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La revanche de Malthus ?

par Alain Garrigou, 22 septembre 2018
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The masses
cc Matthias Ripp https://flic.kr/p/GikRif

Thomas Robert Malthus a mauvaise réputation depuis que, agacé par une conversation avec son père progressiste, il entreprit une réfutation de Godwin et Condorcet, deux figures de l’optimisme philosophique des Lumières, avec son Essai sur le principe de population. Face à la nouvelle foi dans le progrès, il soutenait que la croissance démographique serait bloquée par les limites de la croissance des ressources, selon ce principe demeuré fameux d’une progression géométrique de la première et arithmétique de la seconde. Comme bien des essais célèbres, celui-ci fut moins lu que pourfendu, d’autant plus que Malthus avait considérablement développé la première ébauche parue en 1798 (1). Après la seconde guerre mondiale, la croissance des « trente glorieuses » a encore aggravé son cas. Érigé en prophète de l’erreur, Malthus a perdu son prénom et son nom est devenu la racine d’un qualificatif. Proudhon semble l’initiateur, en 1849, du terme « malthusianisme » — quasiment une insulte —, et en 1946, Alfred Sauvy l’étendit aux politiques et attitudes économiques restrictives. Et si, mauvaise réputation oblige, il n’est guère de malthusiens avoués, on est plus volontiers antimalthusien.

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Du futur, faisons table rase… », « Le progrès en procès », Manière de voir n˚161, octobre-novembre 2018.

On se souvient peut-être de réfutations entendues au lycée depuis les années 1960 jusqu’à récemment : Malthus s’était trompé !, assuraient les professeurs. Son fameux écart entre progression géométrique et progression arithmétique n’avait rien de scientifique, mais surtout l’énorme développement des forces productives amorcé avec la révolution industrielle et agricole avait invalidé sa thèse par le fait. La planète nourrissait plus de monde, les famines disparaissaient. Malthus avait été incapable de comprendre la dynamique par laquelle la transition démographique amorcée en Europe stabiliserait la population pour contredire le scénario d’apocalypse de la surpopulation. Il avait encore aggravé son cas par ses propositions : passant en revue les méthodes utilisées par les différentes cultures, même les plus horribles comme l’infanticide, les famines et la guerre, il n’avait guère brillé par son inventivité en prônant la chasteté afin de limiter les naissances. Et comme il n’avait pas compris la révolution économique de son temps, il n’avait pas non plus vu la révolution démographique déjà commencée au XVIIIe siècle dans la bourgeoisie, notamment par le mariage tardif, non pour combattre la surpopulation mais afin de trouver un équilibre démographique, économique et affectif des familles. Encore moins pouvait-il anticiper les méthodes contraceptives plus sophistiquées qui permettrons plus tard de maîtriser la natalité. Pasteur anglican de son état, Malthus avait enfin manifesté peu de charité en condamnant le système de Speenhamland créé par la loi sur les pauvres, laquelle consistait à héberger et nourrir pour mieux contrôler (2) et qui, selon lui, en se préoccupant de solidarité, encourageait la natalité. Cette découverte d’un effet pervers plut aux riches sur lesquels reposait la redistribution en rejetant la responsabilité sur les pauvres.

En ce début de nouveau millénaire, les diagnostics les plus noirs se sont abattus sur nous : réchauffement climatique, pollution irréversible, recul de la biodiversité, etc. On se souvient à peine des débats médiatiques qui opposaient écologistes et climatosceptiques il y a seulement quelques années. Le débat paraissait d’autant moins tranché que les scientifiques s’opposaient entre eux. En France, on vit des institutions officielles s’engager inhabituellement du côté des climatosceptiques. Les climatologues patentés en appelèrent même au soutien de leur ministre de tutelle. Aujourd’hui, Il n’est plus de scientifiques pour nier le réchauffement climatique, ni de médias pour les inviter à s’exprimer. Il serait vain d’attendre qu’ils s’excusent. Il ne reste donc que des politiciens électoralistes comme Donald Trump pour dénier l’évidence en flattant les intérêts économiques des industries polluantes et des chômeurs de vieilles zones industrielles.

Lire aussi Christophe Bonneuil, « Tous responsables du dérèglement climatique ? », Le Monde diplomatique, novembre 2015.

