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Le Noël de l’OTAN

« Après 2014 (NDLR : l’annexion de la Crimée, et la sécession du Donbass ukrainien, appuyée par la Russie), nous avons mis en place le plus grand renforcement de notre défense collective de l’Alliance depuis la fin de la guerre froide... », a déclaré une nouvelle fois ces jours-ci Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’OTAN, au « Financial Times ». Et ce n’est qu’un début : aux bataillons actuellement déployés sous commandement transatlantique dans six pays du flanc oriental européen, vont succéder des brigades, avec des effectifs jusqu’à sept fois plus nombreux, formées et équipées en mode « haute intensité ». Les négociations sont en cours avec les États volontaires, parmi lesquels la France qui met déjà au service de l’Alliance, à terre, sur mer et dans les airs, plus d’hommes que sur le continent africain, son ancien « pré-carré », et qui se veut un de ses fers de lance.

par Philippe Leymarie, 16 décembre 2022
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Noël festif au quartier général de l’OTAN
© OTAN, 2020

Changement de vocation pour l’armée française, après ses déboires africains ? Depuis février dernier, elle délaisse partiellement le sud, et se déploie vers le « flanc est » de l’Europe, au titre de ce que l’état-major appelle un « dispositif militaire aux capacités renforcées » :

 sans relation avec la crise ukrainienne, au titre de son tour de commandement qui était prévu pour toute cette année, la France fournit depuis janvier dernier les composantes terrestres, aériennes et NRBC (1) de l’état-major de la force de déploiement rapide de l’OTAN, la Nato Response Force (NRF), et « arme » ainsi l’unité qui a la disponibilité opérationnelle la plus grande au sein de l’Alliance ;
 elle a accepté d’être la « nation-cadre » du bataillon Aigle, déployé dans l’urgence début mars en Roumanie, à Cincu, à 200 kilomètres de la frontière ukrainienne (qui comprend 800 soldats français, renforcés récemment d’une douzaine de chars Leclerc, ainsi que des militaires néerlandais et roumains) ;
 la France a également fourni un système anti-aérien Mamba, équipé de missiles Aster, avec une centaine de servants, pour la protection du port stratégique roumain de Constanta (par où transitent une partie des céréales produites en Ukraine) ;
 elle continue de participer en Estonie au battle group multinational Lynx, sous commandement britannique (300 hommes) ;
 et à assurer, par roulement, la police du ciel dans les États baltes, depuis la Lituanie, avec actuellement une escadrille de quatre Rafale (100 personnels) ;
 elle participe également à la surveillance et à la protection du ciel en Pologne ;
 elle assure aussi au profit de l’OTAN des patrouilles d’observation (avions-radar Awacs opérant le long de la frontière ukrainienne) ;
 la marine nationale française participe aux deux groupes maritimes OTAN, — Atlantique-Mer du Nord et Méditerranée — ainsi qu’aux deux groupes alliés de guerre anti-mines ;
 depuis la mi-novembre, ces capacités navales sont décuplées grâce à la mission en Méditerranée orientale du groupe aéronaval français (GAN) autour du porte-avions Charles de Gaulle, dont c’est le deuxième déploiement cette année (avec une quinzaine de Rafale, plusieurs frégates, un sous-marin d’attaque, et plus de deux mille marins) : cette projection de puissance sous le signe de la « haute intensité », se fait en partie au profit de l’OTAN.

Crédibles et fiables

Au total, l’état-major à Paris assure que huit mille militaires français et une vingtaine de bâtiments de guerre sont déployés sur le flanc est, ou en alerte au profit de l’OTAN. L’objectif côté français était de fournir à la NRF des unités prêtes à l’emploi « crédibles et fiables » : « Toutes les nations n’ont pas fait le même effort », fait remarquer un officier supérieur. Le volontarisme français aurait d’ailleurs été salué par le lieutenant général américain Christopher Cavoli, le nouveau commandant suprême des forces de l’OTAN (2).

En mars dernier, lors d’un sommet OTAN à Bruxelles, il avait été décidé — en gage de nouvelle « réassurance » des pays d’Europe centrale après l’invasion de l’Ukraine — de porter à huit bataillons (et plus seulement à quatre) les effectifs déployés depuis 2014 sur le flanc est : cette « présence avancée renforcée » s’inscrivait dans une « posture dissuasive » , c’est à dire suffisamment robuste ; elle était déployée « à 360° » dans tout l’espace est-européen, mais sans être massive au point « d’atteindre un volume d’allure escalatoire », explique-t-on à l’état-major. Avec une composition clairement multinationale des unités — les soldats alliés prenant les mêmes risques que ceux des pays d’accueil —, et des capacités de renforcement rapide, si nécessaire : les huit bataillons multinationaux actuels — autour d’un millier d’hommes chacun — pourront être élevés au niveau de brigade en cas de besoin (3). Au total, les forces actuellement mobilisées au titre de ce conflit avec la Russie, sous l’autorité de l’OTAN, sont d’une quarantaine de milliers d’hommes.

