Après deux premiers romans, Mathématiques congolaises (2008) et Congo INC (2014), des coups de maître successifs, Jean Bofane a livré en août 2018 une fiction plus légère. La Belle de Casa se sirote au début comme un long drink. La mise en place de l’intrigue prend tout son temps, autour de la mort mystérieuse, en pleine rue, d’une beauté marocaine, Ishrak, un matin de grand vent. Exit la République démocratique du Congo (RDC) et ses « touristes à but lucratifs », comme l’auteur aime appeler les sociétés étrangères qui profitent de l’éternel chaos de son pays natal.
Changement de décor : Jean Bofane part à « Casa » (Casablanca), dont il dépeint une atmosphère tendue sous le Chergui, un vent saharien qui rend fou, et remplie de concupiscence masculine. Les premières pages égrènent le déhanché affolant d’Ishrak, qui aimante tous les regards, au tournant de nombreuses rues. Il n’y a dans ce cocktail, pour commencer, que des bulles pétillantes qui remontent à la surface. On se demande où l’auteur veut en venir. Lorsqu’on lui posait la question avant la parution du roman, telle était sa réponse : « Je veux surtout observer le Maroc, le pays d’origine de beaucoup de mes amis à Bruxelles, en me souvenant que le Sahara avant les colonisations n’était pas une frontière, mais une grande autoroute ».
Amitié congolaise et désirs Nord-Sud sur Internet
La présence d’un jeune migrant congolais, qui a fait tout le trajet à pied du Congo pour se retrouver au Maroc, s’avère centrale sans l’être vraiment. Son parcours aux mains de trafiquants qui l’ont trompé sur sa destination finale, son absence d’avenir et ses monologues avec le défunt maréchal Mobutu ne sont pas non plus le sujet principal. Sese Tshimanga, avec son bagout et son culot, a été l’un des rares hommes à avoir su apprivoiser la belle Ishrak, qu’il embarque en douceur dans l’amitié qu’il a à donner, mais aussi dans une entourloupe sur Internet visant a escroquer les cœurs solitaires d’Europe du Nord.
Un peu de désir à vendre et des « chéris » susurrés via l’ordinateur, pour quelques poignées d’euros. « Un de ces types — très jeunes, souvent, qui entretiennent une cour avec quelques dizaines, parfois même des centaines, de femmes amoureuses, pratiquant une drague forcenée dans le but de leur soutirer de l’argent en jouant sur les stéréotypes de l’Afrique indigente et sur l’éternelle culpabilité de l’Europe esclavagiste et colonialiste mais en quête de rédemption ».
La cyber-solitude de l’hémisphère nord n’est là encore qu’une pièce du puzzle. Tout comme la spéculation immobilière et la transformation rapide de la capitale économique du Maroc. Lorsque les fils de l’intrigue s’emmêlent enfin et que le cocktail se corse, le lecteur est entraîné à son insu dans une réflexion sur la méchanceté, l’implacable tendresse des liens du sang, mais aussi et surtout la force du destin. Un triple sec à l’amertume puissante d’un vieux whisky, avec pour vrai sujet le Chergui, ce vent qui souffle sans merci sur Casablanca. Lucide, Bofane fait du changement climatique son personnage principal. Sa présence inquiétante passe au second plan mais domine tout, comme dans la vraie vie.