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« Laëtitia », par Antoine Lacomblez et Jean-Xavier de Lestrade

Le juge et la jeune fille assassinée

par Lucile Commeaux, 29 septembre 2020
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Marie Colomb (Laëtitia), Noam Morgensztern (le meurtrier)
© Jérôme PRÉBOIS / FTV / PCB FILMS & L’ ÎLE CLAVEL

«Montrer Laëtitia vivante » : ainsi Jean-Xavier de Lestrade décrit-il son projet de fiction (Le Monde, 21 septembre), une série télévisée produite pour France 2 et diffusée les 21 et 28 septembre. Une série efficace et très construite, mais dont le choix des interprètes interroge.

Sobrement nommée d’après son héroïne, la série revient sur un fait divers, le meurtre atroce en janvier 2011 d’une jeune fille dans une petite ville du pays nantais. Laëtitia Perrais a presque 19 ans, et partage avec sa sœur jumelle Jessica un douloureux passé d’enfant baladée entre une mère dépressive, un père violent et l’assistance sociale. Un soir elle croise Tony Meilhon, criminel plusieurs fois condamné, le suit chez lui où il la viole, puis l’étrangle et découpe son corps en plusieurs morceaux. L’enquête désigne rapidement le coupable, Tony Meilhon est arrêté, et l’affaire fait la une des journaux. Nicolas Sarkozy, alors président de la République, s’en empare lui-même lors d’un déplacement à Nantes, en faisant un exemple type du laxisme de la justice française envers les récidivistes. Il déclenche ainsi un vaste mouvement de grèves et de manifestations chez les magistrats.

Lire aussi Gilles Balbastre, « Les faits divers, ou le tribunal implacable des médias », Le Monde diplomatique, décembre 2004.

Sans nul doute la matière est riche, et inspire en 2016 à l’historien et écrivain Ivan Jablonka un récit de fiction intitulé Laëtitia ou la fin des hommes, dans lequel le réalisateur Jean Xavier de Lestrade puise à son tour pour cette série de six épisodes qui entremêle avec beaucoup de maîtrise trois fils temporels : l’enfance de Laëtitia et Jessica, la nuit du crime, et l’enquête. Jean-Xavier De Lestrade a déjà fait montre de sa virtuosité dans le traitement d’une affaire de justice, à travers plusieurs documentaires et notamment une série magistrale intitulée The Staircase en 2004.

Laëtitia partage avec ses travaux précédents une efficacité redoutable, une vraie complexité dans l’appréhension des rouages judiciaires, mais pour autant, quelque chose coince dès les premières minutes, comme un trouble dans le genre. Pas le genre au sens de la détermination sexuelle, qui joue un rôle tragique dans le destin de Laëtitia et qui constitue d’ailleurs l’angle d’attaque privilégié de Jablonka et de Lestrade. Non, le genre qui trouble ici est de pur cinéma, et tient moins au choix de la fiction, qu’à celui des interprètes qui incarnent les personnages.

Une scène : alors que Laëtitia a disparu, l’ancienne assistante sociale des filles, Mme Prieur, rend visite à Jessica dans sa famille d’accueil, chez Gilles et Michèle Patron. Madame Prieur à l’écran c’est Alix Poisson, une actrice bien connue des spectateurs de France 2 puisqu’elle incarne la mère d’une famille tout à fait fonctionnelle dans le programme humoristique quotidien Parents mode d’emploi. Son irruption dans le décor réaliste de la maison Patron, sa cuisine vieillotte, ses meubles compassés, détonne absolument. Il ne s’agit pas de la qualité de son jeu, ni de celle d’ailleurs des autres comédiens de la série. Mais Alix Poisson est une actrice de téléfilm, un être de télévision immédiatement identifiable comme tel à une forme de neutralité physique et une manière de se mouvoir, de porter des vêtements — des traits du visage à l’habit, rien ne dépasse. Elle est une création « abstraite » de tout signe d’appartenance à une catégorie précise. Dans le milieu saturé de signaux socio-culturels que constitue le salon des Patron elle est parfaitement incongrue. Elle n’est pas la seule d’ailleurs, le gendarme principal chargé de l’enquête et le juge d’instruction, interprétés respectivement par Yannick Choirat et Cyril Descours, sont du même moule : cheveux brillants, corps dans les normes, sourires « ultra bright ». Ce sont les tenants de l’institution : police, justice, protection sociale, une institution représentée par des physiques conformes aux modèles « positifs » des couches moyennes. Face à eux, des « gueules » : des acteurs qui n’ont ni le physique ni le jeu des stéréotypes bourgeois construits par les programmes télévisés. C’est la beauté singulière de Jessica et de Laëtitia ; le visage buté de Gilles Patron, et celui constamment effaré de son épouse, comme des signes de la petite classe moyenne à laquelle ils appartiennent ; le sourire monstrueux de l’assassin Tony Meilhon ; le corps petit, nerveux et perpétuellement empêché par une lourde veste en cuir de Franck Perrais, le père biologique des jumelles. Eux excèdent, ils ne rentrent pas dans le cadre du divertissement télévisé, quelque chose en eux accroche, voire écorche le spectateur. C’est la cohorte aléatoire et cabossée des « vrais gens »… Quand il s’agit de les appréhender, le régime de mise en scène choisi par le réalisateur change pour s’efforcer de suivre au plus près ces corps moins normés que les figures des téléfilms. À l’écran ça bouge davantage, ça se mêle, les plans sont plus gros sur les visages, ou au contraire, la caméra s’écarte pour épouser les mouvements de la vie violente : celle que le père des jumelles exerce sur sa mère lors d’éprouvants flashbacks sur leur enfance ballottée ; celle qui agite Meilhon lors de son transfert en prison.