L’état-major considère que la participation française est d’autant plus souhaitée et déterminante au sein des forces multinationales que son armée dispose de qualifications ou capacités jugées décisives (« critical »), comme le ravitaillement en vol, l’observation et la surveillance aériennes, l’appréciation des situations en mer, la vigilance anti-NRBC, etc. On peut y ajouter, bien que cela soit rarement revendiqué, le poids que donne à un pays comme la France sa maîtrise autonome de la dissuasion nucléaire, Paris ne faisant pas partie du groupe des plans nucléaires de l’OTAN (4).

Degré de réactivité

Le sommet OTAN de Madrid, le 27 juin dernier, a préconisé un modèle militaire plus ambitieux, à une échelle dépassant de loin celle de la NRF. Il s’agirait, en cas de menace directe sur un pays de l’Alliance, ou d’un conflit ouvert avec la Russie, d’intégrer — dans un plan de mobilisation par étapes et niveaux qui est encore en cours de discussion au niveau des gouvernements et des état-majors — l’ensemble des forces mobilisables des pays membres, selon un schéma par tiers :

 les forces directement au contact, mobilisées en moins de dix jours : ce sont celles des pays de la frontière orientale européenne, appuyées par les bataillons ou brigades OTAN prépositionnées ;
 un second tiers pouvant être amené à intervenir dans un délai compris entre 10 et 30 jours, qui viendrait d’un peu plus loin, avec des moyens plus conséquents (blindés, artillerie, etc.) ;
 le dernier tiers, le plus lourd, déployable en 30 à 180 jours, venant possiblement de très loin (y compris par exemple des États-unis) serait destiné à occuper un territoire, défendre ou restaurer la souveraineté du pays attaqué, etc.

On passerait donc du modèle classique de « génération de force » — qui consiste à recueillir les contributions volontaires pour la constitution de formations multinationales ad hoc — à la mise en œuvre d’une planification intégrée, dynamique, s’appuyant sur les moyens et les spécialités des armées des pays membres de l’OTAN, en fonction de leur degré de disponibilité et de réactivité. Des discussions sont en cours, chaque nation indiquant quelle unité pourrait participer à tel bloc de force, et si elle dispose de l’équipement et de l’entraînement correspondants.

On savait ...

Sur un plan plus politique, Stoltenberg se félicite dans son entretien du 7 décembre dernier avec le Financial Times que l’OTAN ait été « très précise dans la prédiction de l’invasion », reflétant en cela dès l’automne 2021 les inquiétudes des Américains. « Nous étions bien préparés, et avons activé nos plans de défense », avec le déploiement en quelques semaines de milliers de soldats supplémentaires sur le flanc oriental de l’Alliance. Il reconnaît que les alliés de l’OTAN soutenaient l’Ukraine depuis de nombreuses années, et plus encore depuis la première invasion en 2014 : les États-Unis, le Canada, le Royaume uni ont formé les forces armées ukrainiennes, de sorte qu’elles étaient « beaucoup plus grandes, plus fortes, et mieux équipées » en février 2022, comme l’a réalisé, mais un peu tard, l’armée expédiée par Vladimir Poutine pour la conduite d’une simple « opération spéciale ».

Le secrétaire général de l’OTAN pointe aussi les « deux grosses erreurs stratégiques » du régime Poutine : avoir sous-estimé les Ukrainiens en tant que nation, l’efficacité de leurs dirigeants, le courage de leurs forces armées ; et sous-estimé la force des alliés de l’OTAN, dans leur engagement à renforcer leur propre défense, à accorder ce soutien sans précédent à un pays pourtant non-membre de l’Alliance, à accueillir de nouveaux candidats à l’entrée dans l’Alliance — la Finlande, la Suède — ce qui aura pour effet de « doubler la frontière avec la Russie ». Ainsi, le président Poutine a-t-il « obtenu exactement le contraire de ce qu’il voulait », constate Jens Stoltenberg.

