
Lire aussi Florence Gauthier, « Le bonheur de tous comme horizon », « Aux armes, historiens », Manière de voir n˚166, août-septembre 2019.
Quel point commun existe-t-il entre le général Thomas Alexandre Dumas, père de l’écrivain, le révolutionnaire uruguayen Andrea Aguyar, les Archives nationales de Rome et la Mairie du XVIIe arrondissement de Paris ? Pour les élus, historiens et artistes présents ce 14 juin dans le palais abritant les archives de l’État italien, à Rome, la réponse est simple : Dumas et Aguyar étaient deux esclaves affranchis, deux généraux républicains et deux « Italiens de cœur ». La ville de Rome va installer un buste d’Aguyar sur le boulevard Giannicolo, tandis que la ville de Paris devrait ériger, dans le XVIIe arrondissement, une nouvelle statue du général Dumas pour remplacer celle fondue par les Allemands durant la seconde guerre mondiale. L’officier français est demeuré dans les mémoires de la Péninsule pour avoir été emprisonné sur ordre des Bourbons de Naples après avoir quitté avec fracas le général Bonaparte sous qui perçait déjà Napoléon. On se souvient aussi que son fils, l’auteur des Trois mousquetaires, situe une partie de l’action de son Comte de Monte-Cristo à Rome. En Italie, on n’a pas non plus oublié que l’écrivain fit livrer des armes à Garibaldi. La présidente de l’arrondissement de Rome-centre (municipio de Roma-centro), Mme Sabrina Alfonsi, a invité son homologue du XVIIe arrondissement de Paris, M. Geoffroy Boulard, à célébrer le double projet de statues et à partager quelques réflexions sur l’histoire politique et culturelle commune à la France et à l’Italie, en présence de chercheurs et de personnalités du monde culturel et universitaire.

Secrétaire général de la Société des amis d’Alexandre Dumas, M. Jocelyn Fiorina s’est fait historien amateur par admiration pour le romancier : il a débusqué dans les archives de la police vaticane la fiche signalétique du général Dumas, dangereux révolutionnaire aux yeux des autorités pontificales. M. Fiorina souligne également la « trahison » de Louis Napoléon Bonaparte : le président putschiste devenu empereur a trahi les idéaux de la Révolution française et s’est retourné contre la République italienne naissante. Directrice générale des Archives italiennes, Mme Anna Maria Buzzi rappelle le vent de liberté qui parcourut l’Europe après 1789 et la fraternité de ceux qui, au-delà des frontières, se battaient pour abattre les monarchies et pour construire des républiques sœurs dans la liberté. L’ambassade de France est représentée par son attachée de coopération scientifique et universitaire, Mme Florence Ferran, qui ne put participer à la totalité de la manifestation. Mesurant sans doute plus justement la valeur de l’événement, l’ambassadeur d’Uruguay lui-même, M. Ricardo Varela, avait fait le déplacement, accompagné de Mme Mariella Crosta, ministre conseiller.
M. Boulard, dont le conseil d’arrondissement œuvre à convaincre les décideurs parisiens de l’importance d’ériger une nouvelle statue, rappelle brièvement le parcours exceptionnel du général : « Premier général de division originaire des Antilles reconnu pour son rôle déterminant lors de la Révolution, Thomas Alexandre Davy de la Pailleterie fut de toutes les grandes épopées victorieuses de Napoléon Bonaparte avant d’être capturé par les armées transalpines à Tarente. » Une fierté légitime se lit sur le visage du maire. Son arrondissement abrite la place du général Georges Catroux, héros de la France libre. Mais l’édile se souvient qu’elle se nommait encore, avant la guerre, « place des trois Dumas » : elle accueillait en effet la statue du général Dumas, celle de son fils et celle de son petit-fils, auteur de La Dame aux camélias. La première, en bronze, représentant le général en grand uniforme révolutionnaire, ne résista pas à l’appétit industriel des Allemands et fut fondue avec de nombreuses autres afin de construire des armes. Depuis, l’érection d’une nouvelle œuvre relève de la fable édifiante.

En 2002, la Mairie de Paris avait lancé un appel à projet, une sorte de concours international. Parmi les candidats, le sculpteur sénégalais Ousmane Sow avait proposé de représenter le général Dumas en grand uniforme domptant un cheval furieux. La Mairie préféra une œuvre constituée de deux anneaux d’esclave brisés. L’œuvre fut inaugurée en grande pompe sous l’autorité du maire Bertrand Delanoé, en présence de son adjointe Anne Hidalgo et du président de l’association des amis du général Dumas, l’écrivain Claude Ribbe. Cette manière de ramener un héros de la Révolution française, si fière de sa liberté, à sa condition servile, en choqua alors plus d’un. Effacer ainsi la gloire d’une figure courageuse de l’histoire pour la réduire à une idée, certes positive puisque les anneaux sont brisés, paraît injuste et saugrenu. Le premier ministre Édouard Philippe puis le président Emmanuel Macron, interpelés par MM. Boulard et Fiorina, finirent par s’en émouvoir en suggérant à la Mairie de Paris de corriger son erreur.
Vingt ans après l’installation des chaînes d’esclave, la Mairie de Paris a enfin voté un vœu en février 2021 pour qu’une nouvelle statue, identique à celle qui avait été installée en 1913, soit érigée. Mais tout reste à faire, les autorités municipales ne parvenant pas à… choisir l’emplacement précis du futur monument. Il serait envisagé de le placer au milieu de l’œuvre existante (les chaînes d’esclave). « La partie n’est pas gagnée », nous confie un élu parisien. Abordant de manière visiblement plus simple leur histoire révolutionnaire que les Français, les organisateurs italiens de la cérémonie du 14 juin ont intitulé leurs échanges : « Remettre l’histoire à sa place. Un buste d’Andrea Aguyar sur le Gianicolo. Une nouvelle statue du général Dumas à Paris », les noms des deux personnages historiques étant sous-titrés : « deux officiers républicains, deux héros de la liberté ».