Est-ce l’adieu au Sud, pour les militaires français ? On pourrait le croire, après cette suite d’humiliations dans les pays du Sahel : des défaites au moins politiques, si ce n’est militaires, masquées par des sorties en bon ordre. Les soldats ne sont pas en cause : ils ont fait le boulot, avec un savoir-faire qui remonte aux temps coloniaux, corrigé aujourd’hui par le respect de règles d’engagement plus contraignantes, des conventions internationales, etc. Mais l’armée française, îlot de blancheur militaire, de plus en plus américanisée dans sa tenue et ses modes d’intervention, devenait un trop commode punching-ball pour des opinions africaines à la recherche de boucs émissaires.
Cache-misère
Lire aussi Rémi Carayol, « La France partie pour rester au Sahel », Le Monde diplomatique, mars 2023.
Cela fait plusieurs années que M. Macron, qui assure qu’il n’y a pas ou plus de « pré-carré » français sur le continent noir, et qui — du fait de son âge, de sa formation — est moins « françafricain » que ses prédécesseurs, cherche à sortir de la séquence « France, gendarme de l’Afrique ». Il a sans doute raté une occasion en la matière, en ne fermant pas pour de bon les bases militaires françaises, abcès de fixation dans une demi-douzaine de pays d’Afrique de l’Ouest et centrale, ce qui aurait rompu avec une forme de présence souvent jugée anachronique, soixante ans après la vague des indépendances — « cache-misère » à une influence française par ailleurs en déshérence sur les plans politique, économique, culturel.
Le chef de l’État français promet juste un changement de vocation, dans le cadre de partenariats à l’initiative des pays concernés, avec moins de présence, moins d’interventions, et plus de coopération, de formation : certaines de ces bases pourraient même devenir des « académies » cogérées avec le pays d’accueil. Donc, une empreinte réduite, et une visibilité différente. Mais « la montagne accouche d’une souris », s’est moqué le groupe parlementaire La France insoumise (LFI) à l’Assemblée nationale. Le planning de cette conversion des bases — qui ne concernera pas l’emprise de Djibouti, considérée comme plus axée vers le Golfe et l’Indo-Pacifique — n’est d’ailleurs pas vraiment bouclé : les négociations se poursuivent avec les pays concernés.
Lire aussi Anne-Cécile Robert, « La guerre en Ukraine vue d’Afrique », Le Monde diplomatique, février 2023.
Reste à dresser un bilan de cette décennie d’opérations sécuritaires au Sahel ; à se demander comment on n’a pas anticipé, aperçu et contrecarré l’offensive russe dans cette région ; à méditer les raisons pour lesquelles la moitié des États africains, adeptes comme le reste du continent du principe du respect des frontières héritées de la colonisation, « ne voient pas ou ne veulent pas voir qu’en Ukraine, la Russie mène une guerre de conquête », et s’abstiennent de la condamner (1). Restera aussi, en parallèle, à redéfinir les conditions de présence et d’intervention au Sahel, à partir du Tchad et du Niger où sont cantonnés actuellement deux mille soldats et des moyens aériens conséquents : quels effectifs, quel type d’unités, pour quel usage, avec quelle balance avantages-inconvénients ? Il est vrai que, même masquée par la guerre en Ukraine, la menace terroriste à la mode djihadiste existera toujours, les Français avec leur satanée laïcité restant une cible commode.
Vieux réflexes
Finalement, l’Est est moins compliqué ! Les opérations françaises dites de « réassurance » dans les pays baltes, en Roumanie, Estonie, Pologne, etc., montent en puissance, sous les couleurs de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) dont Paris fait figure de bon élève depuis une dizaine d’années, après en avoir été le vilain petit canard. Les militaires français s’entraînent à nouveau dans des environnements montagne, neige, boue, délaissant un peu les centres d’aguerrissement « désert » ou « jungle » qui formaient les unités à opérer dans les pays chauds. On se réfère aux réflexes des anciens, encore ou non en activité, qui ont connu les derniers moments de guerre froide des années 1980.
Lire aussi Serge Halimi & Pierre Rimbert, « Les médias, avant-garde du parti de la guerre », Le Monde diplomatique, mars 2023.
