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La peste noire de 429 à Athènes

par Alain Garrigou, 6 mai 2020
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Michiel Sweerts. — « Plague in an Ancient City » (La peste dans une cité antique, considérée comme celle d’Athènes), entre 1652 et 1654.

Chef d’œuvre dans le chef d’œuvre, Thucydide a décrit, dans La Guerre du Péloponnèse, l’épidémie de peste noire qui a atteint Athènes en 429 avant J.-C. (livre II, 47-54). Alors en guerre contre la ligue péloponnésienne menée par Sparte depuis un an, la cité maritime retranchée fut durement frappée par l’épidémie.

Athènes, c’est-à-dire l’assemblée des citoyens réunie sur la Pnyx, avait adopté le plan de son stratège Périclès. Maîtresse des mers, elle ne porterait pas le combat contre la phalange spartiate — réputée invincible — mais sur mer. Il fallait seulement abandonner la campagne environnante aux incursions ennemies. Les ruraux s’abriteraient derrière les longs murs qui joignaient la cité à son port du Pirée. Cette construction avait d’ailleurs été perçue comme agressive : Sparte avait vu une rupture des accords dans ces fortifications si difficiles à vaincre pour l’infanterie lourde des hoplites grecs. Dès la première année d’une guerre qui allait durer vingt-six ans, les Athéniens laissèrent donc l’Attique en proie aux dévastations de l’ennemi. La guerre étant saisonnière, l’invasion se reproduisit. Au lieu d’être une simple réédition, l’affaire tourna mal pour Athènes dont la population confinée dans ses murs fut touchée par la peste.

En entreprenant la description de la peste, l'historien déclare vouloir être utile à l'avenir face un tel fléau

L’épisode eut pour témoin l’Athénien Thucydide, souvent considéré comme le premier historien. Cette réputation est très méritée tant le récit de cette guerre du Péloponnèse est le premier exemple de récit rationaliste. À commencer par cette première explication causale qui met en cause l’impérialisme d’Athènes face aux cités grecques attachées à leur indépendance. Un schéma qui fera florès dans les études stratégiques jusqu’à notre temps. Dans le déclenchement de la guerre, pas de place pour la colère des dieux ni la beauté d’une femme. Mais pour les ambitions des hommes et des cités. À cet égard, le récit de la peste est proprement subjuguant tant son auteur est exceptionnellement lucide face à des événements qui engendrent facilement les superstitions et l’aveuglement. En entreprenant la description de l’épidémie, l’historien déclare vouloir être utile à l’avenir face un tel fléau. Bien que le récit soit fort connu, il n’est pas inutile de l’analyser encore s’il est vrai que les conditions de lecture peuvent en affecter la compréhension et donc si la pandémie actuelle de Covid-19 de l’an 2020 après J.-C. permet une approche neuve d’un drame vieux de plus de deux millénaires.

Un récit clinique

Thucydide annonce se garder de chercher les causes de la peste, faute de compétence dit-il (une modestie exceptionnelle en son temps et en d’autres), mais rend compte de son cheminement depuis l’Éthiopie puis l’Égypte et le Levant. Sa démarche est descriptive et précise ; il a aussi vocation à aider les humains des temps futurs. C’est le premier récit réaliste, historique et clinique, d’une grande épidémie, si on accepte que les évocations de la peste dans l’Ancien Testament ou l’Iliade ne soient pas rangées dans cette catégorie. Après avoir commencé par souligner l’impuissance devant le mal, il rend compte des symptômes physiques de la maladie d’autant mieux qu’il en a été infecté et a survécu. Il décrit donc la soif qui brûle de l’intérieur et pousse les malades à la recherche éperdue d’eau dans les puits et les fontaines.

Lire aussi « Covid-19 : après la crise… les crises », Le Monde diplomatique, mai 2020.

