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Le peuple anglais

par Alain Garrigou, 18 octobre 2019
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William Hogarth. — « Une élection », 1755.

Le « Brexit » offre au Royaume-Uni et au reste du monde une expérience involontaire qui ressuscite de vieilles questions de science politique. Quoi de plus classique en effet que cette assertion de Jean Jacques Rousseau ironisant sur la liberté britannique dont les philosophes du XVIIIe siècle se berçaient : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » (Contrat social, III, 1, 15). Critique excessive et complaisante pourtant. Excessif et parler d’un « état d’esclavage » ; excessif mais aussi complaisant d’évoquer la « liberté d’un jour », quand les élections de ce siècle étaient biaisées par la corruption et surtout le faible nombre d’électeurs. Le « peuple anglais » était alors un corps censitaire d’électeurs. Le suffrage universel imposa alors la formule de régime représentatif démocratique, une contradiction pour Rousseau, un compromis souvent implicite pour nos contemporains, en tout cas un oxymore. Les lacunes d’un régime représentatif laissant la souveraineté entière au parlement n’ont pas cessé de susciter des critiques (lire « L’aporie de la souveraineté).

Lire aussi Richard Seymour, « Le joker des europhiles britanniques », Le Monde diplomatique, octobre 2019.

Deux solutions alternatives ont été imaginées pour « démocratiser » les régimes représentatifs. Une solution parlementaire a été le mandat impératif. Celui-ci renvoie à l’origine des parlements du Moyen-Âge, où les représentants étaient d’abord délégués pour porter des propositions ou des projets et non pour improviser au fil des décisions et selon leurs propres convictions. Ainsi les députés des états généraux de 1789 se référaient-ils aux cahiers de doléances, avant que l’éloignement de leurs commettants et l’urgence de sujets imprévus les conduisent à s’affranchir des mandats explicites. Quelques mois plus tard, Mirabeau ironisait : « Je m’appuie sur mes cahiers, quoique ce moyen paraisse tombé en désuétude » (5 septembre 1789).

Sous la IIIe République, le candidat Victor Hugo tenta bien de restaurer le mandat impératif pour contrecarrer le conservatisme des premières assemblées. Mais le parlementarisme s’imposa : puisque les représentants étaient élus au suffrage universel, on parlerait de régime représentatif démocratique. Il demeure une certaine nostalgie pour le mandat impératif (encore visible par exemple dans les 110 propositions de François Mitterrand en 1981), revendiqué comme un héritage de gauche.

Une alternative extra-parlementaire apparut avec le référendum ou plutôt avec la formule de l’élection du président au suffrage universel. La désignation directe des gouvernants pouvait sans doute s’appuyer sur des modèles antiques, mais elle se réalisa surtout dans des institutions. Les États-Unis d’Amérique, privés de monarque par l’Indépendance, adoptèrent une élection du président au suffrage direct sans conditions de cens malgré de multiples limites. L’une d’elles subsiste, comme la victoire de Donald Trump en 2016 ou celle de George W. Bush en 2000 ne permettent pas de l’oublier : élus avec moins de voix que leur adversaire mais avec plus de mandats de grands électeurs, le suffrage y est demeuré indirect — moins par la médiation de ces grands électeurs que par le comptage fédéral des votes. Adoptée par la IIe république sur le modèle des États-Unis, d’ailleurs mal compris, malgré la présence d’Alexis de Tocqueville dans les rangs de la commission de la Constitution, le scrutin de 1848 prit une allure plébiscitaire par l’élection de Louis Bonaparte, qui bénéficia d’une double investiture, dynastique et populaire.

Lire aussi Sarah Cabarry & Cécile Marin, « 10 mai 1981, l’occasion ratée », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

L’usage des plébiscites pour proclamer l’Empire puis pour faire approuver ses décisions jusqu’en 1870 — en mai, « l’empire libéral » obtient 82,69 % des suffrages exprimés, juste avant la défaite de Sedan et la proclamation de la IIIe République le 4 septembre —, le maintien d’élections législatives largement contrôlées par la candidature officielle brouilla les républicains avec le référendum. Pour justifier une hostilité non évidente, ils accusèrent la candidature officielle, c’est-à-dire le contrôle du gouvernement sur les votes, la corruption, l’ignorance et donc finalement les électeurs. Ils dénonçaient aussi la confusion de la procédure référendaire portant sur autre chose que ce qui était proposé à l’approbation : un chef plutôt qu’une question. Ils le dirent plus ou moins clairement dans La lutte électorale, un pamphlet de la campagne électorale de 1863 : les électeurs n’étaient pas à la hauteur de la liberté qu’offrait le vote. Certes, ils pouvaient remettre à plus tard, notamment grâce aux bienfaits de l’instruction, une démocratie plus authentique. De fait il est devenu impossible désormais de dénier aux peuples la compétence démocratique. Le crime de lèse-majesté s’ajouterait à la contradiction. Aussi le référendum a-t-il été reconsidéré et récemment promu comme une procédure démocratique par excellence, non plus seulement exceptionnelle, pour consacrer un changement de Constitution ainsi que le fit le général de Gaulle en 1946, malgré les réserves informulées de nombreux parlementaires, mais aussi à titre de mode d’expression régulier pour ne pas dire permanent, comme certains le revendiquent aujourd’hui sur fond de protestations sociales.

