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Le secret de la peste

par Alain Garrigou, 1er septembre 2020
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Rue Yersin, à Saigon, en 1967. François Sully Photograph Collection.

La pandémie de Covid-19 à peine déclarée, les regards se tournaient vers la découverte d’un vaccin. Pour le président Trump, ce sera fait avant la fin de l’année. Il faudra au moins deux ans, assurent de leur côté les scientifiques. Presque une éternité. Le temps de développer les angoisses. Les dirigeants politiques, les laboratoires et les entreprises pharmaceutiques ont engagé des efforts inédits pour aller vite, quitte à griller les étapes dans la recherche médicale. L’enjeu en vaut aussi la peine en termes financiers et symboliques. Une course de vitesse s’est engagée dans la recherche, dont le silence est rompu par des communiqués encourageants mais aussi des échos des luttes sans merci engagées pour avoir la primeur : rachats de brevets, de laboratoires et même cyberattaques. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est inquiétée d’un « nationalisme vaccinal » en regrettant le chacun pour soi. Vladimir Poutine a même annoncé un vaccin russe. Ces informations douteuses suggèrent surtout des appétits politiques. La course et ses dérivés scabreux ne sont pas nouveaux tandis que le public est condamné à la patience. Dans l’histoire des épidémies, il a fallu attendre tant de temps que les délais actuels, jugés démesurés, devraient pourtant paraître dérisoires. Pour le plus symbolique des maux, la peste, un remède ne fut découvert qu’à la fin du XIXe siècle. Avec, déjà, des rivalités de tous ordres.

Lire aussi Quentin Ravelli, « Covid : une mine d’or pour les laboratoires », Le Monde diplomatique, avril 2020.

La peste a tenu une si large place dans l’histoire des pandémies que le nom est devenu générique, désignant toutes les sortes de maladies qui semaient la mort. Quelle fut la première attestée ? On a beaucoup débattu sur le mal décrit par Thucydide au Ve siècle avant notre ère, avec une rigueur inédite et longtemps unique (lire « La peste noire de 429 à Athènes ») mais, malgré cette qualité exceptionnelle, la peste d’Athènes n’est probablement pas la même que celle qui ravagea le monde à plusieurs reprises. Sous l’empereur byzantin Justinien, la maladie a été identifiée sur la foi des descriptions de Procope d’Apamée et de quelques trouvailles archéologiques. De 1347 à 1349, la « grande peste » décima un tiers de la population européenne et traumatisa les populations pendant plusieurs siècles. La peste de Marseille en 1720 fut relativement contenue et sembla marquer un répit pour l’Occident. Si la médecine savait alors mieux différencier les maladies, la mémoire du grand fléau restait présente pour désigner métaphoriquement la tuberculose — qui sévissait à l’état endémique en Europe comme la « peste blanche ». On oubliait ainsi que la peste continuait d’apparaître épisodiquement sur d’autres continents. Sans qu’on ait encore découvert l’étiologie du mal et encore moins une thérapie.

Cette histoire en large partie oubliée n’est pas sans similitudes avec notre présent. En 1894, une vague de peste déferla sur le sud de la Chine. Selon une réaction bien connue de déni administratif des mauvaises nouvelles, le gouverneur français d’Indochine ne voulut pas entendre parler d’une possible diffusion : pas d’argent. Ancien de l’Institut Pasteur établi en Indochine par un goût de l’aventure qui l’avait mené à explorer la chaîne annamitique (1), le bactériologiste franco-suisse Alexandre Yersin proposa de se rendre à Canton. Le gouvernement français donna finalement son accord, par crainte d’une extension de l’épidémie vers l’Indochine. Yersin demanda alors à être envoyé à Hongkong plutôt qu’à Canton, parce que la peste reculait dans cette dernière, que le climat y était xénophobe, tandis que la colonie britannique était mieux équipée. Le ministère refusa dans un premier temps, par souci de cultiver l’influence française en Chine plutôt que dans une colonie britannique. Soutenu par l’Institut Pasteur de Paris, Yersin obtint finalement une autorisation. Ne disposant d’aucun spécialiste, l’administration anglaise avait déjà reçu un spécialiste japonais, Kitasato (ancien élève du bactériologiste allemand Koch), trois jours avant l’arrivée du Français, le 15 juin 1895. Tous les éléments d’une rivalité politique étaient réunis.

