l’Assemblée nationale que « du seul fait que la France est en Europe, sa force [de dissuasion] joue pleinement et automatiquement au bénéfice de l’Europe ». Spécialiste de la doctrine nucléaire, Bruno Tertrais n’envisage, tant que le parapluie nucléaire américain ne s’est pas complètement refermé, qu’une « montée d’un cran [de Paris] dans son engagement rhétorique, de préférence avec Londres, [la pratique d’]exercices en commun ». L’autonomie française de décision resterait entière : « L’échelon européen s’ajouterait à l’échelon national, sans s’y substituer ». Avec, au maximum, des procédures de consultation avec les alliés, « si le temps et les circonstances le permettent », comme cela existe dans le cadre de l’OTAN (7).
Conflit par accident
L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm s’inquiète toutefois des risques que comporteraient les projets d’accords de partage nucléaire évoqués ces derniers mois :
• les offres du président Emmanuel Macron de donner une « dimension européenne » à la dissuasion française ;
• le déploiement en Biélorussie d’armes nucléaires russes ;
• la volonté de plusieurs pays européens membres de l’OTAN d’accueillir, à leur tour, des armes nucléaires américaines sur leur sol (comme c’est déjà le cas de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Belgique et de la Turquie).
Pour Matt Korda, chercheur principal associé au programme sur les armes de destruction massive du SIPRI, « il est essentiel de se rappeler que les armes nucléaires ne garantissent pas la sécurité », contrairement à une opinion courante, comme le montre par exemple la récente flambée des hostilités entre l’Inde et le Pakistan. La mise en oeuvre de ces armes, même dans le cadre d’une gestion rigoureuse, n’est pas à l’abri d’une désinformation de plus en plus répandue, et peut donner lieu à des erreurs de calcul aux conséquences catastrophiques, à des risques d’escalade, etc.
L’utilisation accrue de l’intelligence artificielle pourra accélérer la prise de décision, mais au prix d’une augmentation du risque : voudrait-on qu’un conflit nucléaire éclate à la suite d’une mauvaise communication, d’un malentendu ou d’un accident technique ?