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« Gilets jaunes » et référendum d’initiative citoyenne

La République des RIC

par Alain Garrigou, 17 décembre 2018
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Mural de Joe Caslin réalisé un mois avant le référendum irlandais sur le mariage homosexuel de 2015 — le « oui » l’avait largement emporté. Photo cc William Murphy.

Partie d’une opposition à la taxation des carburants, la protestation des « gilets jaunes » a débouché sur la revendication de référendum d’initiative citoyenne (RIC). Les médias y ont trouvé un nouveau sujet pour nourrir les antennes. Les partis politiques ont approuvé ou réservé leur réponse. Qui oserait dire tout haut qu’il s’oppose à la participation la plus directe, la plus étroite des citoyens à la chose politique ? Nul élu ne s’y aventurerait alors qu’il dépend des électeurs. Ni même les médias, qui voient les citoyens sous l’espèce de consommateurs. On voudrait bien qu’il s’agisse de propositions sincères, reposant sur des conceptions rigoureuses d’un progrès démocratique. On craint qu’il ne s’agisse souvent que d’opportunisme, de concessions pour calmer la protestation, comme autrefois les commissions d’enquête parlementaire.

Lire aussi Alexis Spire, « Aux sources de la colère contre l’impôt », Le Monde diplomatique, décembre 2018.

Il ne faudrait pas cependant oublier l’hostilité traditionnelle des républicains français à la procédure référendaire. Lesquels parlaient d’ailleurs de « plébiscite » avec une connotation négative, et la certitude que les dés étaient déjà jetés, un corps électoral ne pouvant dire non. Les fondateurs de la République ne croyaient donc qu’aux vertus du parlementarisme. Il leur fallut pourtant reculer plusieurs fois et accepter des référendums. Pour ratifier la Constitution de 1946, puis celle de 1958, car l’enjeu était trop large pour s’opposer à la ratification électorale. La guerre d’Algérie laissa encore les républicains classiques céder au général de Gaulle en 1961, après leur propre échec, et avant le tollé suscité par le référendum de 1962. Il est vrai que cette année-là ce n’était pas seulement le recours exceptionnel au référendum qui les choquait, mais aussi la proposition de réforme de l’élection du président de la République au suffrage universel direct.

L’hostilité ne s’appliquait pas seulement au référendum mais à toute consultation directe sur le choix d’un chef comme sur le choix de sa décision. En somme les républicains se fiaient au régime représentatif et non à une démocratie directe qui les effrayait. Dès la Constitution de la IIe République (1848-1852), les constituants s’étaient opposés sur la question de la nomination du chef de l’État. Le souvenir de la Grande révolution attirait ses nostalgiques vers le régime d’assemblée, tandis que les États-Unis d’Amérique offraient l’exemple d’un président élu — même si c’était dans le cadre d’un système fédéral et d’une élection à deux degrés. Jules Grévy, futur président de la IIIe République (1870-1940), se distingua à cette occasion par un discours parlementariste, mettant en garde contre le risque monarchique, d’autant plus que l’héritier présomptif de l’Empire avait été élu député au profit d’une élection partielle : le président aura « une position bien autrement formidable que celle du roi. (…) Il sera l’élu du suffrage universel » (1). Quant aux partisans d’une « solution américaine », ils pouvaient se prévaloir de l’accord du grand spécialiste de la démocratie aux États-Unis, Alexis de Tocqueville : « Certains ont craint qu’il ne sortit du choix du peuple un nom hostile à la République, mais on ne peut douter des sentiments républicains du peuple français ». En ce temps d’audace, un argument de l’ancien chef du gouvernement provisoire, Alphonse de Lamartine, rallia les hésitants : « Si le peuple se trompe, s’il se retire de sa souveraineté après le premier pas, (…) s’il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’Empire, (…) s’il nous désavoue et se désavoue lui-même, eh bien ! tant pis pour lui ». On lui reprocha longtemps son irresponsabilité.

