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Le triomphe (linguistique) des Algériens

Par ce temps caniculaire, l’ornithorynque s’affale sur ses palmes, ferme son bec et passe la parole à Akram Belkaïd, animateur du blog Horizons arabes, qui bouillait d’impatience à l’idée de célébrer l’entrée d’un de ses mots fétiches dans le dictionnaire.

par Akram Belkaïd, 28 juin 2019
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Djelfa, 2008.

Champagne pour tout le monde et gazouze pour les autres ! Heu... pardon, monsieur le correcteur. Reprenons. Champagne pour tout le monde et limonade algérienne pour les autres ! La grande nouvelle est tombée récemment. Le mot « taxieur », inventé par les Algériens pour désigner un chauffeur de taxi, vient d’entrer dans le Petit Larousse. Il pourra donc être employé sans aucune crainte par tout « alphabète », mot d’origine burundaise qui désigne une personne sachant lire et écrire et qui a connu la même promotion. « Taxieur » répertorié par un dictionnaire français de référence, cela veut dire, mesdames les correctrices, que l’époque où le journaliste algérien écrivant pour des médias français se voyait obligé de mettre ledit mot en italique ou, pire encore, entre parenthèses est révolue. Il était temps ! « Les taxieurs inquiets de l’ubérisation de leur métier », voilà un beau titre qui ne souffrira d’aucun débat sur la licéité des termes employés.

Cela faisait près de trois décennies que le présent contributeur se heurtait à une bien étrange intransigeance ; du moins était-ce son avis. Pourquoi perdre quelques précieuses secondes en disant, ou en écrivant, « chauffeur de taxi » alors que « taxieur » est si commode d’emploi ? La très célèbre susceptibilité algérienne, exacerbée dès lors que la France est concernée, suggérait qu’il ne s’agissait-là que d’une sorte de snobisme ou de mépris à l’égard d’un néologisme venu d’un pays qui fut jadis la France et qui s’en sépara dans les conditions que l’on sait. Kateb Yacine a écrit un jour, en s’adressant essentiellement à ses compatriotes obsédés par le retour aux sources que devait constituer l’arabisation (notamment de l’enseignement), que la langue française est un butin. Autrement dit, l’auteur de Nedjma signifiait qu’il n’y a aucune honte à s’emparer de la langue de l’ancienne puissance coloniale et, mieux encore, à l’enrichir en faisant preuve d’une inventivité dont ne se sentent peut-être pas capables des générations d’Hexagonaux corsetés par le Bled, le Grevisse ou le Bescherelle...

On relèvera, pour faire la nique à nos cousins tunisiens, que le mot « taxiste », qui signifie chez eux la même chose que « taxieur », n’a pas (encore) eu les honneurs du dictionnaire. Il est des prééminences qui mettent les choses au point et qui font toujours plaisir. Abandonnons néanmoins tout esprit chauvin pour relever qu’en langue espagnole on dit taxista, et que le très pragmatique cabman existe dans la langue anglo-américaine, même si cab driver et taxi driver lui sont préférés. Bref, le Petit Larousse et ses rédacteurs pourraient faire un geste envers les Tunisiens et accueillir « taxiste ». En attendant, d’autres mots du français algérien (car il existe bien) font d’ores et déjà acte de candidature pour figurer dans la nomenclature officielle, obligeant tout correcteur à remiser ses réticences.

L’un d’entre eux est « dégoûtage », très employé au quotidien pour signifier son accablement, son découragement. Huit ans après les révoltes de janvier 2011, le dégoûtage est ce qui est le plus communément partagé par les populations arabes, notamment les jeunesses. Mais, en ces temps de remise en cause frontale des acquis sociaux, n’est-ce pas aussi le cas en France ? Quoi qu’il en soit, le dégoûtage mène souvent à la révolte. Dans le cas algérien, il est atténué aujourd’hui par les manifestations hebdomadaires du vendredi, où la population réclame en masse, et de manière pacifique, un changement de système politique. Les Algériennes et les Algériens sortent ainsi de chez eux pour « vendredire », c’est le verbe désormais consacré pour décrire ce mouvement. En clair, depuis qu’ils vendredisent, les Algériens ont atténué ce dégoûtage qui empoisonnait leur vie. Soyons réalistes, il y a peu de chances pour que « vendredire » fasse son entrée dans le dictionnaire, mais qui sait ? Peut-être qu’à force de manifestations (à la rentrée ?) les « gilets jaunes » vont finir par adopter le terme « samedire »… et il faudra bien que le Petit Larousse en prenne acte.

Compléments

 Horizons arabes, le blog d’Akram Belkaïd.

 Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments. Inédits littéraires et textes retrouvés, Actes Sud, Arles, 1999.

 Simona Crippa, « Comme l’écrivait Kateb Yacine, le français est notre butin de guerre », Diakritik, 8 février 2017.

 Sur le « dégoûtage », lire Mickaël Correia, « En Algérie, les stades contre le pouvoir », Le Monde diplomatique, mai 2019.

 Un dessin d’Aïnouche pour vendredire, 5 avril 2019.

 Et Nicolas Gary, « Vendredir, ou la manifestation pacifique : un verbe pour l’Académie française », 13 avril 2019.

Akram Belkaïd

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