Nous voici donc entrés dans l’ère de l’anthropocène, cet âge où la nature est modelée par l’impact des activités humaines. Alors qu’Antoine de Saint-Exupéry disait que la terre vue d’avion était un désert, il suffit de se pencher par le hublot pour voir des traces d’habitation à peu près partout sur la planète, si ce n’est dans les grands déserts dont l’expansion accroît encore la pression démographique. Et quand l’on redescend, la laideur des traces humaines s’étale sur les paysages détruits par les habitations et les ordures. Comme si cela ne suffisait pas, les scientifiques attirent l’attention sur le pire, les nuisances qui ne se voient pas ni ne se sentent. Il suffit encore de parcourir les pays les plus peuplés de la planète, les villes les plus tentaculaires pour subir le vertige devant le nombre, le mouvement, les pollutions diverses. Comment ne pas lier directement la taille de la population à la dégradation rapide des conditions de vie et déjà des espérances de vie ? Il serait trop facile d’accuser les territoires les plus peuplés et souvent les plus pauvres quand leur volume démographique et leur territoire servent à nourrir et parfois gaver les habitants des pays moins nombreux et plus riches. Les industries polluent surtout les premiers au profit des seconds.

Au moment où les alertes n’ont jamais été aussi sérieuses pour la survie du monde, Il n’est pas question de Malthus. Curieux ! Certes, ce n’est pas la crise directe de subsistances et de surpopulation qui menace, mais si la productivité agricole a connu une progression énorme, ne le doit-elle pas aux pesticides et herbicides et autres poisons de l’environnement et des vies humaines ? Le confort des villes post-industrielles ne vient-il pas du développement des ressources énergétiques aussi peu propres que le pétrole, après le charbon, sans parler du nucléaire ? La liste est longue. On parle pourtant de croissance pour rendre les pauvres moins pauvres, les riches plus riches ou encore boucler les budgets grâce aux recettes fiscales. Quant aux bonnes intentions affichées dans les réunions internationales comme la COP 21, elles risquent de s’avérer creuses et de laisser aux générations futures le soin de trouver des solutions. Quand les responsables ne seront plus de ce monde. Qui pourrait encore croire que la détérioration de la planète n’a aucun rapport avec la croissance de la population mondiale ? Devant les projections pour les décennies suivantes, personne ne se hasarde à dire le contraire. Bien que ce tableau général de la situation cache de fortes disparités, notamment en Europe, le taux de fécondité qui est la bonne mesure de la démographie (le nombre d’enfants par femme en âge de procréer) est passé de 5 en 1960-1965 à 2,47 aujourd’hui selon les estimations de l’ONU pour 2015-2020. Après tout, cela ressemble bien au programme de ce Malthus dont on n’ose pas parler. La question démographique est toujours dérangeante, sinon interdite.

Lire aussi « Bouleversement démographique en Europe », Le Monde diplomatique, juin 2018.

Pourtant, si Malthus a été pourfendu parce qu’il se trompait, au point d’en faire vite un adversaire « facile », il l’a été aussi parce qu’il dérangeait. En se souciant d’un déséquilibre aussi grave que la surpopulation, il se heurtait à bien des autorités ou à des idoles : Dieu, l’État, le marché ou le peuple. Le pasteur démographe ne citait pas les saintes écritures — il allait même à l’encontre des vues natalistes de l’Ancien Testament — et, s’il évoquait la loi divine, c’était pour un hommage formel et afin de s’en débarrasser au profit des lois de la nature : « La philosophie nous apprend sans doute qu’il ne tombe pas une pierre, qu’il ne croît pas une plante, sans l’intervention immédiate de la puissance divine ; mais l’expérience la plus familière nous enseigne que les opérations de la nature sont soumises à des lois constantes (3) ». Même pas besoin de prier. Malthus allait aussi à l’encontre des États soucieux de disposer d’une population nombreuse pour faire la guerre. Il suivait lui-même l’arithmétique politique initiée notamment par Petty en Angleterre, ancêtre de la statistique, pour promouvoir une politique inverse. Il se disculpait en avançant que les États avaient plus besoin de la qualité d’hommes forts et bien nourris que du grand nombre d’hommes faibles. Pouvait-il convaincre les gouvernants alors que les guerres modernes exigeaient et détruisaient de plus en plus d’hommes ? Malthus ne se fiait pas non plus au marché, en tout cas pas ce marché dont Adam Smith avait, deux décennies auparavant, découvert les vertus autorégulatrices de la main invisible. Il fut par contre l’ami de David Ricardo, attestant ainsi que ses raisonnements n’étaient pas étrangers aux économistes du temps car après tout, ce qu’il appelaient les obstacles préventifs à la surpopulation (guerres, famines, épidémies) étaient bien des mécanismes de régulation. De plus, son raisonnement sur les effets pervers de l’aide aux pauvres anticipait les charges contre l’État-providence. ll soulevait d’autant plus l’ire des défenseurs du peuple que les révolutionnaires français célébraient la raison immanente. S’il parlait du peuple, ce n’en était que la face obscure de la pauvreté à laquelle il faisait porter « toute la responsabilité du poids de ses souffrances (4)  ». Ainsi Malthus ne pouvait convenir à aucun des adeptes de la providence, quelle que soit sa figure. Mais que valent les prières à Dieu, la confiance dans le marché ou l’appel au peuple quand le péril menaçant l’humanité semble de plus en plus proche ? Il faut bien qu’aucune solution providentielle ne fonctionne pour que l’on en soit là.

