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Les démocraties illibérales et le vote

par Alain Garrigou, 4 juillet 2018
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Machine à voter, États-Unis, 1967.
cc Michel Curi https://flic.kr/p/nAWy3p

L’expression de « démocratie illibérale » a fait son apparition dans le lexique des régimes politiques. Elle a des allures d’oxymore tant il semble contradictoire qu’une démocratie ne soit pas libérale. À moins qu’au rang des objets flous, elle ne se situe dans ce qu’on appelle les zones grises. Pour décrire ces régimes hybrides, on invoque généralement le contrôle du pouvoir exécutif sur les autres, l’emprisonnement des opposants ou les interdictions professionnelles qui touchent notamment les universitaires et les magistrats. Ces régimes politiques se réclament de la démocratie essentiellement parce qu’ils organisent des élections pluralistes. Selon la vieille division politique du monde opposant les démocraties libérales et les régimes dictatoriaux, les premières conférant le pouvoir à partir d’élections libres, les secondes se dispensant de tout recours au vote — lui préférant les dogmes religieux ou séculiers et les mobilisations massives de la rue ou des organisations partisanes —, les démocraties illibérales occupent une sorte d’entre-deux.

Lire aussi Pierre Rimbert, « De Varsovie à Washington, un Mai 68 à l’envers », Le Monde diplomatique, janvier 2018.

Selon des modalités différentes, ces régimes ont institué des élections sur le modèle des démocraties libérales, avec des conditions concrètes affectant fortement les principes de liberté et de sincérité du vote. On a parlé à leur propos d’élections sans choix, sans que cette formulation rende parfaitement compte de la complexité de régimes politiques qui font largement appel à la ratification populaire. C’est en même temps dire l’ambiguïté de ces pratiques électorales qui perpétuent des conduites anciennes où le choix électoral était largement conditionné par la domination sociale. Ce vote conçu comme « ratification de l’autorité sociale évidente », comme l’écrivait André Siegfried à propos du vote en faveur des notables, a été reproduit par des régimes autoritaires en imaginant de multiples méthodes de contrôle plus ou moins strict des électeurs. Les États qui occupent cette zone grise qui s’étend aujourd’hui, sont un défi bien plus grand pour les démocraties qui se sont astreintes à des règles strictes de probité électorale, que ne le sont les régimes qui s’affranchissent de toute consultation électorale sous couvert de pouvoir populaire. Ainsi de la Russie à l’Iran, du Venezuela au Nicaragua, au moins un point commun réunit ces régimes différents et d’autres : les élections y sont une compétition à faible incertitude.

Comme une sorte d’hommage du vice à la vertu, les pays aux choix électoraux contraints prétendent à la légitimité démocratique... en la biaisant. À la différence des régimes qui, ne se réclamant pas des suffrages, ne peuvent être taxés de tricherie, les démocraties illibérales adaptent les règles à leur avantage tout en violant les règles de droit, ou en les accommodant à leur façon. Pour employer une métaphore sportive, on pourrait parler d’absence de fair play. Au moins les régimes autoritaires et dictatoriaux ne se donnent-ils pas la peine de faire semblant. Ils sont en même temps moins menaçants pour les démocraties que ceux qui s’en réclament... tout en s’en moquant.

Vieilles ficelles revisitées

Pétris d’optimisme volontariste, nous avons longtemps cru que le progrès s’appliquait aussi à la politique comme à la science ou à la technique. Les déconvenues les plus cruelles n’ont pas remis en cause la croyance qui entoure le mécanisme central de la démocratie : le suffrage universel. Au point d’avoir considéré ses commencements incertains comme les hésitations naturelles d’un avènement toujours douloureux de l’histoire. À la fin, la vérité l’emporterait. Quitte à faire oublier ces commencements par l’amnésie pure et simple, ou par la minimisation des pratiques de corruption, fraude ou pression qui entamaient voire démentaient la légitimité du vote. De fait, les vieilles ficelles de la politique avaient reculé lentement mais sûrement, même si elles avaient subsisté dans quelques pays ou régions, vus comme les représentants d’un folklore exotique presque comique, mais qui seraient un jour ou l’autre fatalement gagnées à la vertu politique. À la fin du siècle et du millénaire, une prophétie malheureuse avait même annoncé le triomphe universel de la démocratie libérale valant à son auteur, Francis Fukuyama, la célébrité, puisque les prophéties de bonheur valent plus que les prophéties de malheur. Notre optimisme peut-il encore résister aux multiples désillusions du présent ? Il est en effet patent que les vieilles ficelles de la tricherie électorale sont aujourd’hui massivement exhumées, et peut-être même améliorées.

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Pathologies de la démocratie », Le Monde diplomatique, juin 2017.