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Alexandre Yersin

Lorsque le chef des hôpitaux, le docteur Lawson, présenta Yersin à Kitasato et son collaborateur qui avaient tous étudié en Allemagne, l’échange fut bref, comme le raconta avec ironie le premier : « il paraît que depuis le temps que je suis allé en Allemagne, j’ai un peu oublié la langue car au lieu de me répondre, ils rient entre eux ». Plus gravement, cela signifiait que Yersin était exclu des autopsies, c’est-à-dire de toute possibilité de réussir sa mission. Un missionnaire italien lui permit cependant d’accéder à des cadavres avant leur inhumation. Solution de fortune et hétérodoxe. Forts de leur avance mais pressés, les Japonais annoncèrent immédiatement la découverte du microbe. Ils avaient cherché dans le sang des victimes et non dans les bubons. En choisissant les prélèvements sur les bubons, Yersin découvrait immédiatement le bacille. Il en profita pour mettre la pression sur l’administration britannique en dénonçant ses obstructions. Il obtint ainsi l’accès aux autopsies, non sans que le docteur Lawson mette Kitasato sur la piste en indiquant où les bacilles avaient été prélevés. Trop tard. Ainsi, en « partant de l’ignorance totale, Yersin en trois semaines, sans assistance, dans un laboratoire improvisé, a découvert la nature microbienne de la peste, isolé, cultivé, caractérisé son agent ».

Tandis que l’équipe japonaise quittait Hongkong, Yersin y demeurait, cette fois avec le concours britannique, pour se lancer dans la phase d’élaboration d’une thérapie en cherchant à atténuer la virulence du bacille. Il envoyait ses prélèvements à Paris, puis se mettait au travail à Nha Trang, le petit village où il s’était installé dans le golfe du Tonkin et où il mettait en place une unité dédiée à la découverte d’un sérum. De retour à Paris, il mit au point durant l’été 1895 un sérum antipesteux avec Albert Calmette et Borrel. En juillet 1895, les Annales de l’Institut Pasteur annonçaient la réussite de l’immunisation d’un cheval, peu de temps avant la mort de Pasteur en septembre 1895 — lui offrant sa dernière joie scientifique, a-t-on dit. Il fallut encore deux ans pour démontrer l’efficacité de la thérapie. À l’échelle des millénaires de fatalisme, cette rapidité impressionnante fut permise par la grande révolution scientifique de la fin du XIXe siècle qui avait vaincu tant de maladies infectieuses : lèpre, fièvre typhoïde, choléra, diphtérie, paludisme, tuberculose, etc.

Fort de cette acquisition d’un remède, Yersin repartait au printemps 1896 à Hongkong puis Canton, où la peste resurgissait. Là, comme une répétition de la fameuse expérience de Pasteur menée sur le jeune Joseph Meister, jeune berger guéri de la rage, Yersin tenta l’inoculation à un jeune séminariste, Tisé, sur les instances de l’évêque de la mission catholique, en violant les protocoles prescrits. La guérison, rapide, prévint le risque d’un échec en pays plutôt hostile : il fut même le point de départ d’une campagne de vaccinations grâce aux premières doses envoyées par l’Institut Pasteur. Sur le chemin d’un nouveau voyage vers la France, les autorités de Bombay demandaient à Yersin de s’arrêter pour affronter une nouvelle épidémie de peste. Faute de vaccin disponible, il ne le fit qu’un an plus tard. Non sans heurts avec l’administration britannique. Même si ses collègues et amis évoquaient son caractère difficile, il y avait d’autres raisons de friction que les susceptibilités médicales : les difficultés à obtenir suffisamment de vaccins ou les réticences des populations à déclarer la contamination dès lors qu’elles risquaient d’être délogées. Sans même parler des risques pour lui-même, rappelés par la mort de son ami et collaborateur le vétérinaire Pesas, contaminé à Nha Trang.

À Hongkong, Yersin avait remarqué la forte mortalité des rats dans les zones contaminés. Une observation nouvelle malgré des siècles de pestes récurrentes et alors même que l’on avait globalement compris la diffusion par contagion. Les prélèvements permirent d’établir que le microbe des rats était bien le microbe retrouvé chez l’homme. Mais comment se transmettait-il ? Par le sol, semblait-il, sans que la question soit résolue et en supposant que la contamination passait par les pieds. Aussi les maisons et quartiers contaminés étaient-ils passés par les flammes ; et le sol par les désinfectants. Efficace sans être précis. Le docteur Paul-Louis Simond, envoyé en Inde pour remplacer Yersin, plaça dans des cages séparées par un fin grillage un rat contaminé et un rat sain. Sans qu’ils puissent se toucher, le deuxième fut contaminé en cinq jours. Seules des puces avaient pu franchir le grillage. Encore fallait-il trouver en elle le microbes. Si la première expérience apparaît impeccablement logique, il était plus difficile de repérer des bacilles dans l’appareil digestif d’aussi petits insectes. Le succès n’empêcha pas les moqueries sur « les puces du docteur Simond ». Sans diminuer la joie de la découverte, dont Paul-Louis Simond témoigna : « Ce jour-là (2 juin 1897), j’éprouvais une émotion inexprimable à la pensée que je venais de violer un secret qui angoissait l’humanité depuis l’apparition de la peste dans le monde ». Avec la trilogie microbe-rat-puce, le vieux mystère épidémiologique était résolu.