Ce contraste finit au long des six épisodes de Laëtitia par créer un hiatus problématique. Chez le juge d’instruction, un beau brun aussi dépourvu de rugosités que le laqué de son bureau, Jessica écoute le compte-rendu de l’autopsie, tempes rougies et goutte au nez. Son visage hébété est entièrement tendu vers celui du juge, le regard mouillé et fixe. Mais qui regarde-t-elle ? Le champ/contre-champ produit un vertige. Ces deux personnes se tiennent-elles vraiment face à face ? Que peut ce juge-mannequin, avec ses faux dossiers que personne n’a jamais ouvert, pour Jessica ? La caméra capte à ce moment précis, plus que la douleur, plus que la compassion, un abîme terrifiant entre les gens et l’institution. Il ne s’agit pas de rapport de force, ni de rapport de classe — pour que ce type de tension advienne, il faudrait encore qu’ils soient en présence. Or ils ne sont pas dans le même film. Le feuilleton se poursuit et c’est inexorable, il se scinde en deux, et les plans qui réunissent finalement Jessica et le gendarme sur un résilient bord de mer ne trompent personne. Ils ne sont pas ensemble.

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Guillaume Marquet (l’officier de gendarmerie chargé de l’enquête)
© Jérôme PRÉBOIS / FTV / PCB FILMS & L’ ÎLE CLAVEL

Il faut dire que dans l’affaire Laëtitia, toutes les institutions ont failli. L’assistance sociale n’a pas réussi à protéger la mère des filles, ni à accompagner leur père. Elle a fermé les yeux par manque de temps et de moyens sur le cas Gilles Patron, qui se révèle être lui-même un délinquant sexuel. La gendarmerie n’a pas enquêté sur lui et son dossier a surgi fort tard dans l’enquête. Un tribunal a permis à Tony Meilhon de se retrouver dans la nature, alors qu’il constituait un danger. Les journalistes sont incontrôlables et incontrôlés, en témoignent les vraies archives, extraits de journaux et de reportages, incrustés sur les téléviseurs de la famille Patron.

Que dit la série de Jean-Xavier de Lestrade à ce propos, et en dit-elle seulement quelque chose ? Ce hiatus que la mise en scène ouvre entre les personnages, est-il un parti pris ? Les quelques scènes qui se proposent de réfléchir explicitement à ce que l’affaire Laëtitia a de proprement politique laissent planer le doute. Dans un dialogue d’une indigence quasi comique, et opportunément placé dans les dix dernières minutes de la série, le gendarme et le juge évacuent sa portée en deux coup de cuillère à pot :

LE JUGE : Et toute sa vie quand même elle aura été victime de la violence des hommes…

LE GENDARME : Ouais c’est quand même fou hein, quand on y pense ? Leur père qui bat et viole régulièrement leur mère, le père de la famille d’accueil qui est censé représenter la loi, la protection de l’État, qui en profite pour abuser d’elle pendant des années, on imagine bien les dégâts que ça peut faire… Et le tueur qui prend les femmes pour des dossiers, qui les piétine et qui les jette…

LE JUGE : Sans oublier le président de la République, qui utilise sa mort pour en tirer un bénéfice politique, et cracher sur les juges au passage.

Ça sonne faux, mais on est entre faux gens, ceux de la deuxième dimension, dans le bureau lisse du juge lisse. Bref on est à la télé.

À supposer que le trouble politique introduit par le double régime formel qui clive toute la série de Lestrade est en effet inconscient, il ne faut probablement pas sous-estimer son efficacité. Comme tout bon inconscient, la forme travaille, et creuse sous l’artificialité des discours les sillons de réflexions possibles, sur le caractère hors-sol des institutions censées protéger les individus et les collectifs, et en particulier sur l’archaïque sacrifice des femmes, des enfants, des pauvres, et des fous. On oubliera vite la mine satisfaite de jolis acteurs dans leur bureau bien éclairé qui se félicitent de conclure artificiellement à la faillite de l’État et de ses intermédiaires ; on oubliera moins l’affolement dans le regard du père de Laëtitia, indécidablement coupable et victime, dont la silhouette torturée ne cesse de hanter les marges dans le cadre. Lui, à n’en pas douter, est vivant.

Lucile Commeaux

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