On sait que Louis Napoléon Bonaparte fut élu à la présidence de la IIe République, qu’il jura donc fidélité à la Constitution puis la viola par le coup d’État militaire du 2 décembre 1851. L’Empire fut ratifié par une très large majorité d’électeurs, comme furent gagnés les plébiscites suivants et les élections législatives jusqu’à la fin de l’Empire provoquée par la défaite militaire face à la Prusse. L’optimiste Tocqueville prit sa retraite politique et les républicains furent proscrits. La légitimité du référendum était ternie en même temps que l’élection du président au suffrage universel.

Lire aussi Charles Perragin, « Noter pour mieux voter ? », Le Monde diplomatique, octobre 2017.

Il fallut les défauts avérés du parlementarisme de la IIIe République, l’imposition d’un chef charismatique comme le général de Gaulle et les crises — la Libération, la Ve République puis la guerre d’Algérie — pour que le référendum soit institué par exception. Les partisans du parlementarisme durent s’incliner en 1946 pour le vote de la nouvelle Constitution, en 1958 à nouveau et ensuite sur la question de l’Algérie, où la légitimation référendaire permit au général de Gaulle de résoudre une guerre qui avait laissé ses adversaires, déclarés ou futurs, impuissants. Mais quand, en 1962, prenant prétexte de l’attentat du Petit Clamart dont il réchappa, le chef de l’État proposa au référendum l’élection du président de la République au suffrage universel, la coupe était pleine. « Une forfaiture » ! accusa Paul Reynaud, l’ancien protecteur de Charles de Gaulle à la tribune de l’Assemblée, avec de nombreux parlementaires. La réforme fut adoptée avec plus de 62 % des suffrages, son principe ralliant ensuite presque tous les Français.

Quant au référendum inscrit dans la Constitution de 1958, il fut utilisé parcimonieusement, avec un succès mitigé jusqu’au référendum sur le traité européen de 2005 qui confirma, après celui de 1969, que le « non » pouvait être majoritaire et qu’il n’y avait pas de fatalité à l’approbation, comme le croyaient jusque-là les républicains, par commodité. Le référendum de 2005 « innova » lui aussi, en prouvant que son verdict pouvait être ignoré par la voie parlementaire… Un mauvais coup pour la consultation populaire. La réforme constitutionnelle de 2008 a certes introduit dans la Constitution le référendum d’initiative partagée (article 11). Mais avec ses critères impossibles à atteindre (2) — et d’ailleurs jamais atteints — il ressemble à une mauvaise farce faite au citoyen pour le consoler d’un déni de démocratie.

Du moins jusqu’à ce que mouvement des « gilets jaunes » le remette sur le devant de la scène. En le démocratisant en quelque sorte, puisqu’il s’agit bien de remplacer l’initiative gouvernementale ou parlementaire par l’initiative citoyenne. On dira la mesure éloignée de la revendication initiale d’abrogation d’une taxe sur le carburant ? On voit bien ce que l’idée a d’utile dans un mouvement qui se divise et qui perd des raisons d’être avec les concessions obtenues. Lesquelles produisent, comme dans toute mobilisation longue ou réussie, une « évasion des calculs », une surenchère des revendications et une envolée des espérances.

Certes le RIC peut se prévaloir d’expériences étrangères, comme aux États-Unis où il existe depuis longtemps, dans le cadre local et non fédéral, ou encore en Suisse sur le modèle américain. En même temps ce sont les sujets locaux les plus variés qui y sont débattus. Par ailleurs, même les plus émerveillés par ces consultations doivent bien considérer que les taux de participation sont en général très faibles. Quant à l’initiative dite citoyenne, elle est généralement propulsée par des groupes bien organisés, seuls à même de recueillir les nombreuses signatures nécessaires à l’organisation des référendums. Elle a parfois été définie comme « vetocratie des intérêts organisés » (3)

La dernière votation suisse du 25 novembre 2018 portait par exemple sur trois questions : la surveillance des assurés sociaux (pour s’opposer à de nouvelles mesures de contrôle légal jugées attentatoire à la vie privée) ; l’autodétermination (« le droit suisse au lieu de juges étrangers »), c’est-à-dire la prévalence du droit suisse sur le droit international ; et la dignité des animaux de rente agricole, une mesure visant à instituer une subvention pour les bêtes à cornes, alors que pour des raisons de rentabilité, les éleveurs écornent leurs bestiaux. Elle a obtenu 48 % de participation (4).

