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Le peuple n’existe pas

par Alain Garrigou, 11 janvier 2019
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Brueghel, « Le Combat de Carnaval et Carême », 1559.

On risque fort de se heurter à la même incrédulité que Pierre Bourdieu quand il avait assuré que l’opinion publique n’existe pas (1). Une assertion largement acceptée en théorie mais beaucoup moins en pratique. Dire que le peuple n’existe pas relève en partie du même problème. On aurait tellement d’évidences contraires que l’on ne pourrait que s’incliner devant une existence aussi largement partagée. Pourtant quel est ce peuple que l’on invoque de tous côtés pour lui faire dire ce que chacun dit ? Certes assurera-t-on, les prosopopées politiciennes n’abusent personne et, face aux porte-paroles, le peuple serait la réalité physique d’une collectivité. Au sens le plus neutre, le peuple serait la population d’un pays, éventuellement étendue à la planète. Une sorte de brassage des gens indépendamment de leur place dans la société, de leur situation matérielle, etc. Tel est le peuple politique invoqué dans les constitutions : « nous, le peuple ». Cette invention a bien fleuri sur la fracture de la plus grande partie d’une population avec une partie minoritaire définie par le privilège. Le peuple, c’est donc presque toute la population, comme le proclama Sieyès en disant que le tiers état était tout. Ce qui était déjà une redécouverte : Athénagoras de Syracuse l’avait dit au Ve siècle avant notre ère : « le démos est tout » (Thucydides, VI, 39). L’ancien régime détruit, les anciens privilégiés rejoignaient le peuple quelles que soient leurs réticences et celles de leurs ennemis non réconciliés. Ils vécurent souvent le régime dans la sécession jusqu’à se retirer sur leurs terres.

Lire aussi Pierre Souchon, « “Avant, j’avais l’impression d’être seule” », Le Monde diplomatique, janvier 2019.

L’imposition de régimes électoraux allait encore renforcer la représentation d’un peuple comme partie la plus grande des électeurs et ensuite la partie majoritaire de ceux qui gagnaient les élections. L’expression « le peuple a décidé » est encore l’essentialisation d’une majorité si ce n’est d’une majorité relative ou quelque fois d’une minorité qui a seulement l’avantage d’arriver en tête d’un scrutin. Problème de convention. Les révolutions du XIXe siècle allaient tirer le peuple vers la définition politique plus réduite et plus charnelle des masses révolutionnaires qui se soulevaient. Une conception mystique du peuple nourrissait les œuvres de Michelet et des romantiques. Elle refleurit à chaque mouvement social.

Mais qu’est-ce alors que le peuple ? Ceux qui pensent politiquement dans un sens donné ? Mais ils ne sont pas tous d’accord. Ceux qui sont majoritaires ? Mais les minorités électorales seraient-elles rejetées du peuple ? Le peuple, c’est encore les catégories sociales dites populaires, celles qui gagnent leur vie par le travail, à moins que ce ne soit celles qui sont pauvres. Mais les riches et ceux qui ne sont pas pauvres seraient-ils exclus du peuple ? Pas grave s’ils ne sont pas trop nombreux, mais seraient-ils de plus en plus nombreux comme les classes moyennes, cela ferait beaucoup d’exclus. Pour d’autres, le peuple ce sont les ouvriers. Mais si les ouvriers se confrontent comme ce fut souvent le cas, quelle partie n’est plus le peuple ? Par exemple, le lumpenprolétariat accusé par Marx et Engels de trahir la classe ouvrière n’est-il plus le peuple sur cette seule base idéologique ? Et si la population ouvrière diminue, est-ce encore le peuple qui diminue ou d’autres catégories sociales sont-elles alors agrégées au peuple ? Bref, le peuple par beaucoup de ses porte-paroles serait l’ensemble de ceux qui portent certaines idées… mais ce ne sont pas les mêmes selon les partis politiques. Les populistes sont plus portés à invoquer le peuple avec le souci hérité de Sieyès de l’opposer à des élites infimes.

Le plus troublant dans cette histoire est peut-être l’aveu des doxosophes, ceux qui, invoquant le peuple, sont pris d’un doute et renchérissent en parlant du « vrai peuple », comme pour prévenir l’objection de ceux qui, se prétendant « peuple », leur dénieraient le droit de parler au nom du peuple, du moins de tout le peuple. D’autres doxosophes parleront encore du « petit peuple » pour prévenir d’autres réfutations en incluant dans leur définition du peuple un critère à la fois social et idéologique : les plus modestes sinon les plus pauvres seraient le cœur du peuple, voire son essence, car est-il un « grand peuple » sinon dans un autre sens de la communauté d’un pays ? Ou encore des doxosophes évoquant dans une aimable formule redondante un « peuple populaire » comme s’il y avait un peuple dont le titre de noblesse prêtait à contestation ou était moins pur.

