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La musique a-t-elle une couleur ?

En 1987, le Jazz Preservation Act (JPA) proclame que le jazz est une forme d’art noire américaine. La même année, le musicologue Philip Tagg publie la première version d’une « Lettre ouverte » devenue célèbre dans le milieu des spécialistes. Après avoir consacré une grande partie de sa carrière à la défense de musiques non savantes, Tagg s’interroge : les termes de « musique noire » et de « musique européenne », pour qualifier deux catégories souvent opposées l’une à l’autre, se justifient-ils vraiment ? La question demeure d’actualité.

par Philip Tagg, 23 janvier 2021
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Paul Klee. — « Abstractes Terzett » (Trio abstrait), 1923.

J’éprouve une irritation croissante chaque fois que je lis ou que j’entends les termes « musique noire », « musique blanche », « musique afro-américaine » ou « musique européenne ». (...) Implicitement, nous sommes tous supposés savoir à quoi ils se réfèrent, et être en mesure d’identifier ce qu’il y a de noir ou d’africain dans la « musique noire » ou « afro-américaine », tout comme de ce qu’il y a de blanc et d’européen dans la musique dite « blanche » ou « européenne ». C’est là que je deviens sceptique.

L’une des raisons de mon agacement, il me faut le reconnaître, provient du fait que j’ai moi-même contribué à diffuser ces termes. Comme d’autres intellectuels blancs de classe moyenne intéressés par des formes musicales différentes de celles qui étaient enseignées dans les conservatoires, j’ai réagi contre les diktats esthétiques de la culture musicale élitiste bourgeoise et européenne, qui canonisent certaines musiques aux dépens des autres. Nous sommes nombreux à avoir défendu des productions culturelles injustement négligées. Nous avons par exemple souligné l’intérêt de la musique de groupes ethniques et sociaux exclus par la tradition musicale classique européenne. Certains d’entre nous ont étudié la musique du prolétariat européen, alors que d’autres étudiaient la musique des peuples africains, le blues ou encore les musiques créées par des femmes. (...)

Au cours de ce processus, nous avons été amenés à tracer des frontières musicales et culturelles qui, d’un point de vue tactique, s’avéraient nécessaires, mais qui confortaient in fine les démarcations issues de la tradition que nous entendions critiquer. Étudier la musique folklorique,populaire ou noire « de l’autre côté de la clôture » ne voulait pas dire que nous nous étions débarrassés du vrai problème : l’existence même de cette « clôture » élitiste, colonialiste ou raciste. Peut-être n’existait-il pas d’autre stratégie à l’époque que de désigner la musique sur laquelle nous voulions attirer l’attention par les termes de « folklorique »,« populaire » ou « noire » ; mais lorsque ces termes sont encore utilisés aujourd’hui comme si tout le monde savait exactement de quoi il s’agit et comme si leur sens était immuable, je constate notre erreur. (...)

Lorsque les termes musique « noire » ou « afro-américaine » sont utilisés implicitement ou explicitement en opposition à musique « blanche » ou « européenne », quelques traits musicaux sont souvent mentionnés. Les plus fréquemment cités sont : 1) les blue notes, 2) les techniques d’appel et réponse, 3) la syncope et 4) l’improvisation.

Les blue notes, telles qu’utilisées dans le blues et le jazz, sont le plus souvent des glissandos entre ce que la théorie musicale classique européenne appelle des intervalles mineur et majeur à l’intérieur d’une gamme (...). Ils peuvent apparaître dans la musique de certains peuples d’Afrique occidentale de nos jours, mais ils sont également présents de façon régulière dans la musique de Scandinavie et, plus encore, dans celle de Grande-Bretagne à l’époque de la colonisation du Nouveau Monde. On les entend aussi dans des enregistrements de la musique des Blancs des Appalaches (1). Alors, tradition vocale rurale américaine pratiquée par les Blancs venus en masse de Grande-Bretagne ? Résultat d’une première acculturation avec les éléments musicaux d’Afrique occidentale ? Un peu des deux ? Peu importe : on ne saurait rattacher les blue notes à une couleur de peau, tout simplement parce que des groupes très différents les utilisent depuis longtemps aux États-Unis.

