Alors que la sottise prospère sur Internet sans frein même pour les actes interdits par la loi tels que l’incitation à la violence, à la haine, la diffamation et l’injure, il paraît paradoxal de revendiquer un droit aux sottises. À l’impunité du grand nombre répondent en effet des procédures judiciaires s’attaquant pêle-mêle aux lanceurs d’alerte, qu’ils formulent des critiques documentées ou de simples broutilles — voire des sottises. On comprend dès lors que la substance importe moins que la personne des auteurs. Certes, dira-t-on, les tribunaux peuvent punir les « recours abusifs ». Mais ce n’est pas le principal problème.
Car ce qu’on appelle les procédures-bâillons visent souvent moins à faire condamner quelqu’un en particulier qu’à faire un exemple ; à formuler une sorte d’avertissement pour un ensemble de cibles réelles et potentielles. Voilà ce qu’il vous coûtera de dire ceci ou cela ! Des ennuis, des frais et une éventuelle condamnation. Les procédures-bâillons étaient surtout l’affaire des puissants et des riches qui cherchaient à contraindre au silence leur critique. La méthode, aujourd’hui, se banalise. Son aire d’intervention s’étend dangereusement. Jusqu’à viser des propos sots — qui n’ont pas été forcément ceux d’un sot.
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L’affaire qui nous intéresse ici concerne une professeure de droit à l’université d’Aix-en-Provence qui a risqué une image pour caractériser la position de l’islam et du judaïsme sur la question de la transmission de la religion. Dans le cadre d’un cours sur les conflits de lois de master 2, elle aurait expliqué que l’islam et le judaïsme seraient des « religions sexuellement transmissibles » et d’ajouter que « l’un des plus grands problèmes qu’on a avec l’islam — et ce n’est pas le seul malheureusement —, c’est que l’islam ne reconnaît pas la liberté de conscience. C’est quand même absolument terrifiant. »
Ce propos valait-il la peine d’être retenu ? On peut douter de son intérêt et de son humour. On est cependant surpris d’apprendre que la Ligue des droits de l’homme (LDH) est le plaignant. « S’en prendre aux religions n’est pas punissable, et c’est heureux, mais là, vu la brutalité du propos, on passe à un autre stade », a déclaré le président d’honneur de la LDH, Michel Tubiana. Et d’ajouter : « On n’est plus dans la critique, mais dans l’injure. Ce genre de diatribe que l’on pourrait retrouver sur CNews n’est pas une caricature, ça n’a rien à voir avec Charlie Hebdo, c’est un jugement de valeur insultant destiné à blesser ». Non sans rappeler une actualité récente, le nom de l’enseignante a été publié par Mediapart — objet à son tour d’une plainte de l’enseignante pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Après avoir reçu des menaces de mort, la « fautive » a été placée sous protection de la police. Était-il la peine d’y ajouter une plainte ?
Interdire les sottises, c'est dissuader de penser
Dans un cours magistral au moins cette universitaire improvisait-elle pour risquer une telle sottise ! Comme ses collègues, elle le faisait dans des conditions de plus en plus difficiles, face à quelques étudiants devenus délateurs qui enregistrent les propos à coup de smartphones et autres instruments d’un société de surveillance généralisée. Peut-être aurait-elle dû se contenter de lire un cours dûment préparé et lissé ? Interdire les sottises, c’est dissuader de penser. Combien ai-je dit de sottises en quarante ans de cours magistraux ? Sans doute plus que ma part. Sans invoquer même la difficulté à parler pendant plusieurs heures chaque semaine, c’est un risque nécessaire de toute bonne pédagogie, où il faut tenter des associations d’idées, des métaphores, et même des provocations pour attirer l’attention d’étudiants distraits ou endormis. C’est même une condition pour dénicher de nouvelles idées. Aller en terrain inconnu est l’inverse d’un terrain balisé. Il y faut prendre des risques tout en sachant qu’il faudra en jeter ensuite dans la panière, se corriger, s’amender, et se risquer à nouveau.
Lire aussi Laurent Binet, « Retour sur “Les Versets sataniques” », Le Monde diplomatique, janvier 2021.
C’est pour avoir anticipé ces menaces contre le travail intellectuel et d’abord professoral que le Conseil constitutionnel a érigé la liberté académique en principe constitutionnel (décision du 20 janvier 1984). À l’initiative d’un professeur de droit, le doyen Georges Vedel. Le risque de condamnation judiciaire paraît donc mineur pour les universitaires incriminés. On suppose que les plaignants le savent. Leurs avocats leur auraient-ils caché ? Il faut bien vivre. À moins que ce ne soit pas l’objectif. Pour se montrer et prouver qu’on existe il y a sans doute de meilleures manières de faire. Mais peut-on éliminer d’emblée la raison plus pernicieuse des poursuites-bâillons ? On voit dès lors où se situe le danger : non sanctionner des sottises mais intimider préventivement toute audace. Comment les en empêcher ? La solution est simple et on peut s’étonner qu’elle n’ait pas encore été adoptée : limiter les poursuites-bâillons par des mesures légales. Dans le cas de la professeure de droit, l’université lui doit la protection fonctionnelle qui l’abrite de tout frais judiciaire. Mais ce n’est pas assez tant cette protection n’évite pas les ennuis. Il faut donc que la loi soit mieux appliquée en ce qui concerne les recours abusifs que les tribunaux rechignent à sanctionner par des sanctions pécuniaires. Pourtant ils sont déjà bien encombrés. Il faut encore changer la loi lorsqu’elle permet en matière de diffamation une plainte avec constitution de partie civile qui, moyennant un dépôt financier minime, permet aux juges d’instruction une mise en examen automatique. Ces mêmes juges d’instruction qui déplorent la procédure en aparté semblent impuissants à la faire abolir. Il est donc vital pour la liberté d’expression face à la judiciarisation des conflits d’opinion de garantir le droit aux sottises.