À chacun son peuple

Il est bien clair que ce peuple invoqué n’est pas le même pour tous puisque chacun lui attribue des sentiments contraires. Il y a même une guerre civile entre ces peuples qui ne se rencontrent généralement qu’en mots. Il y a pourtant un accord implicite. Si l’on parle du peuple, on parle du nombre. Comme pour le vote, il faut qu’il y ait beaucoup de participants à une manifestation pour que l’on puisse parler de peuple. Sinon le peuple est absent. Pas assez devient quasiment pas du tout. Et comme les manifestations les plus importantes n’engagent que des minorités numériques, elles sont dorénavant jugées à l’aune de cette autre expression du peuple qu’est l’opinion publique. Là où l’on aurait fait des supputations autrefois sur le soutien populaire, les sondages apportent des chiffres à l’unité près. C’est devenu une sorte d’évidence, pourtant bien récente mais déjà déterminante en 1995, que de mesurer l’approbation ou la désapprobation des Français sur le mouvement sociale en cours. Pas ou peu d’interrogation sur le sens que cela a d’interroger en ligne un échantillon spontané d’internautes volontaires, pour savoir s’ils soutiennent des manifestations — auxquelles ils ne participent pas — qui ont des revendications si légitimes que même les plus défavorables y souscrivent. Par exemple, quel internaute n’est pas favorable à la croissance du pouvoir d’achat ?

Lire aussi Anne-Cécile Robert, « De l’art d’ignorer le peuple », Le Monde diplomatique, octobre 2016.

Cette opinion publique n’existe évidemment pas, comme le démontrait Pierre Bourdieu il y a près d’un demi-siècle. Il n’aurait pas pu convaincre les médias du contraire comme ne l’ont pas réussi ses successeurs parce que cette croyance leur est nécessaire. Après tout, ces médias ne se concurrencent-ils pas pour les audiences ? Inutile de dire que s’il est si difficile de faire admettre que l’opinion publique n’existe pas, il l’est encore plus de le faire pour le peuple. Comment douteraient-ils de son existence en voyant et diffusant des images de défilés, de drapeaux ou de rixes ? Le peuple en chair et en os. Et comment en douteraient-ils encore alors que ces mêmes individus disent qu’ils sont le peuple ? Il ne faut quand même pas faire preuve de trop d’esprit critique. On n’espère même plus le moindre regard critique, la seule remise en cause de l’objectivité — le principe éthique aussi naïf que faux qui produit l’information. Mais alors on ne peut plus rien dire, ai-je déjà entendu. Certes on ne demandera pas aux médias de faire œuvre de science. Il y a longtemps que l’ambition est défunte. Imagine-t-on l’historien, le sociologue, ou tout autre scientifique expliquer les révolutions d’hier et les mouvements sociaux d’aujourd’hui par un acteur qui serait le peuple ? Les classes sociales, oui, ou d’autres groupes sociaux définis par des critères empiriques, mais pas le peuple.

Que les politiques invoquent le peuple comme des doxosophes, on pourra dire qu’ils sont dans leur rôle. L’ennui est qu’ils l’évoquent de plus en plus comme une personne, un dieu plutôt, omniprésent et omniscient. Car s’ils disent la volonté populaire, il est remarquable qu’ils ne lui donnent plus de contenu. « Le peuple est tout » devient le peuple doit imposer sa volonté. Laquelle ? La déification d’un peuple mystique s’impose éventuellement contre ses propres idées. À condition qu’on en ait encore. Car dans cette réduction de la démocratie à la souveraineté d’un fantasme — une créature qui n’existe pas — l’hystérie déclenchée par la revendication du référendum d’initiative citoyenne n’a fait que porter à son incandescence la crise profonde de la démocratie, un régime politique dont on ne sait plus très bien ce qu’il est, et qui ne trouve guère de défenseurs lucides dans ses bénéficiaires. Il faut entendre les débats médiatiques, forcément pertinents et légitimes dans l’univers de l’opinion publique qui, d’une taxe et du pouvoir d’achat, se sont étendus à la peine de mort, la fin du mariage homosexuel. Pourquoi pas d’autres questions si le peuple le veut, comme l’abolition de la république et l’instauration d’une monarchie ou d’un vrai chef ? Des dirigeants politiques, en principe de bords opposés, ont déjà assuré qu’ils se rangeraient à la volonté du peuple — comprendre de la majorité des électeurs —, fût-elle exactement contraire à leurs convictions. Ce peuple mystique est à peu près l’équivalent fonctionnel de Dieu en un autre temps qui, en leur interdisant de penser, les dispensait de le faire.

Alain Garrigou

(1Cf. « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, n° 318, Janvier 1973, p. 1292-1309 reproduit in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980. Lire aussi « Dans la fabrique des débats publics », Le Monde diplomatique, janvier 2012.

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