Certes, la mise au point du vaccin prit du temps, avec des aléas décevant quand l’efficacité fluctuait selon les lots. Non linéaire, la marche en avant n’excluait pas les défaillances. Comme lorsqu’un ancien pasteurien pressé, successeur de Yersin comme préparateur du cours célèbre d’Émile Roux, proposa un vaccin trop vite applaudi : la « lymphe de Haffkine », qui s’avéra dangereux. Sans en démordre, Kitasato revendiqua « sa » découverte jusqu’à sa mort, en 1931. Malgré la reconnaissance de la découverte de Yersin par la 10e Conférence sanitaire internationale à Venise, en février 1897, malgré les verdicts de spécialistes qui parlèrent d’une « erreur presque incroyable », la littérature médicale de langue anglaise continua à citer la découverte de Kitasato. Il fallut encore attendre plusieurs décennies pour que les faits soient unanimement reconnus.

Depuis 1950, l’appellation de yersinius pestis a toutefois rendu le bacille à son découvreur. Le nom de Yersin n’en est pas moins peu connu. Moins par effet de son peu de goût pour la publicité que par les conditions mêmes de la fin de la peste. Encore qu’elle réapparaisse parfois, sans commune mesure avec les épidémies du passé. Cette fin dépendait évidemment des avancées scientifiques permises par les perfectionnements du microscope et la mise au point de colorants, comme le gram, permettant de rendre visibles les bacilles ; mais aussi de conditions politiques particulières. La recherche médicale devenait un outil de ces luttes d’influence qu’on a qualifié de soft power. La réactivité à la peste de Canton procédait des luttes autour de l’empire chinois. L’accueil britannique aux bactériologistes étrangers s’explique à la fois par leur retard en la matière mais aussi par les intérêts bien compris qui les amenèrent à favoriser Kitasato dans une phase de rapprochement diplomatique avec le Japon (dont un enjeu était la Corée). Les autorités britanniques à Hongkong puis en Inde n’en témoignèrent pas moins d’une inquiétude plus large que les enjeux d’influence régionale. En explosant dans des ports reliés à l’Angleterre, la peste était un danger à la fois lointain et proche. Faute d’atteindre l’Europe, le mal a été moins bien perçu, du moins vite oublié. Par ailleurs, l’Europe était touchée par des fléaux plus concrets, le choléra dans la première moitié du XIXe siècle, la tuberculose au tournant du siècle.

L’antique secret de la peste était-il violé trop tard pour être largement célébré ? Si l’on s’en tenait à l’Europe, les mesures de quarantaine et d’isolement avaient, malgré leur rusticité, démontré leur efficacité. On explique mal alors les efforts faits en Asie par les spécialistes à la fin du XIXe siècle si l’on néglige la dimension coloniale des politiques sanitaires. Il s’agissait non seulement de rivaliser entre puissances mais de démontrer les bienfaits de l’administration occidentale. En l’occurrence, ils sont difficiles à nier quand il s’agit de sauver des vies. Les missions chrétiennes ont à cet égard été moins convaincantes que la médecine. Un pays, le Vietnam, voue toujours à Yersin un culte héroïque, ou de saint laïque, honorant son souvenir et sa tombe à côté de Nha Trang, une des plus belles rades du monde où il avait trouvé un havre. Dans ce village du golfe du Tonkin, il déploya ses qualités d’entrepreneur jusqu’à sa mort, en 1942, en développant l’élevage de chevaux et de bovins pour produire des sérums. Par la suite, il organisa une agriculture pour alimenter les animaux, se faisant envoyer des plants nouveaux de légumes et d’arbres. Au-delà des préoccupations sanitaires. Ainsi fut-il l’introducteur des cultures de l’hévéa et de la quinine. Enfin, il créa de nouvelles institutions sanitaires après l’institut Pasteur de Nha Trang, à Dalat et Hanoï.

La victoire sur la peste offre des similitudes avec la situation présente : les dénis, les réticences, les rivalités personnelles, académiques et nationales… Sans doute les luttes d’influence politique ont-elles toujours cours aujourd’hui. Mais elles sont davantage recouvertes par les rivalités financières de géants économiques. Quand une lutte se déroule avant l’arrivée de thérapies pour permettre à tous un accès égal, pour donner aux médicaments le statut de biens communs (comme cela s’était déjà produit avec le VIH ou dans les luttes pour les médicaments génériques), le cas de la peste soulève un parfum de nostalgie et d’humanité — ce temps où l’Institut Pasteur envoyait en Chine ou en Inde du sérum gratuit.

Alain Garrigou

(1Une chaîne de montagnes située en Asie du Sud-Est, au Laos, au Vietnam et dans une petite zone du nord du Cambodge.

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