L’historien précise le cheminement de la maladie du haut vers le bas du corps ; et les étapes de la mort. Il change bientôt de plan de description, s’attachant aux effets sociaux de la peste, aux rapports entre les habitants, à ces relations sociales détruites par la panique, les abandons, les impiétés. Puis, en un tableau particulièrement original, il décrit les effets psychologiques de la maladie jusque dans la quête effrénée du plaisir devant la menace imminente de mourir. En ce temps de pandémie, la description de la peste noire mérite bien une lecture ou une relecture.

Sans entrer dans l’étiologie de la maladie, Thucydide ne s’en gausse pas moins des explications qui, dit-il, surviennent immanquablement dans cette situation. Quand il évoque les prophéties anciennes, c’est pour assurer que ces prophéties vaudraient dans tous les cas et qu’elles ne valent donc rien. Ainsi de celle qui annonce un désastre provoqué par la famine (limos) alors qu’il s’agit de la peste (loimos). L’inverse se produirait-il, la même prophétie serait invoquée avec la même conviction, assure-t-il avec un bon sens irréfutable. Quant à l’oracle de Delphes, on sait qu’il n’était pas insensible à la corruption et à l’influence de Sparte.

Tout en refusant l’irrationnel, Thucydide désigne les traces de la peste depuis l’Éthiopie, l’Égypte, la Perse et quelques îles grecques, suggérant une marche de la maladie et donc un chemin de contagion. Une explication qui s’imposera seulement au XVIIIe siècle mais qui, sans explication proprement rationnelle et surtout scientifique, conduisit néanmoins les autorités à se prémunir de la contagion bien avant la découverte de celle-ci. L’observation ou l’intuition précède la méthode expérimentale. De même, arrivée à Athènes, l’épidémie toucha d’abord le Pirée, port surpeuplé de marins, marchands, métèques et esclaves, avant de gagner la ville haute des beaux quartiers.

L'endroit, si l'on peut dire, de cette diffusion de la maladie, c'est la guerre

Autre indication descriptive augurant de futures explications, l’épidémie se présente comme un fait de guerre, tel que l’histoire en a tant connu : le confinement (en temps de siège). L’accumulation de population dans les murs de la cité gonflée par l’afflux des ruraux de l’Attique accroit considérablement la mortalité. De même quand Athènes envoie des renforts en Potidée, ses soldats sont décimés en pleine opération et contaminent même les troupes présentes. L’endroit, si l’on peut dire, de cette diffusion de la maladie, c’est la guerre. Les ennemis s’évitent, se tuent mais ne se contaminent pas. Thucydide signale que la peste épargne le Péloponnèse, c’est-à-dire le territoire de l’ennemi. L’historien multiplie encore les observations qui prendront une grande importance dans les épidémies des millénaires futurs. Sans être bien compris et sans avoir de mot précis pour le dire. Ainsi remarque-t-il la vulnérabilité des soignants qui donnent le plus fort contingent de morts ou évoque-t-il à l’inverse l’immunité de groupe : ces personnes malades qui survivent à la maladie et en sont dès lors protégés. Non sans développer pour certains un sentiment d’invulnérabilité proche du dérangement mental.

Imputation de responsabilité

Lire aussi Raphaël Kempf, « Et le gouvernement décida de confiner les libertés », Le Monde diplomatique, mai 2020.

Éblouis par la description de la peste, les lecteurs de La Guerre du Péloponnèse ont prêté moins d’attention à la suite du récit. Périclès est banalement mis en cause dans le drame qui secoue la cité (II, 59-64). C’est dans la nature des humains, suggère Thucydide. Mais aussi dans celle d’un régime démocratique comme celui d’Athènes. Thucydide ne pouvait prévoir les siècles ultérieurs où les populations s’en prendraient moins aux gouvernants qu’aux minorités ethniques ou religieuses, et où les épidémies trouveraient un exutoire dans les massacres de Juifs. Athènes préfigurait la « rationalité démocratique » ; c’est ce qu’il décrivit.