Le chant antiphonal des psaumes et le responsorium entre le prêtre et le chœur ou l’assemblée ont été plutôt communs au cours des 2000 dernières années

Les techniques d’appel et réponse peuvent être antiphonales ou responsoriales. Elles sont autant africaines qu’européennes, indiennes ou pratiquées dans la musique religieuse hébraïque. Le chant antiphonal des psaumes et le responsorium entre le prêtre et le chœur ou l’assemblée ont été, pour user d’un euphémisme, plutôt communs au cours des 2000 dernières années au Proche-Orient et en Europe — un nombre conséquent de personnes est allé à la messe en Europe. Il va sans dire que de nombreux Européens ont apporté avec eux leur bagage culturel quand ils se sont installés dans le Nouveau Monde. Les alléluias évangéliques en sont un exemple. Cela revient simplement à dire que même si l’on trouve un grand nombre d’appels et réponses dans la musique d’Afrique de l’Ouest, la technique ne peut pas être citée comme caractéristique exclusive de la musique « noire » ou « afro-américaine ».

On conçoit et on affirme, avec une plus grande confiance encore, que les syncopes ou les downbeat anticipations (« anticipations des temps forts ») constituent des traits musicaux typiquement « noirs ». Si on parle de la polyrythmie de plusieurs musiques d’Afrique centrale et de l’Ouest, cela me parait compréhensible. Cela constituerait donc un trait distinctif valide d’une sorte de musique africaine non seulement par rapport à la musique européenne en général, mais également par rapport à plusieurs autres musiques africaines. Malheureusement, cela distinguerait aussi ces traditions polyrythmiques africaines de la plupart de musiques « afro-américaines » des États-Unis, y compris celles qui ont leurs racines culturelles dans les États du Sud.

Restent donc la syncope et l’improvisation. Le Harvard Dictionary of music (Willi Apel, 1958) définit la syncope en ces termes : « La syncope est (...) dérangement délibéré de métrique, d’accentuation et de rythme par rapport à la pulsation normale. Notre système de rythme musical repose sur le regroupement de temps égaux en groupes de deux ou trois, avec un accent récurrent et régulier sur le premier temps de chaque groupe. L’une ou l’autre des déviations de ce schéma est ressentie comme un dérangement ou une contradiction entre la pulsation sous-entendue (normale) et le rythme résultant (anormal). »

Après ces constatations, l’auteur du Harvard Dictionary of Music Willi Apel cite des extraits d’ œuvres de Ludwig von Beethoven et Johannes Brahms où l’on retrouve les influences de la danse populaire européenne. L’auteur se trouve alors en terrain connu. Mais quand il cite des exemples de syncope tirés des pièces de l’Ars Nova (2), son pas est moins décidé : le voici exposé, non plus au rythme symétrique monorythmique mais à des manuscrits essayant de noter les dispositifs improvisationnels, probablement d’origine populaire, de l’époque. On peut interpréter ces difficultés de conceptualisation rythmique chez Apel de la façon suivante : plus la musique diverge de l’idéal de la « norme » monométrique des notions musicologiques conventionnelles de la musique classique viennoise, plus on s’éloigne : 1) dans l’espace — loin de l’Europe centrale, 2) dans le temps — loin (de la caricature) de la fin du XVIIIe et 3) dans le statut social — loin des milieux aristocratiques ou de la haute bourgeoisie. (...)

Le mot « improvisation » est souvent la clef de voûte des discussions sur le jazz. Dans le pire des cas, il semble renvoyer à une vaporeuse pratique que les Noirs sont supposés mieux maîtriser que les Blancs. En prenant « improvisation » dans le sens de « faire de la musique sans consciemment essayer d’interpréter — de mémoire ou sur partition — une pièce préexistante ou une autre interprétation », il est tout aussi difficile de suggérer qu’elle serait l’apanage des Noirs ou des Blancs, que d’avancer l’idée qu’elle caractériserait la pratique musicale des gens qui chaussent du 42.

