Ainsi, au surlendemain du deuxième tour des élections législatives — majorité Rassemblement national (RN) ou pas — ce sera déjà l’ouverture d’un sommet de l’OTAN, du 9 au 11 juillet. La France en est un des membres fondateurs, comme elle l’a été de l’Union européenne (UE). Elle est aussi membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Son virage de bord politique vers une extrême droite de gouvernement, s’il venait à être confirmé, serait un choc considérable pour une grande partie de la communauté internationale, avec à la clé sans doute une accélération du déclassement diplomatique du pays.
Au menu de la réunion transatlantique, à Washington :
• le leadership de l’Alliance (une question déjà presque réglée : on passe d’un atlantiste pur jus à l’autre, le Néerlandais Mark Rutte succédant à partir d’octobre au Norvégien Jens Stoltenberg) ;
• le soutien à l’Ukraine (l’organisation doit prendre en main la coordination de l’aide) ;
• les tensions dans les Balkans (parce que c’est toujours là que le feu couve, et souvent là que tout explose) ;
• les relations avec la Chine (parce que le parrain américain voudrait bien enrôler l’OTAN dans sa « compétition systémique » avec l’empire du Milieu, en dépit des résistances de certains pays, notamment de la France).
Lire aussi Grégory Rzepski, « Désinvolture diplomatique », Le Monde diplomatique, juillet 2024.
Pékin, selon le secrétaire général actuel de l’OTAN « alimente le plus grand conflit en Europe depuis la seconde guerre mondiale », tout en se présentant comme non engagé, affirmant ne pas fournir directement d’armes à la Russie. La Corée du Nord, de son côté, aurait déjà livré plus d’un million et demi d’obus à la Russie : « Nous les voyons charger les wagons et traverser la frontière entre la Corée du Nord et la Russie », déclare Jens Stoltenberg qui, en revanche, plaide pour un soutien occidental accru à Kiev : « Le chemin de la paix passe par plus d’armes à l’Ukraine ».
Les débats au sommet de Washington se dérouleront en tout cas sur fond d’interrogation à propos de l’issue de la présidentielle américaine, sans doute déterminante pour l’avenir de l’OTAN et le niveau d’engagement dans le conflit ukrainien. Et avec la participation d’un président français qui ne sera plus en situation de hausser le ton — lui qui commencera juste à réaliser avec qui et comment il lui faudra désormais « cohabiter ». Il se trouve d’ailleurs que les deux mouvances politiques qui défient l’ancienne majorité dans ces élections en France sont, pour des raisons différentes, plutôt critiques et méfiantes à l’égard de l’organisation transatlantique.
Pilier et mentor
À Bruxelles, où un sommet européen a entériné, les 27 et 28 juin, les nominations à la tête des institutions européennes pour les cinq ans à venir (1), on attend le verdict de l’électorat français avec inquiétude : la France est la première puissance de l’Union en matière de défense (depuis la défection britannique) et la deuxième sur le plan économique ; l’attelage franco-allemand, même et surtout fragilisé comme c’est actuellement le cas, joue un rôle majeur dans son équilibre ; et l’engagement très pro-européen du président Macron — à la fois pilier, mentor et parfois aiguillon des instances bruxelloises — était plutôt apprécié des « eurocrates », et de la plupart des États du nord-est et de l’est de l’Europe, même s’il suscitait l’agacement de certains autres dirigeants. Or, cette Europe-là n’est pas non plus la tasse de thé des deux blocs d’opposition interne à Emmanuel Macron.
L’UE vient d’autoriser un quatorzième train de sanctions contre la Russie et de décider d’utiliser les recettes générées par l’immobilisation d’avoirs russes en Europe pour accroître encore son soutien militaire à l’Ukraine, renforcer les capacités de son industrie de la défense et soutenir sa reconstruction. Mais la posture de plus en plus « jusqu’au-boutiste » du président français à propos de cet engagement en Ukraine — avec l’évocation dès février dernier d’un éventuel envoi de troupes sur le terrain et la décision en juin de céder prochainement des chasseurs Mirage 2000 à l’aviation ukrainienne — pourra difficilement être préservée si un régime de cohabitation s’établit à la tête de l’État français : le RN n’y est pas favorable (pas plus d’ailleurs que la majorité du Nouveau Front populaire).
Titre honorifique
Les premières passes d’armes, fin juin, sur la répartition du pouvoir régalien — armées, affaires étrangères — laissent présager d’une cohabitation plutôt chaotique et en tout cas tendue si le premier ministre devait être choisi au sein du RN. Marine Le Pen, cheffe du parti, a fait valoir que le titre de chef des armées, pour le président, est purement « honorifique, puisque c’est le premier ministre qui tient les cordons de la bourse », son « poulain » Jordan Bardella « ayant déjà posé des lignes rouges, le président ne pourra pas envoyer de troupes en Ukraine », ni d’instructeurs, ni de missiles à longue portée susceptibles de permettre aux forces ukrainiennes de frapper des cibles en territoire russe.
Lire aussi « France, de la crise au chaos politique », Le Monde diplomatique, juillet 2024.
Accusée par François Bayrou, le président du parti MoDem, de « mettre en cause profondément la Constitution », Marine le Pen avait rectifié le tir quelques heures plus tard, affirmant que, « sans remettre en cause le domaine réservé du président de la République en matière d’envoi de troupes à l’étranger, le premier ministre a, par le contrôle budgétaire, le moyen de s’y opposer ».