Si les providentialistes de tous poils ont violemment pris à partie Malthus, les scientifiques ont cru le démentir en invoquant la transition démographique amorcée au XVIIIe siècle, laquelle avait amené une relative stagnation de la population après une accroissement substantiel. Selon eux, cela préfigurait l’avenir des pays marqués par une forte natalité. Celle-ci baisserait aussi sous l’effet du contrôle des naissances. Il faut donc rappeler que celui-ci s’est instauré pour satisfaire des intérêts économiques et notamment patrimoniaux, qu’il a été possible à la faveur du mouvement de sécularisation, et notamment de la déchristianisation. Or la transition démographique s’est déjà en partie réalisée dans certains pays parfois brutalement par des mesures politiques (la natalité au Japon s’effondre en 1948 avec la légalisation de l’avortement), mais aussi à des niveaux très élevés comme en Chine ou en Inde. Ailleurs, pas seulement en Afrique, des populations ont quintuplé depuis les indépendances avec une baisse de la fécondité réelle mais encore relativement élevée. Et sans qu’on aperçoive les prérequis d’une révolution culturelle démographique dans les motifs économiques et religieux. Au contraire, ceux-ci semblent souvent interdire durablement les changements. Dans les mouvements démographiques, longs et inertiels, il risque donc toujours d’être trop tard avec 2,5 milliards d’habitants sur la Terre en 1950, 7,5 milliards aujourd’hui (et une croissance de 90 millions par an), 9,7 milliards en 2050 (projections de l’ONU) sur une planète au bout de ses capacités de résilience.

Dans leurs réfutations de Malthus par les faits, ses critiques passaient un peu vite sur la question de la faim. Ils ignoraient surtout que les remèdes qui les avaient convaincus — la croissance — pouvaient amplifier le manque de ressources. Il est vrai que Malthus n’en avait lui-même aucune idée. Selon un rapport récent de la FAO, pourtant, les transformations climatiques et leur cortège de catastrophes — inondations, sécheresse, tempêtes — relancent la sous-nutrition et la malnutrition. Sous une apparence réaliste, les antimalthusiens étaient finalement trop optimistes. Leur victoire n’aura été que provisoire. Encore cela ne devrait-il pas servir une trop belle revanche car Malthus s’est trop trompé, en se basant sur des sources très incertaines, en restant aveugle aux changements de son temps, et en répondant par un discours moraliste sur la responsabilité des pauvres quand c’est celle des riches qui est en cause. On devrait néanmoins lui savoir gré d’avoir énoncé la question élémentaire des limites d’une population dans un monde fini. Qui pourrait lui en vouloir d’avoir trop anticipé une pénurie des ressources alors que les moyens pour la combattre s’avèrent aujourd’hui la relancer ? Trop tôt, trop paradoxal et trop partial : si Malthus tient sa revanche, cette dernière ressemble fort à une défaite collective.

Alain Garrigou

(1Essai sur le principe de population, INED 1980, 166 p. (traduction française de la première édition alors que l’édition courante est celle de 1817 dite 5e édition.

(2Karl Polanyi a fait une critique pertinente de ce système dans son livre classique La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983. Lire Serge Halimi, « Notre utopie contre la leur », Le Monde diplomatique, mai 1998.

(3Malthus, Essai sur le principe de population, Paris, Garnier Flammarion, 1992, t. 1, p. 444.

(4Ibidem, t. 2, p. 237.

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