L’Europe de la défense est une des premières victimes de la guerre en Ukraine. Comment penser autonomie, souveraineté européennes, quand la direction politique est assurée par Washington, celle des opérations par Bruxelles (mais au siège de l’OTAN, pas à celui de l’Union européenne), et quand les Européens, les uns après les autres, vont pointer au guichet de vente des chasseurs F35 américains (au lieu de consommer des Eurofighter, Gripen, ou Rafale fabriqués sur leur sol) ? L’invasion de l’Ukraine, la guerre qui s’annonce longue et menace sans cesse de déborder de ce pays, ont bouleversé la sécurité collective européenne. Ramenés à leur statut « d’Occidentaux », que certains croyaient avoir dépassé, réintégrés sous le parapluie militaire et le commandement politique américains, les Européens en sont réduits à faire la course à qui admirera, courtisera, aidera le plus vite et le mieux le président ukrainien Volodymyr Zelensky, érigé en un incontournable héros du « monde libre », mélange du David de la Bible et de l’Astérix d’Uderzo — le drame en plus, bien sûr[Serge Halimi, Pierre Rimbert, « Les médias, avant-garde du parti de la guerre]
Boussole perdue
Dans un dossier « Quelle sécurité pour l’Europe, un an après l’invasion de l’Ukraine ? », Esprit défense, une des revues du ministère français des armées, évoque le déploiement l’an dernier « en quelques jours » de la Nato Response Force (NRF), et notamment de la Very High Readiness Joint Task Force commandée à l’époque par la France — avec le renforcement de bataillons multinationaux dans les pays frontaliers de la Russie et l’Ukraine, et une opération sous commandement français en Roumanie, appuyée par des chars Leclerc.
Mais, concernant l’engagement de l’Union européenne, la revue en est réduite à tenter un compte des coopérations. Il y a bien quelques opérations communes, mais très « échantillonnaires » :
• Agenor, dans le détroit d’Ormuz, pour garantir la circulation maritime (neuf pays prêtent à tour de rôle une frégate ou un patrouilleur pendant quelques semaines, pour faire la police dans le goulet entre Oman et l’Iran) ;
• Irini, en Méditerranée (idem, pour faire respecter, mais sans grand succès, l’embargo sur les armes à destination de la Libye) ;
• Atalante, au large de la Somalie (mais il n’y a presque plus de pirates) ;
• Althea, en Bosnie-Herzégovine (pour y « stabiliser la paix ») ;
• des missions de formation au Mali (mais elle est à l’arrêt), au Mozambique, en Somalie ;
• une mission plus ambitieuse d’assistance militaire pour l’Ukraine (avec l’objectif à terme de former 15 000 soldats ukrainiens, dont 2 000 par la France).
Il y a un peu plus d’espoir dans les « dispositifs communs » :
• une soixantaine de projets dits de « coopération structurée permanente », conduits par des pays volontaires (dont un projet d’Eurodrone, mais qui peine à voir le jour) ;
• le Fonds européen de défense, qui fait figure de premier budget défense de l’histoire de l’Union, et finance la recherche ainsi que quelques grands développements d’équipements européens (7,9 milliards d’euros entre 2021 et 2027) ;
• et la Facilité européenne pour la paix (5,7 milliards d’euros entre 2021 et 2023), qui a appuyé les efforts (moyennement efficaces) de l’Union africaine pour mettre en place son « architecture de paix », mais sert surtout depuis l’an dernier à cofinancer l’effort de guerre ukrainien.
• le tout chapeauté par une « Boussole stratégique » — le nom donné à une première ébauche de livre blanc européen — qui n’avait pas convaincu lors de sa parution en 2020, et qui serait à revoir de fond en comble, à la lumière du « choc » ukrainien.
Pierre angulaire
Alors que deux membres de l’UE — la Finlande et la Suède –- ont décidé de rejoindre l’OTAN, et que le Danemark a levé l’interdiction qu’il s’était imposé de participer à la politique européenne de défense, Emmanuel Macron –- pourfendeur en son temps d’une OTAN qu’il diagnostiquait « en état de mort cérébrale » — en était réduit, le 9 novembre dernier, à faire contre mauvaise fortune bon cœur : « Je crois que nous avons su démontrer ces dernières années que l’Europe de la défense renforçait l’OTAN et ne venait pas l’affaiblir… ». Dans Esprit défense, l’amiral Michel Hofman, chef de la défense belge, en remet une couche : « L’OTAN reste la pierre angulaire de la sécurité et de la défense en Europe. UE et OTAN sont donc complémentaires », et « visent à accomplir des tâches de sécurité collective en dehors de leurs zones territoriales » (2). Tandis que Jean-Dominique Giuliani, président de la fondation Robert Schuman, recommande à la France, qui avait tenté de dégager une voie pour une Europe de la défense plus autonome, de « continuer à y croire et de persévérer » : selon cet européiste pur sucre, « avec des forces performantes, une diplomatie mondiale et une dissuasion crédible », la France dispose d’atouts pour « convaincre ses partenaires d’entraîner l’Union vers une puissance plus assumée ».