On avait oublié les vieilles pratiques des élections du XIXe siècle. On avait oublié les électeurs se rendant aux bureaux de vote en groupe, généralement accompagnés par les élites locales, maires ou curé, au point de négliger la description d’Alexis de Tocqueville racontant comment il avait pris la tête des hommes de son village pour se rendre au chef-lieu de canton le 23 avril 1848 ; au point d’avoir oublié que cela s’était passé ainsi dans toute la France. Oubliés, les mêmes cortèges accompagnés par les contremaîtres dans des communes industrielles, sans parler de toutes les pressions plus subtiles qui faisaient du vote une dette des employés à leur patron ou à leur seigneur. Dans l’Ouest breton, encore au début du XXe siècle, les électeurs parlaient de « not’ maître » pour désigner le propriétaire foncier qui les employaient comme métayers ou domestiques. Oubliées également, les pièces d’argent distribuées les jours de scrutin ou les boissons et cigares dans les cafés. À plus forte raison a-t-on oublié les campagnes électorales arrosées par les candidats qui ne pouvaient refuser de payer à boire sans être sûrs de perdre. Les termes en ont disparu faute de sens : celui de « conduit » à propos de ces électeurs se déplaçant aux bureaux de vote sous la conduite d’un agent électoral, celui « d’élections sèches » pour qualifier des élections où les candidats renonçaient à payer à boire, ou encore celui de « rastel » désignant les beuveries électorales. Oubliées enfin, les plaintes contre les rumeurs et les fausses nouvelles qui nourrissaient le contentieux électoral. L’article 97 du code électoral a repris la disposition inscrite dans la loi sur la presse de 1881 selon laquelle seront punis d’un an d’emprisonnement et d’une amende « ceux qui, à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manœuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s’abstenir de voter ». Le mécanisme des émotions populaires en période de tension ouvrait en effet une porte large aux bruits de guerre, de pénurie ou de malversations. On accusait d’ailleurs plus volontiers alors la crédulité d’électeurs ignorants et excités, que la malhonnêteté de manipulateurs d’opinion. Et puis, la croyance dans la sagesse des électeurs ne progressait-elle pas en même temps que les rumeurs devenaient moins fantaisistes ? Si bien que les fausses nouvelles ne furent guère invoquées et encore moins sanctionnées. Assez pour tourner la page ?

L’actualité récente a montré comment la vieille technologie électorale était toujours sous tension. Dans des pays où l’on ne saurait imputer la responsabilité à des insuffisances techniques. Les accidents électoraux intervenus aux États-Unis en 2000 et 2004 ont un peu entamé un optimisme naïf en des outils réputés modernes comme l’ont suggéré les doutes sur l’usage des machines à voter en 2004. Rien de tel avec le nettoyage des listes électorales, vieux procédé s’il en est. L’un des derniers pays à avoir banni toute exclusion culturelle (et donc sociale) du suffrage universel par le biais des tests de literacy ou illettrisme (en 1964 seulement oublie-t-on souvent), vient d’inclure des « conditions de régularité de participation électorale » (1). Cela n’est pas sans rappeler les conditions de durée de résidence qui ont longtemps servi, officiellement pour des raisons de gestion administrative ou de participation électorale, à exclure les pauvres et les minorités.

Toutefois, le défi le plus souvent évoqué aujourd’hui concerne ce qu’on appelle les fake news. Traduction : fausses nouvelles (lire « Ce que nous apprennent les “fake news” »). Au point que le débat soit lancé pour les interdire et que des gouvernements envisagent de légiférer, en oubliant significativement que le droit existe déjà en la matière. Lancées selon le modèle des rumeurs, les fausses nouvelles d’antan pouvaient difficilement être imputées à des auteurs précis. Entre-temps, la compétence des électeurs s’est imposée comme une croyance a priori : dogme en partie contestable même s’il est aussi vrai qu’une véritable méfiance raisonnée s’est diffusée, qui fait qu’on ne dupe pas les électeurs aussi facilement qu’autrefois par des rumeurs intéressées. Par leur ampleur numérique, les fake news instillent à nouveau le doute : les fausses nouvelles lancées par des officines étrangères dans les campagnes électorales américaine ou du Brexit ont-elles modifié les résultats ? Personne n’est en mesure de l’établir — comme dans tous ces cas où il faudrait comparer un fait réel à un fait hypothétique. Le seul doute suffit à miner la confiance nécessaire aux mécanismes démocratiques.

Nouvelles ficelles

La tricherie électorale contemporaine s’est à la fois étendue et sophistiquée (lire « La cuisine électorale de Cambridge Analytica »). Mise en œuvre par les pouvoirs étatiques, elle diffère des anciennes tricheries des partis en compétition. Il s’agit d’un changement d’échelle et de moyens, mais aussi de principe. La fraude d’État se pare souvent de légalité. Et les procédés d’antan peuvent paraître des bricolages au regard des méthodes centralisées par les pouvoirs. Payer des électeurs, faire pression sur des citoyens dominés, frauder dans les urnes, cela perdure dans des situations de pauvreté et de dépolitisation. Lorsque par exemple, des chefs de famille proposent aux candidats le paquet de suffrages de leur famille étendue pour voter en bloc pour le candidat le plus offrant. Pour perdurer, ces vieilles ficelles ont cependant cet avantage d’être localisées et en quelque sorte diffuses. Elles ont aussi l’inconvénient du coût et d’une faible rentabilité. Ces méthodes sommaires ont donc été systématisées par un haut degré d’organisation, lorsque des pouvoirs locaux soucieux de complaire au pouvoir central organisent le bourrage d’urnes ou un décompte truqué des suffrages. Si des irrégularités sont constatées ici ou là, il est toujours loisible de se défendre en les reléguant à des exceptions et en montrant du doigt les pratiques équivalentes des adversaires.