Affirmer qu’il y a moins d’improvisation dans les musiques de tradition européenne revient à faire siennes les conceptions élitistes bourgeoises de la fin du XIXe

Affirmer qu’il y a moins d’improvisation dans les musiques de tradition européenne revient à faire siennes les conceptions élitistes bourgeoises de la fin du XIXe. Une des lignes directrices de cette école de « pensée » consiste à canoniser la partition du compositeur (l’Artiste) en tant que forme la plus pure de la concrétisation musicale. De telles notions nient certaines des pratiques les plus importantes historiquement puisque Francesco Landini, Jan Pieterszoon Sweelinck, Dietrick Buxtehude, Jean-Sébastien Bach, Wolfgang Mozart, Ludwig von Beethoven, Franz Liszt et César Franck étaient tous reconnus non seulement en tant que compositeurs, mais également à titre d’improvisateurs. Le but idéologique du fétichisme de la notation (la notation étant la seule forme concrète de stockage et de conservation musicale à l’époque) était de prévenir la profanation des « valeurs éternelles » des immuables chef-d’œuvres, afin que le statu quo culturel (et social) des années passées soit préservé in aeternam.Cette stratégie a remporté un tel succès qu’elle a fini par étouffer la tradition vivante qu’elle prétendait embrasser — un crime passionnel qui (...) a conduit à la quasi éradication de l’improvisation dans l’arène classique vers 1910 (3)(...)

Pour évoquer le pôle opposé à la « musique noire », on parle, parfois, de « musique blanche », plus souvent de « musique européenne ». Outre une définition aussi nébuleuse que celle de « musique afro-américaine », ce terme sous-entend le plus souvent la seule musique européenne consacrée par la vision la plus réactionnaire, élitiste, conservatrice et simpliste qui soit. Paradoxalement, les chevaliers blancs de la « musique afro-américaine », champions de l’anti-élitisme et de l’anti-autoritarisme, défendent celle-ci en l’opposant à une « musique européenne » qu’ils définissent de la même façon que leurs adversaires, les gardiens d’une vision élitiste de la création musicale. (...)

Une caricature fort répandue suggère que la musique européenne n’utiliserait qu’une métrique rigide, des changements de tempo planifiés (surtout des rallentandi, rarement des accelerandi pour je ne sais quelle raison), une périodicité teutonique l’arrimant aux mesures à quatre temps, des sections de vents solennellement ronflantes, des sons de cuivres fades, des quatuors claustrophobes, des appoggiatures sucrées, des cordes sirupeuses, des solos de pianos pompeux, des idéaux sonores d’ensembles homogènes (choral ainsi qu’orchestral), des divas d’opéra qui hurlent leurs énoncés mélodramatiques en vibratissimo, des chefs d’orchestre égocentriques et mégalomanes, des musiciens d’orchestre aliénés et dépendants des caprices musicaux de leurs supérieurs, un public toujours maître de lui-même, tiré à quatre épingles… (…)

C’est une vision qui non seulement parodie totalement la musique qu’elle canonise, mais qui se moque également des musiques de notre propre prolétariat

On ne peut s’attarder ici sur la question de savoir comment une telle caricature d’une tradition musicale jadis vivante et extrêmement populaire a pu survivre jusqu’à nos jours. Dans ce contexte, le plus curieux est que plusieurs d’entre nous (« nous » tels que définis plus haut), professant leur opposition envers un tel élitisme ignorant, semblons néanmoins, en parlant de la musique « afro-américaine », avoir opté pour une vision élitiste de la musique de notre propre continent. C’est une vision qui non seulement parodie totalement la musique qu’elle canonise (par le seul processus de canonisation), mais qui se moque également des musiques de notre propre prolétariat de façon inversement proportionnelle à leur proximité dans le temps et l’espace : un prolétariat qui souffre à distance constitue généralement un objet de philanthropie beaucoup plus convenable pour les bourgeois libéraux qu’un prolétariat local ; lorsque la classe ouvrière s’approche trop ou devient trop puissante, ses membres sont, bien sûr, moins bienvenus dans les salons. 