« C’est dans le bilatéral, plus ou moins élargi à quelques autres partenaires selon les thèmes, que la défense européenne va se construire », estime de son côté la sénatrice socialiste Hélène Conway-Mouret, élue des Français de l’étranger, qui a produit deux rapports sur la question (3). Exemples : la quasi-fusion franco-belge, à l’échelle d’une partie des armées de terre des deux pays, dans le cadre d’un partenariat étroit pour les unités blindées. Ou encore, la relance de la coopération franco-britannique en matière de défense, lors d’un sommet de réconciliation la semaine dernière à Paris — après des années de brouille autour du Brexit, du contrôle de l’immigration, de la présence en Indopacifique. Ou bientôt, l’important volet défense qui sera au menu d’un prochain déplacement du président français aux Pays-Bas, etc.
Étagères vidées
Du côté de « l’économie de guerre », ce n’est pas la gloire. L’Europe est à court de munitions : « C’était l’un des secrets les mieux gardés de la défense européenne » (Sylvie Kauffmann, Le Monde, 15 février 2023). Trente ans de réduction des budgets de défense et de « dividendes de la paix » depuis la fin de la guerre froide ont « vidé les casernes, les hangars et les étagères ». Il y a des goulets d’étranglement côté industriel dans la plupart des pays concernés. Le ministre français des armées Sébastien Lecornu encourage, à propos de cette question des munitions, à « se préparer à ne pas subir, avec suffisamment de matériel et suffisamment vite en cas de conflit majeur ». Et il se félicite d’une décision de rapatrier à Bergerac (Dordogne) une unité de fabrication de poudre à obus ; mais, d’ici là, il faudra l’importer d’Australie. D’autres relocalisations sont prévues, mais il faudra du temps et de l’argent. Dans l’immédiat, le canon français Cæsar, un matériel très demandé, fabriqué d’ordinaire en vingt-quatre mois par Nexter, ne pourra être produit –- même en accéléré absolu — en moins de douze mois…
À un autre niveau, en Allemagne, la décision prise dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine de consacrer sur dix ans une enveloppe spéciale d’une centaine de milliards d’euros à la modernisation de la Bundeswehr n’a encore produit aucun effet concret : la mesure a été approuvée par le Parlement, mais la coalition au pouvoir bloque sur la répartition de ces investissements. Ça coince aussi dans la poursuite des grands projets politico-industriels franco-allemands à l’horizon 2040 lancés notamment à l’initiative de Paris, et dont Berlin semble régulièrement se distancer : le système de combat aérien du futur (SCAF) et le char du futur (MGCS). Par ailleurs, un projet de bouclier antimissile reposant sur une technologie israélo-américaine, défendu par l’Allemagne et se posant en concurrent futur de l’actuel programme franco-italien Mamba déjà opérationnel, a déjà séduit dix-sept pays européens, Paris s’estimant trahi par Berlin… (Le Monde, 4 mars 2023).
Dans les médias, les anciens responsables français de l’OTAN continuent de donner le ton : « Il n’y a aucune raison d’opposer l’OTAN à l’autonomie stratégique européenne », fait valoir par exemple le général Michel Yakovfeff, ancien vice chef d’état-major du Shape, le commandement allié, pour qui les réponses à la guerre de ces institutions sont complémentaires. Très proactif dans les médias ces temps-ci, ce général de corps d’armée s’était distingué fin août 2014 quand les blindés et un millier de soldats russes avaient pénétré dans le Donbass pour soutenir les séparatistes, en lâchant au beau milieu d’une réunion de l’état-major de l’OTAN — et à la surprise générale : « Souvenons-nous de ce jour comme celui où la Troisième guerre mondiale a commencé ».