La proposition d’un RIC ne prend du sens que par rapport à son périmètre de compétence. Autrement dit, se limite-t-on à des questions d’intérêt local ou de toutes les questions dont des pétitionnaires jugeraient souverainement pouvoir s’emparer ? La liste des sujets évoqués ces derniers temps dans la presse est courte mais illimitée : possibilité de révocation permanente du président de la République, possibilité de réformer les lois, possibilité de réformer la Constitution. Faute d’organisation du mouvement, on peut se demander si les journalistes n’ont pas promu des propos de comptoir en programme politique. Il n’y a pas besoin d’une mobilisation sociale pour entendre ce genre de suggestions.

Si une porte s’ouvrait pour instituer un RIC, il faudrait donc en définir un périmètre. Illimité ? On peut anticiper alors les conséquences : le président de la République serait révoqué chaque année après un court état de grâce consécutif à son élection (lire « La malédiction présidentielle »). Éventuellement pour être réélu… Une élection présidentielle par an, sans préjuger d’autres élections si le droit de dissolution de l’Assemblée par RIC lui était logiquement associé. Avec les inévitables primaires… que de travail pour les sondeurs et les commentateurs ! On imagine aisément que la question du pouvoir d’achat serait posée, mais aussi celle de l’immigration, mais aussi toute question que de bonnes âmes jugeraient urgent de mettre aux voix, comme l’ouverture de mosquées (5), le rétablissement de la peine de mort… Questions dont l’initiative serait évidemment prise après un attentat islamique ou un crime pédophile. Sans doute d’autres questions moins conflictuelles seraient-elles posées, mais les plus conflictuelles assurément.

Proposée au nom de la démocratie, la procédure de consultation directe serait-elle donc dangereuse pour la démocratie ? Toute paradoxale qu’elle soit, cette question se pose depuis que des républiques existent. Dans la tradition parlementariste, les mises en cause visaient plutôt les chefs, capables de tromper les citoyens, que les citoyens capables d’être trompés. Il n’eut pas été politiquement correct d’affirmer l’incompétence du peuple, même si du côté des classes instruites, les doutes étaient aussi forts qu’ils étaient tus. Quant aux démocrates sans nuances, ils espéraient dans l’avenir : les progrès de l’instruction et des lumières de la connaissance résoudraient les travers de l’incompétence politique. Ce credo politique a du plomb dans l’aile mais il n’est pas question de le dire publiquement. La conception élitiste du pouvoir, oligarchique si l’on veut, demeure celle des partisans du régime représentatif. Ont-ils tort ? La question se pose sous la forme d’un pari, comme en 1848 : croit-on, avec Tocqueville, que « le peuple » soit fermement républicain ? Ou croit-on, comme Lamartine, que « le peuple » a le droit de se tromper ?

Alain Garrigou

(1François Luchaire, Naissance d’une constitution : 1848, Paris, Fayard, 1998.

(2Il nécessite « un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales ».

(3Bernard Voutat, « Les droits populaires sont-ils... populaires ? Quelques réflexions sur l’initiative et le référendum en Suisse », Les Cahiers de l’Institut, no 5, pp. 28-50, 2012.

(4Sur l’initiative citoyenne concernant le revenu garanti, lire Mona Chollet dans Le Monde diplomatique de juillet 2016, « En Suisse, un débat sans précédent ».

(5Une question proche a récemment fait l’objet d’une votation en Suisse. Cf. Hervé Rayner et Bernard Voutat, « La judiciarisation à l’épreuve de la démocratie directe. L’interdiction de construire des minarets en Suisse », Revue française de science politique, 2014/4, vol. 64, p. 689-709.

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