La mutation majeure de la tricherie aura été de s’appliquer à l’offre électorale et non aux électeurs. Il est plus simple de contrôler les candidatures au nombre réduit que des électeurs nombreux. Le système est ancien et il peut être renvoyé à son modèle bonapartiste de la candidature officielle, un système où les candidatures étaient multiples mais où les candidats n’étaient pas à égalité, les candidats officiels bénéficiant de certains avantages, à commencer par le soutien de l’administration et des promesses qu’il pouvait faire avec l’approbation de l’État. Auquel il faut ajouter désormais l’inégalité du traitement médiatique, excluant les forces d’opposition de toute présence sur les télévisions, radios et la presse écrite. Reste qu’il est plus sûr de réduire drastiquement l’offre électorale par l’interdiction de candidats. Face à la pluralité illimitée d’une compétition totalement ouverte, tous les systèmes électoraux contrôlent le nombre final de candidats présentés aux suffrages par des procédés de parrainage ou d’élections primaires. De ce point de vue, on pourrait dire que la différence n’est pas entre élection compétitive et élection non compétitive, car aucun système n’est complètement ouvert à la compétition. C’est bien un point pernicieux, car il permet à ceux qui sont accusés de biaiser les élections de renvoyer leurs accusateurs à leur propre mœurs...

Lire aussi Renaud Lambert & Sylvain Leder, « L’investisseur ne vote pas », Le Monde diplomatique, juillet 2018.

Parmi les sanctions répandues, on peut citer l’inéligibilité prononcée par les tribunaux au terme d’une condamnation pénale, où les coupables sont privés de liberté et de leurs droits civiques. En Russie, l’élimination d’adversaires crédibles au candidat sortant, comme Alexeï Navalny, n’a peut-être pas « permis » la victoire de Vladimir Poutine. Mais elle lui a conféré une plus grande certitude. Combien de voix en plus lui a-t-elle apporté, au terme de ces élections au résultat annoncé ? Les vieilles habitudes de la compromission (kompromat) par les services policiers sont à peine niées tant elles sont connues de tous. Au Venezuela, l’absence de certains opposants exilés, tel Carlos Vecchio, a été imputée au régime de Nicolás Maduro, lequel renvoyait les exilés à la responsabilité de leur fuite. Au Panamá, la procédure pour éliminer Miguel Antonio Bernal, candidat anticorruption à la prochaine élection présidentielle de mai 2019, est déjà entamée par l’invalidation de la moitié des signatures de parrainage par la commission électorale. Sans autre forme de procès. Sans doute l’électeur a-t-il ce privilège de voter pour des candidats choisis par d’autres, comme l’a fait malicieusement remarquer dans son Dictionnaire du diable un spécialiste de science politique, Ambrose Pierce, soucieux de marquer tous les mécanismes censitaires s’interposant entre électeurs et élus. Forts d’apparences formelles plus ou moins hypocrites et d’un immense culot, les dirigeants élus pourront encore dire sans ciller, comme le président turc Recep Tayyip Erdoğan, au soir des élections du 24 juin dernier, que son pays « a donné une leçon de démocratie au monde entier ».

Le culot n’est pas le seul à ajouter à la confusion : la pusillanimité des institutions internationales et des États, pour les raisons que l’on devine, ne se dément pas. Les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont conclu qu’en Turquie, « les entraves aux libertés fondamentales (...) ont eu un impact sur ces élections » en gardant l’espoir « que la Turquie lèvera ces restrictions dès que possible » (2). N’est-il pas temps pour les citoyens de rompre avec l’indifférence ou l’apathie sous prétexte que cela se joue ailleurs ? Ailleurs ? Les effets délétères de la tricherie électorale se jouent des frontières.

Alain Garrigou

(1Décision de la Cour suprême des États-Unis, le 11 juin 2018, d’autoriser les États à supprimer de leurs listes électorales les électeurs n’ayant pas voté depuis quatre ans.

(2L’opposant pro-kurde et dirigeant du Parti démocratique des peuples (HDP), Selahattin Demirtaş, est emprisonné depuis 2016, ce qui n’a pas empêché le HDP de passer le seuil des 10 % de voix nécessaires pour être représenté au Parlement lors des législatives du 24 juin. Lire « “L’homme qui se prend pour un sultan” », Le Monde diplomatique, juillet 2016.

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