Dans la cité, les conversations, les rumeurs visaient les responsables politiques et d’abord celui qui dominait la vie politique depuis deux décennies. En l’occurrence, Périclès, stratège de la guerre du Péloponnèse. Il n’esquive pas et prend même les devants en convoquant le demos sur la Pnyx comme le lui permet sa fonction de stratège. Là, l’historien recourt à un procédé classique de récit en transcrivant le discours du stratège. « À peu près », précise-t-il pour se dédouaner comme il ne le fait pas toujours. Il est vrai que ce discours est moins vivant que d’autres. Toutefois, il livre les grandes lignes de la défense de Périclès comme un avant-goût d’autres plaidoyers de dirigeants mis en cause, ainsi que cela est la règle dans les grandes épreuves.

Loin de s’excuser, il avance d’abord que les citoyens perdent de vue qu’en ces circonstances l’intérêt collectif conditionne l’intérêt particulier, que si la cité est vaincue, chacun le sera. Ce n’est certes pas la grande emphase de son discours d’oraison funèbre pour les morts de la première année de la guerre du Péloponnèse, grandiose hymne à Athènes et à la démocratie. C’est plutôt un discours sur la force de la nécessité. La guerre est là, qu’on le veuille ou non. Pas de choix : la victoire ou la mort (ou au moins la servitude et l’humiliation).

Le chef politique a été attaqué au nom de sa responsabilité ? Il ne cherche pas à échapper au reproche mais y associe la responsabilité du peuple. Certes, il a lui-même proposé cette stratégie mais l’assemblée des citoyens l’a adoptée. Si elle met en cause le plan, il faut qu’elle s’en prenne à elle. Comment pourrait-elle en outre s’en prendre à l’homme intègre qui la dirige et ne lui a rien caché ? Périclès oppose le revers du destin. Qui pouvait prévoir la peste ? Contrairement à l’historien, il évoque les dieux mais quasiment à titre de convention de style. Rien ne laisse supposer qu’il croit un instant à un message divin, ou à une punition. Habile, peut-on penser. En tout cas l’Ecclésia lui accorde sa confiance.

Thucydide ne cache pas son admiration pour Périclès dont il dit l’envergure exceptionnelle. Sans quitter la direction de la cité, Périclès meurt deux ans et demi plus tard. De la peste ou des conséquences de celle-ci. Thucidyde conclut son récit par un éloge funèbre. Cette sympathie explique-t-elle que Thucydide ait oublié un défaut dans la défense de Périclès ? Celui-ci plaide la responsabilité partagée avec le peuple, comme peu de dirigeants oseraient aujourd’hui (le pourraient-ils ?) mais aussi l’irresponsabilité devant le destin. Sa stratégie, maintient-il, était bonne ; il propose de la poursuivre. N’avait-elle pas contribué à l’explosion de l’épidémie entre les murs de la cité assiégée, tandis que les territoires des assiégeants étaient épargnés ? Il était évident, a fortiori pour un esprit comme Thucydide, qui le suggère à plusieurs reprises, que la densité exceptionnelle de la ville assiégée, avait favorisé la propagation de la peste. Toute sa description l’atteste. Mais jamais la stratégie catastrophique de Périclès n’est mise en cause. C’est que Périclès a proposé une politique à l’Assemblée souveraine, qui l’a adoptée : en dernière analyse c’est donc sa « responsabilité politique ». Périclès est bien avisé de la lui renvoyer.

Au regard de notre modèle de régime représentatif comme de notre connaissance des mécanismes épidémiques, nous ne comprenons pas immédiatement la résolution politique de la crise athénienne. On mesure surtout la différence avec notre futur proche, quand la pandémie de Covid-19 confrontera des dirigeants et anciens dirigeants à leur responsabilité. Laquelle ? Pénale ou politique ? Le destin est cruel qui octroie des responsabilités aussi immenses à des dirigeants persuadés de faire seulement des choix politiques ordinaires.

Alain Garrigou

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