Va-t-en-guerre
Le général Jean-Paul Palomeros, ancien commandant suprême de l’OTAN à la Transformation (4), est sous des airs de grande-père paterne un des plus va-t-en-guerre : « Avec des avions de combat, l’Ukraine pourrait frapper à la source du problème », a-t-il estimé par exemple dès le début février à propos de l’éventuelle cession de chasseurs F-16 à l’armée ukrainienne (l’Express, 3 février 2023). Camille Grand, ancien secrétaire général adjoint de l’OTAN, observe (Le Monde, 23 février 2023) combien la guerre a renforcé et transformé l’Alliance, contraignant l’Union européenne à actualiser sa stratégie, alors que la France — engagée pleinement dans l’aide à l’Ukraine et dans la sécurisation du flanc oriental de l’Alliance, en même temps qu’elle poursuit une hausse soutenue de son budget de défense — « joue son influence en Europe face à l’évolution rapide des grands équilibres stratégiques ».
Aura-t-elle les moyens de ses ambitions ? Après la parution, en novembre dernier, d’une Revue nationale stratégique, le président Emmanuel Macron a présenté lors d’un discours à Mont-de-Marsan le périmètre de la future loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2024-2030, annonçant une augmentation globale d’une centaine de milliards d’euros. Entendu le 8 mars dernier par la commission politique étrangère et défense du sénat, le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Thomas Gomart estime cependant que cette nouvelle augmentation des crédits militaires — après celle de l’ancienne LPM — permettra juste de maintenir l’outil en l’état : « On ne rattrape jamais vraiment des décennies de désarmement ». Selon lui, la question de l’endurance continuera à se poser. Le titre dont se parent volontiers les Français — « première armée d’Europe », etc. — est un trompe l’œil, aux yeux des partenaires comme de l’opinion dans l’Hexagone. La France n’en a pas fini avec le Sahel. Et elle doit prendre en compte, outre l’Ukraine, des fronts possibles comme l’Iran-Israël ou Taiwan.
Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), reçu également par les sénateurs, évoque le scénario d’une « Russie en état de guerre permanente, qui nous empêche de nous projeter : nous ne savons pas comment sera l’après-Ukraine, ni même s’il y aura un après ». La France, selon lui, doit se comporter en allié exemplaire, mais penser à ses intérêts :
• elle n’est pas en première ligne (la défense collective de l’Europe se portant sur le Don et non plus sur le Rhin) ;
• elle dispose d’un parapluie nucléaire ;
• elle a d’autres responsabilités (des accords de défense avec les Émirats arabes unis, plusieurs pays africains, la Grèce ; un partenariat avec l’Égypte, l’Inde ; une présence dans l’Indo-Pacifique ; et la défense d’un outre-mer qui fait partie intégrante de son territoire).
Main coupée
L’équation géopolitique est complexe, et le champ est vaste : seule une armée au format « complet » (toutes spécialités) peut avoir une action cohérente ; mais elle risque de rester « échantilonnaire », avec des capacités nombreuses, mais à une échelle limitée, qui ne permet pas d’agir avec un effet de masse et dans la durée. Pour des raisons budgétaires, on peut être tenté de renoncer à telle ou telle de ces capacités. « Mais quand on se coupe une main, ça ne repousse pas. »
La maxime vaudrait pour l’ex-« service militaire » supprimé en son temps par le président Jacques Chirac. Il est question aujourd’hui d’un « service national universel » (SNU) dont M. Macron souhaite poser les jalons dans quelques semaines. L’expérimentation cette année — qui concerne une trentaine de milliers de jeunes volontaires de 15 à 17 ans — avec un « séjour de cohésion » de deux semaines (discipline, lever du drapeau, autodéfense, sécurité routière), et une courte mission d’intérêt général, est souvent jugée à la fois trop militaire et trop coûteuse, posant des problèmes d’encadrement, de logement, de rythmes scolaires, et même de statut juridique. Sa généralisation concernerait chaque année 800 000 élèves de seconde, dans ce qui serait un « projet d’émancipation » pour la jeunesse, susceptible « d’encourager la mixité et le vivre-ensemble », à entendre la secrétaire d’État à la jeunesse Sarah el Haïry. Un dispositif déjà qualifié de « mal conçu et indécent » par le groupe parlementaire insoumis, à l’Assemblée nationale, pour qui « encaserner des mineurs, discipliner la jeunesse n’est pas un projet politique ». Le SNES-FSU, principal syndicat des enseignants en collèges et lycées, n’est pas plus tendre : « Les jeunes ont besoin d’école, pas d’un dispositif de domestication qui dévoie les symboles de l’armée au profit d’un projet politique visant une fois de plus à affaiblir l’éducation nationale ».