Lors d’un débat sur France 2 le 27 juin, le premier ministre sortant Gabriel Attal a renchéri : « Derrière le titre “honorifique”, il y a l’idée que le président de la République ne serait plus en mesure de prendre de décisions si le RN venait à gagner cette élection, il y aurait une forme de dispute entre le premier ministre et le président de la République pour savoir qui a le rôle de chef des armées. C’est un message envoyé aux puissances mondiales, au monde entier, un message très grave pour la sécurité des Français. »
Au cours du même échange, le candidat du RN au poste de premier ministre, cherchant à se démarquer du tropisme pro-russe traditionnel de son parti, a promis qu’il ne laisserait pas « l’impérialisme russe absorber un État allié comme l’Ukraine », tout en affirmant vouloir échapper au risque de belligérance, et « éviter une escalade avec la Russie, puissance nucléaire » (2).
« Partagé » plus que « réservé »
Même si, en vertu de l’article 15 de la Constitution, le président de la République est bien « le chef des armées », le « garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire » (art. 5) et du respect des traités, et détient la responsabilité et le pouvoir d’engager le cas échéant les forces nucléaires, les articles 20 et 21 de la même Constitution, précisent bien que le premier ministre « dispose de l’administration et de la force armée » et est « responsable de la défense nationale », y compris bien sûr dans sa dimension budgétaire. Il n’aura, dans la pratique, d’autres limites que celles des moyens financiers, de l’opinion, de la rue.
Dans les trois cas de cohabitation déjà vécues sous la Ve République, les affaires étrangères et les armées ont toujours fait l’objet de discussions, lors de la formation des gouvernements, et de disputes protocolaires lors des sommets et réunions internationales. « Peu confortable, la cohabitation n’a pour l’heure jamais empêché la France de se doter d’une diplomatie », conclut l’analyse consacrée par RFI à « la diplomatie sous la cohabitation ». On conçoit cependant qu’en cas de cohabitation avec un premier ministre aux conceptions radicalement éloignées du chef de l’État, par exemple sur les relations avec la Russie, la politique étrangère et de défense de la France — domaine finalement plus « partagé » que « réservé » — puisse être altérée, voire paralysée, en tout cas cacophonique, même si Emmanuel Macron se rassure lui-même (en marge du sommet du G7, le 14 juin dernier) en soulignant que ses interlocuteurs étrangers « connaissent notre constitution, et savent quelles sont les compétences et le rôle d’un président en France sur les sujets internationaux et de défense ».
S’agissant de l’Ukraine, un gouvernement Bardella n’approuverait sans doute pas — lors de la préparation du budget 2025, à la rentrée — qu’on réserve une nouvelle ligne de 3 milliards d’euros d’aide en faveur de l’Ukraine, comparable à celle de cette année, alors que le 24 juin dernier, le président Macron réaffirmait encore la « détermination sans équivoque » de la France à soutenir l’Ukraine « dans la durée ». Mais il n’aurait plus le dernier mot dans le cas d’une cohabitation « tendue » où il en serait réduit à représenter le pays plus qu’à ne pouvoir y agir.
Bases en question
En attendant, des échéances plus prosaïques attendent le nouvel exécutif :
• l’approche du 14 juillet, avec les effusions entre la France politique et les armées — dans lesquelles le président garde traditionnellement un rôle majeur — et avec le « mercato » annuel des grands chefs, auquel un nouvel exécutif voudra certainement mettre sa patte. Un premier train d’une vingtaine de nominations à de hauts postes civils et militaires, préparé de longue date, vient de passer ces derniers jours (3). Marine Le Pen a accusé l’Elysée, le 2 juillet, de préparer, avec ces nominations, un« coup d’Etat administratif ». Mais il restera pour un futur gouvernement des dizaines de postes « stratégiques » à pourvoir dans des commandements militaires, la gendarmerie, la police, les services de renseignements, y compris dans des organes dépendant directement du premier ministre, comme le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), le Groupement interministériel de contrôle (GIC), l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) (4), ainsi que dans les ambassades, également concernées par l’habituel « mercato » de l’été.
• un gouvernement de cohabitation aura à cœur d’imprimer sa marque dans les premières semaines ou mois au plus tard, en prenant ordonnances et décrets, en soumettant des lois à une Assemblée nationale mobilisée jusqu’au mois d’août, et en établissant les premiers cadrages budgétaires en vue de la loi de finances pour 2025, ainsi que — dans le domaine de la défense — dans les ajustements sur le budget en cours d’exercice. Dans le cadre d’une cohabitation avec un gouvernement d’extrême droite, les armées pourront être en principe assurées d’une certaine mansuétude du pouvoir : le RN a toujours encouragé une hausse des crédits défense, et la Loi de programmation militaire (LPM) — qui prévoit de franchir des « marches » de croissance budgétaire chaque année, jusqu’en 2030 — pourrait être exécutée « à l’euro près », voire augmentée.
• parmi les dossiers en attente, également, le sort des bases militaires françaises en Afrique, qu’il n’est plus question de maintenir sous leur forme actuelle, tant elles ont été un objet de ressentiment pour les opinions et certains gouvernements, notamment au Sahel : les consultations menées depuis le début de cette année par l’ancien ministre Jean-Marie Bockel, ainsi que son rapport attendu en juillet, devraient aider à redéfinir les buts et pratiques de la coopération militaire avec les pays du continent. La poussée d’extrême droite en France n’y passe pas inaperçue, si l’on en juge par la prise de position sur le site de Jeune Afrique d’une ancienne première ministre du Sénégal, Mme Aminata Touré : pour elle, « la possible arrivée au pouvoir du RN en France — le pays de la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en 1789, et de celle des Nations unies, en 1948 — n’est plus une question franco-française : c’est une question civilisationnelle… Son accession au pouvoir consacrerait une rupture totale avec le continent africain ».