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Les « gilets jaunes » à la mesure des sondages

par Alain Garrigou, 9 mars 2019
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5 février 2019, © Serge D’Ignazio.

Le succès d’une mobilisation se mesure d’abord à sa dimension, le nombre de grévistes ou de manifestants. Ensuite à son résultat, bien sûr, mais conditionné par ce qui précède. D’où l’importance des chiffrages et des querelles sur le nombre. On devrait pourtant employer l’imparfait car si le succès d’une mobilisation se mesure toujours, il passe dorénavant sous la toise des sondages : combien de Français approuvent-ils ou non le mouvement ?

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Le peuple légendaire », Le Monde diplomatique, mars 2019.

Leur intervention a été pour la première fois significative dans la grève des cheminots de décembre 1995, laquelle fut largement soutenue par « l’opinion publique » comme on le dit communément ; en fait par les sondages. Les trois quarts environ des sondés étaient favorables à cette grève. Ce niveau ne fut pas pour rien dans la poursuite déterminée de la grève et le renoncement du gouvernement Juppé à la réforme du régime des retraites. Depuis lors, les gouvernements ont un œil rivé sur l’importance numérique des mobilisations, et l’autre sur l’ampleur du « soutien populaire ».

Cela ne va cependant pas sans poser problème tant ces mesures sont hétérogènes. Dans nos sociétés, la mesure exerce une fascination telle qu’on néglige d’en interroger le statut. Ainsi du soutien des Français aux cheminots. Combien approuvaient la grève parce qu’ils approuvaient le statut des cheminots ? combien parce qu’ils craignaient que leur propre retraite soit menacée par la réforme de celle des cheminots ? combien pour manifester leur propre mécontentement pour des raisons diverses (une « grève par procuration » a-t-on dit) ? combien pour que le gouvernement cède et que la grève s’arrête ? Soit autant de raisons parfaitement opposées (émanant de gens totalement opposés politiquement), qui se sont additionnées sans que nul n’y prête attention. Cela finit par faire une grosse majorité. De quoi craindre, du côté du pouvoir, une contagion ou une sanction électorale différée. Le mouvement en profita fortement. La reculade du gouvernement Juppé fut d’ailleurs un traumatisme pour les gouvernants qui, depuis lors, tiennent la barre au gré de leurs instruments de mesures combinées.

Ainsi, le mouvement des « gilets jaunes », avec ses formes inédites de contestation, a été immédiatement évalué au regard du nombre de ronds-points occupés, du nombre de personnes présentes sur ceux-ci et du nombre de manifestants les samedis ; ensuite seulement selon le soutien populaire mesuré par les sondages. Secret de polichinelle : le soutien élevé de « l’opinion publique » a dans un premier temps largement motivé le recul très rapide de l’Elysée sur la taxation du diesel. Peut-être trop rapide pour ne pas encourager de nouvelles revendications — quand on sait que toute mobilisation rassemble en dépit des divergences.

On remarquera que le rôle des sondages n’a pas été évoqué par les protagonistes, ni par le gouvernement ni par les « gilets jaunes ». On pourrait penser que les bénéficiaires de ce soutien « populaire » s’en seraient vantés. Ils ne l’ont pas fait parce qu’ils se prévalaient d’un soutien concret, matérialisé par le rassemblement physique d’un peuple plus que par des pourcentages. La mystique d’un tel type de mobilisation spontanée et autonome n’est pas en affinité avec les principes d’une mesure rationnelle de l’opinion. Il n’est pas impossible non plus que, par anticipation, les « gilets jaunes » aient perçu ce soutien comme fragile et répugné à l’afficher pour ne pas avoir à se défendre ensuite de ses défaillances. Conséquemment, « l’érosion » du soutien exprimée par les sondages ne semble pas affecter les plus déterminés. Combien l’ont été qui, du coup, se sont retirés du mouvement, on ne peut le savoir…

Lire aussi François Denord, « Gouverner par les nombres », Le Monde diplomatique, septembre 2016.