Plébiscites

La revendication du référendum d’initiative populaire a tenu compte de l’histoire des expériences particulières de ce mode de consultation, puisque la source de l’initiative a longtemps brouillé le caractère démocratique du mode d’expression directe. C’est ainsi que les référendums du général de Gaulle à partir de 1962 ont pu être qualifiés de plébiscites, parce que le chef de l’État décidait de la question posée. Or cela n’avait pas été le cas auparavant, tant les adversaires avaient été neutralisés par les sujets : les institutions de la Ve République, un sujet bénéficiant des trois précédents de 1945-1946, puis la guerre d’Algérie, un sujet dissuadant les ambitions. En 1969, ces adversaires gagnèrent et perdirent à la fois : ils gagnèrent par la victoire du « non » et le départ du général de Gaulle ; et ils perdirent car le référendum sur « le projet de loi relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat » avait prouvé que la ratification n’était pas inéluctable. Ce qui n’empêcha pas Georges Pompidou de renouveler le mode de consultation, et d’autres après lui. À dose homéopathique toutefois. Le caractère plébiscitaire du référendum qu’on pourrait traduire par une question, peut en cacher une autre ou plutôt il n’est pas certain que la question posée importe plus que celui qui la pose. La fides implicita, c’est-à-dire la remise de soi à un chef, reste la menace inavouée des démocraties dont on voit mal pourquoi il serait exclu qu’elles se renient, ou en termes plus concrets pourquoi il serait exclu que les citoyens se démettent eux-mêmes. Chapitre cruel de l’histoire des nations.

Contre toute apparence, ce n'était pas un choix binaire qu'offrait le référendum, mais une gamme bien plus large de réponses

Apparemment rien ne paraît plus simple qu’un référendum : répondre à la question posée, forcément simple pour qu’elle ne soit pas critiquée. Le biais plébiscitaire correspondait donc à demander l’approbation du questionneur qui avait eu l’initiative de la question et le choix de son opportunité. La critique s’en est longtemps tenue là. Elle n’était pas complètement juste mais surtout elle supposait des électeurs plus simples qu’ils ne sont. Contre toute apparence, ce n’était pas un choix binaire qu’offrait le référendum : répondre « oui » ou « non » à la question ou au questionneur, mais une gamme bien plus large de réponses, pas forcément directement liées à la question explicitement posée. Le référendum sur le Brexit est à cet égard exemplaire du hiatus entre la simplicité des procédures et la complexité des conduites.

Lire aussi Chris Bickerton, « Brexit de gauche, une voie étroite », Le Monde diplomatique, février 2019.

Est-il excessif d’avancer que la victoire du leave doive moins aux jugements sur l’Europe que sur l’immigration — dont l’Europe a été jugée responsable, même si elle ne l’est pas ? Les cartes électorales contrastées le confirment, de même que les slogans scandés pendant la campagne, puis les explications immédiates après le vote, sans parler des langues déliées par le résultat, exprimant une xénophobie désinhibée. Il faudrait encore évoquer tout ce qui n’est pas dans un vote et devrait y être pour sa clarté. Leave or Remain, cela est conforme à une question de référendum mais cela ne dit pas grand-chose. En tout cas pas tout, et probablement pas tout ce qui serait nécessaire. On sait depuis longtemps la diversité des électorats qu’il revient à l’élection de rassembler. Ces gens ne sont pas d’accord sur tout parce que c’est une règle du jeu masquée par sa simplicité caricaturale. Bien des électeurs ne voteraient plus pareil s’ils savaient qui est leur voisin de vote. Il arrive fréquemment que l’on se détermine par opposition à des candidats certes, mais aussi à des voisins ou à des amis. Sur le référendum britannique, la difficulté est plus spécifique car il est bien entendu qu’un divorce (l’image a été largement employée) ne se joue pas que sur un mot. Il y a bien des choses à régler dans le partage des biens et la définition des relations futures. Or le moins qu’on puisse dire est que le choix leave ou remain n’a pas réglé ces « détails ». C’est le point où le régime représentatif a fait valoir ses droits. Dès qu’il s’est agi de négocier, le mandat n’était pas inscrit dans le résultat du référendum et les parlementaires pouvaient « exister ».

Il peut être très désagréable d’être confrontés à ces questions d’ingénierie politique. Depuis l’Antiquité grecque, elles reviennent inlassablement. Il est assurément stimulant intellectuellement de retrouver de vieux paradoxes comme celui qui voudrait, en bonne logique, qu’il ne puisse exister de hiatus entre le vote pour un candidat au Parlement et le vote référendaire. Après tout, n’est-il pas évident que les électeurs votent pour des candidats qui votent comme eux ? Et pour tous les amateurs d’ingénierie politique, il reste désespérant d’en affronter la complexité. On connait les réponses habituelles : la simplification à outrance qui suppose de balayer d’un revers de volonté toute réflexion, la facilité qui consiste à l’ignorer. La promotion du référendum d’initiative populaire n’a pourtant pas semblé s’intéresser au référendum britannique. Comme s’il s’agissait d’une autre question ou d’un autre continent. Outre l’expérience d’une rupture d’association inédite entre États, le Brexit aura pourtant le mérite d’apporter une autre expérience institutionnelle de la vieille question démocratique. Le seul ennui, en matière d’expérience politique, est qu’elles ne se déroulent pas in vitro dans les laboratoires. Et qu’elles peuvent mal tourner.

Alain Garrigou

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