Mauvais message

Le secrétaire général de l’OTAN considère que les conditions d’une négociation entre les belligérants ne sont pas réunies : « Le paradoxe est que, plus nous voulons une solution pacifique négociée assurant la victoire de l’Ukraine, plus il est urgent de lui apporter un soutien militaire pour créer les conditions d’une paix juste et durable ». Dans cette déclinaison du classique « si tu veux la paix, prépare la guerre », Stoltenberg fait valoir que si le président Poutine gagne en Ukraine, il pourra recommencer ailleurs. Et que d’autres dirigeants autoritaires dans le monde comprendront le « très mauvais message » ainsi envoyé : utiliser la force, violer le droit international, envahir un pays souverain permet d’obtenir ce que l’on veut : « Cela rendra le monde plus dangereux… Nous ne pouvons donc pas permettre au président Poutine de gagner ».

Pour Stoltenberg, Européens et Américains doivent se préparer à une relation difficile pendant un long temps avec la Russie, élevée au rang d’ennemi dans le document stratégique adopté au début de cette année. D’où la nécessité de renforcer la dissuasion et la défense collective de l’OTAN, « pour garantir que le conflit en Ukraine ne dégénère pas en une guerre à part entière entre l’OTAN et la Russie », et pour contraindre Moscou à renégocier un jour les questions de contrôle des armements de toutes sortes, de transparence, de réduction des risques, etc.

Plafond ou plancher

Au passage, Jens Stoltenberg s’en prend à nouveau à la rhétorique nucléaire « imprudente et dangereuse » de la Russie : elle doit savoir que toute utilisation de ce type d’armes « changerait totalement le caractère, la nature du conflit », et qu’une guerre nucléaire, comme ce haut responsable de l’OTAN le répète souvent, « ne peut jamais être gagnée, et ne doit jamais être menée » (5).

Sur la question de l’effort de défense, Stoltenberg a également changé de braquet depuis quelques mois. Pour financer ce qui s’annonce donc comme « le plus grand remaniement de notre défense collective depuis la fin de la guerre froide » (AFP, 27 juin 2022), il faut selon lui investir davantage dans la sécurité et le militaire. Concrètement, l’objectif des 2 % du PIB à atteindre d’ici 2024 pour les budgets défense des pays membres « devient un plancher, et non plus un plafond ». Pour l’heure, neuf pays ont atteint ou dépassé cet objectif : Grèce, USA, Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie, Royaume uni, Croatie, Slovaquie. La France est à 1,9 %, l’Italie à 1,54, l’Allemagne 1,44, l’Espagne 1,01, Luxembourg 0,58.

Stoltenberg se réjouit que 19 alliés ont lancé des « plans clairs » pour atteindre cet objectif des 2 %, et que 5 autres auraient pris « des engagements concrets ». L’Allemagne a été particulièrement félicitée début décembre à Berlin par Jens Stolterberg pour son « Zeitenwende » (tournant historique) annoncé en février dernier : le déblocage d’une enveloppe d’une centaine de milliards d’euros réservée à des investissements pour son secteur défense dans les cinq ans à venir, qui devrait ramener l’Allemagne dans le camp des « grands » militaires européens. Berlin est aussi félicité pour l’initiative prise avec la Norvège de mettre sur pied un centre OTAN de coordination pour la protection des infrastructures sous-marines, comme les câbles de communication ou les pipelines, nouveau domaine auquel s’intéresse l’OTAN depuis le sabotage en septembre dernier du Nord Stream, la conduite de gaz entre la Russie et l’Europe.

Philippe Leymarie

(1Nucléaire, radiologique, biologique et chimique.

(2Par tradition, et pour tenir compte du poids réel du parrain américain de l’OTAN, le commandement militaire de l’Alliance est assuré par un général américain qui cumule avec le poste de chef des troupes américaines en Europe et en Afrique. Depuis la réintégration de la France au sein l’organisation militaire de l’OTAN, un second commandement supérieur –- dit de la « tranformation », installé à Norfolk (Floride) est réservé à un général français, jusqu’ici un aviateur.

(3Les effectifs de ces unités se comptent en centaines pour un bataillon, en milliers pour une brigade. En France, un régiment de l’armée de terre tourne autour du millier de soldats, subdivisé en compagnies de 100 à 120 hommes et femmes. Une division rassemble jusqu’à une dizaine de régiments.

(4Étroitement contrôlé par Washington qui le préside, ce comité veille au stockage et au renouvellement des cent quarante ogives nucléaires américaines entreposées en Allemagne (base aérienne Büchel), aux Pays-Bas (BA Volkel), en Belgique (BA Kleine Brogel), en Italie (BA Aviano et Ghedi Torre) et en Turquie (BA Incirlik). Les armées de l’air de ces pays disposent de vecteurs aériens pour les mettre en œuvre, en « double clé » avec Washington.

(5Il le disait déjà dans un entretien au Point, le 21 juin 2022.

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