Cette image distordue de la musique européenne a eu des conséquences tragiques : on en sait presque aussi peu sur la musique populaire (« folklorique ») britannique de la fin du XVIIe siècle que sur les musiques ouest-africaines de la même période. On ne peut donc établir aucun tableau précis des pratiques musicale ou chorégraphique (improvisation, birythmie, accentuation, ornementation, traitement du bourdon, harmonisations populaires de pièces modales, timbre vocal et inflexions, etc.) — ce qui nous permettrait de mieux comprendre ce que peuvent ou pouvaient être les musiques « afro-américaines » ou « européennes ». D’où découle que les conservatoires préfèrent le plus souvent acheter deux clavecins manufacturés pour le prix de quatorze synthétiseurs ou d’un studio d’enregistrement et que de nombreux professeurs (et parfois même des élèves) sourient quand on propose une bourse pour les guitaristes en mémoire de Jimi Hendrix, une série d’ateliers consacrés à l’accordéon (l’un des instrument les plus largement répandus en Europe), ou encore un cours d’ensemble Country & Western. (...)

Parfois nous semblons attribuer aux « gens à la peau foncée » — Africains autant qu’Afro-américains — toutes les notes, tous les timbres et rythmes « sales-et-vilains-mais-agréables », que nous imaginons hors de notre portée — quelque mystérieux « notre-père-blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifié » nous ayant interdit de les produire (misérables, insignifiants et rigides Européens que nous sommes ). Nous pensons même, du fait des falsifications historiques de ce personnage paternel — auquel, pour des raisons encore inconnues, nous semblons toujours croire—, que les gens de notre teinte blafarde n’ont jamais produit aucune note, aucun timbre ni aucun rythme sale-et-vilain-mais-agréable et que nous, petits Blancs refoulés et asexués que nous croyons être, ne pouvons avoir joué aucun rôle majeur dans la création de tous ces sons « immoraux » (mais agréables) sur lesquels on groove actuellement. Nous préférons croire que nous n’avons que les gens de descendance africaine à remercier, ou à incriminer, pour chaque once de musique « immorale » que nous apprécions. (...) Nous utilisons une musique que nous croyons à tort n’avoir rien en commun avec les traditions musicales européennes, comme panacée sensible contre nos propres problèmes de subjectivité et d’aliénation. C’est peut-être pour cette raison que certains d’entre nous sont déçus lorsque les artistes noirs ne correspondent pas au stéréotype comportemental que nous attendons d’eux (...). Peut-être est-ce pour cette même raison que certains d’entre nous ne considèrent pas Paul Robeson, Charlie Pride, Nat King Cole et Milt Jackson comme vraiment « noirs » ou « afro », ou encore qu’on ne semble jamais attendre d’un musicien noir qu’il écrive une symphonie, un opéra, ou quoi que ce soit mettant en jeu un long procédé thématique (4). Dans de tels cas, où nos attentes stéréotypées ne se réalisent pas, nous risquons de ressentir une certaine insécurité puisque le statu quo de la race, de la culture et de la société est radicalement remis en question.

Philip Tagg

Musicologue. Auteur de « Open Letter about “Black Music”, “Afro-American Music” and “European Music” » (Popular Music, Cambridge University Press, vol. 8/3, 1989), dont ce texte est tiré.

(1Par exemple, The Lost Soul tel qu’enregistré par Doc Watson Family (1963) sur Folkways FTS 31021.

(2[NDLR] Musique polyphonique produite au XIVe siècle en France.

(3L’art de l’improvisation ne s’est jamais éteint parmi les organistes d’église en Allemagne, en France ou en Angleterre. On devait jouer jusqu’à ce que la mariée ou le cercueil ou le prêtre daigne se montrer et on devait terminer de façon appropriée ni avant ni après ce moment. Puisqu’il n’y a pas de composition qui contienne des cadences finales garanties toutes les vingt secondes, on n’a pas, comme organiste, d’autre alternative que d’improviser.

(4Par exemple, Treemonisha de Scott Joplin (1911-1915) a échoué non pas parce c’était une œuvre mal faite, mais parce qu’aucun imprésario (blanc) ne voulait s’occuper d’un opéra écrit par un Noir. Cf. Peter Gammond, Scott Joplin and the Ragtime Era (1975 : 98-100).

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