Comme le soutien massif du début, cette érosion est inscrite dans la fabrication de l’opinion publique. Combien parmi les sondés du début du mouvement soutenaient les gilets jaunes parce qu’ils étaient hostiles à l’augmentation des taxes sur le diesel — au passage il est difficile de se prononcer pour une augmentation fiscale ? combien étaient d’accord avec la dénonciation de la baisse du pouvoir d’achat ? combien hostiles au gouvernement ? combien hostiles aux élites ? etc. Par contre, ils n’ont pas été consultés pour se prononcer en faveur du référendum d’initiative citoyenne (RIC) ou en faveur d’élections anticipées. Mais une fois lancée l’idée du RIC, combien pourraient lui être hostile de même qu’aux sujets qu’il s’agirait de traiter ? Les sondés sont après tout des internautes volontaires pour s’exprimer par sondage — et recevoir par là une modique gratification. En somme, la réponse est largement dans la question. Ensuite, comme dans tout mouvement qui se prolonge, ce qui s’y passe a des effets sur la perception de ce mouvement. Dans une large mesure, « ce qui se passe » diffère selon que l’on s’attache à la violence de rue ou à la violence policière. Derrière ces luttes d’interprétation se joue la perception positive ou négative du mouvement. Jusqu’où peut-elle en déterminer l’issue ?

Mais si les sondages importent aux gilets jaunes, il ne faudrait pas oublier qu’ils peuvent importer aux sondeurs, dans la mesure où les perspectives institutionnelles trouveraient quelque traduction concrète… Il est alors intéressant de se demander les conséquences qu’auraient sur les sondages la mise en place de RIC . Ce serait assurément une bonne affaire pour les sondeurs qui trouveraient là de nouveaux terrains de promotion de leur entreprise : d’une part, la réalisation de sondages sur les sujets de référendum ; d’autre part, la réalisation de sondages sur les intentions de vote aux référendums. Que de contrats en perspective ! Leur activité, rythmée par des élections trop rares, deviendrait alors une activité permanente. Autant d’occasions d’apparaître sur les plateaux de télévision et dans les colonnes des journaux ! Il y a certes un inconvénient symbolique dans l’adoption éventuelle du RIC : pourquoi pas en effet ne pas procéder plutôt par sondages, s’ils sont si exacts que les sondeurs le disent, et que les usagers le croient en leur prêtant crédit ? Ne seraient-il pas bien moins chers que des référendums ? Que leur manque-t-il ? Le rituel du vote sans doute (1). Les méfiances qui les entourent, assurément.

Elabe BFM TV, 14 novembre 2018. « 73% des Français soutiennent le mouvement des gilets jaunes, qui prévoit de bloquer les routes 17 novembre pour protester contre la hausse du prix des carburants ». 
OpinionWay, LCI, RTL ; Le Figaro, 27 novembre 2018. « 76% des sondés jugent « insuffisantes » les mesures proposées par Emmanuel Macron pour apaiser le mouvement des Gilets jaunes ».

« 65 % soutiennent le mouvement des Gilets jaunes ».
Elabe BFM TV, 28 novembre 2018. « L‘approbation de la mobilisation reste élevée (75%) « 69% des Français estiment que la mobilisation doit se poursuivre ».
OpinionWay LCI, 11 décembre 2018, « Plus de la moitié, voire les trois-quarts des sondés selon les cas estiment ainsi que les annonces du président répondent bien aux revendications des Gilets jaunes ». 
Odoxa, Le Figaro, France info, 11 décembre 2018.  Le soutien aux « gilets jaunes » s’effrite. 54% des sondés pour la continuation du mouvement contre 46% contre.
LCI Opinionway, 21 janvier 2019. 73% des sondés se déclarent favorables au RIC.
Odoxa, BFM Business, Challenges, Avia, 7 février 2019.  78 % approuvent l’idée que les référendums puissent s’appliquer aux sujets fiscaux et 70 % aux sujets régaliens (justice, peine de mort, sécurité routière)
Ifop-Jdd, 10 février 2019 « 73% des sondés favorables à la tenue d’un référendum sur les dispositions retenues à la suite du « Grand débat » ». 
Elabe Bfm TV, 13 février 2019. La lassitude commence à se faire sentir dans l’opinion 58% approuvent le mouvement des « gilets jaunes » 
Ifop Jdd, 16 février 2019. La majorité des Français souhaitent l’arrêt du mouvement (52%)

Alain Garrigou

(1On peut ainsi lire sur le site de l’institut Elabe un article intitulé « Cliquer n’est pas voter » : « Si l’élu veut garder sa fonction d’arbitrage, s’il veut prouver son utilité comme gardien de la cohérence, si le parlementaire veut revivifier sa fonction représentative, il n’a pas d’autres choix que d’inventer de nouveaux mécanismes de décision politique. Le référendum à questions multiples peut évidemment y contribuer ; le referendum d’Initiative Citoyenne s’il est encadré pour ne pas remettre en cause les principes de la démocratie représentative peut aussi constituer une respiration démocratique entre deux scrutins. »

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