
Il y a quelque chose d’excitant, et d’étourdissant en même temps, à voir le déluge d’idées qui nous vient depuis quelques années de l’élite américaine de la tech — des idées audacieuses, souvent stupéfiantes, parfois terrifiantes.
Lire ici la seconde partie de ce texte.
Vous avez ceux, comme Balaji Srinivasan et Peter Thiel, qui échafaudent des plans d’évasion pour aristocrates du numérique. À chacun son hérésie : le premier entend créer des « États-réseaux », territoires régis par la blockchain où la loyauté aux entreprises de technologie conditionnerait l’accession à la citoyenneté et le droit d’être protégé par la police ; le second rêve de micronations qui flotteraient dans les eaux internationales tels des yachts de luxe et où les riches pourraient vivre leurs fantasmes libertariens hors d’atteinte des gouvernements.
Au-delà, c’est toute la Silicon Valley qui, emportée par son addiction solutionniste, fait mousser les idées comme des bulles financières sur un marché où les grandes utopies s’apprécient plus vite que les stock-options. L’air de rien, Sam Altman élabore des projets de (non-)réglementation de l’intelligence artificielle, et même d’État-providence administré par l’IA (« le capitalisme pour tous » !). Pendant ce temps, apôtres des cryptomonnaies (Marc Andreessen, David Sacks), colonisateurs de l’espace en puissance (Elon Musk, Jeff Bezos) et revivalistes du nucléaire (Bill Gates, Jeff Bezos et Sam Altman, encore) proposent leurs remèdes extravagants à des problèmes en apparence inexplicables. (Mais qui peut bien siphonner toute cette énergie qui nous est soudain tellement indispensable ?)
Lire aussi Victor Chaix, Auguste Lehuger & Zako Sapey-Triomphe, « Pourquoi l’intelligence artificielle voit Barack Obama blanc », Le Monde diplomatique, novembre 2024.
On note aussi chez ce petit monde un intérêt croissant pour des questions plus terre à terre, comme la politique étrangère ou la défense. Prenez Eric Schmidt, un homme qui a autant de personnalité qu’un Google Docs vierge : en plus d’avoir coécrit deux livres avec Henry Kissinger, il contribue régulièrement à Foreign Affairs ainsi qu’à d’autres fabriques de visions apocalyptico-dogmatiques. Et attention, il y traite de gros dossiers, de ceux qui suscitent de graves hochements de tête quand ils sont abordés lors des déjeuners d’experts. « L’Ukraine est en train de perdre la guerre des drones », proclame un de ses articles, paru en janvier 2024. Se pourrait-il que ce soit le même Eric Schmidt qui, quelques mois plus tôt, a créé une entreprise secrète de drones suicides ? Pure coïncidence, certainement.
Maintenant que les élites de la tech sont de la partie, spéculer sur l’avenir de la guerre n’est plus le domaine réservé d’« intellectuels de la défense » marmottant dans leur barbe à la RAND Corporation ; tout le monde a son mot à dire. Alex Karp, président- directeur général (PDG) de Palantir, et Palmer Luckey, fondateur d’Anduril (qui pèsent à eux deux plus de 11 milliards de dollars), se font passer pour de valeureux David face aux Goliaths dépensiers du Pentagone. Comme il se doit, Elon Musk, le Zelig par excellence du techno-capitalisme, a lui aussi des avis tranchés sur le sujet. Dans les guerres du futur qui viseront prioritairement les infrastructures, affirmait-il lors d’une récente intervention devant l’académie militaire de West Point, « tous les systèmes de communication dotés d’une base terrestre — câbles à fibre optique, tours de téléphonie mobile — seront détruits ». Ah, si seulement nous avions sous la main un fournisseur d’Internet par satellite, nous serions sauvés !
L’« intellectuel spécifique » de Michel Foucault, qui tirait son autorité d’une expertise limitée à un domaine précis, paraît bien obsolète face à un Palmer Luckey, enfant prodige de la réalité virtuelle devenu contractant militaire. Fini la veste en tweed ; c’est en tenue de surfeur — short cargo, tongs et chemise à fleurs — que Luckey plastronne dans les médias, se présentant comme un « propagandiste » qui n’hésitera jamais à « déformer la vérité ». Dans ce panthéon remanié, l’analyste posé de la guerre froide se voit remplacé par un nouvel archétype : immensément riche, soucieux de cultiver son image et idéologiquement décomplexé.
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On aurait tort de réduire les entrepreneurs de la Silicon Valley à de simples amuseurs publics. D’abord parce qu’ils produisent des opinions à une cadence industrielle — et leurs billets de blog, podcasts et publications Substack ont la subtilité d’un train de marchandises. Ensuite parce que, sous des allures de propos de comptoir, leurs « réactions à chaud » se rattachent souvent à des traditions philosophiques bien déterminées. Pour le dire autrement, ce que l’on prend pour de la pensée fast-food — des nuggets d’idées ultra-transformés et frits au capital-risque — contient en fait des ingrédients de qualité que ne renieraient pas les plus fins gourmets.
Il n’est donc pas surprenant que la dernière lubie en date de ces milliardaires soit de faire étalage de leurs lectures, la bibliothèque devenant le marqueur de statut ultime. Et leurs étagères sont remplies de titres improbables : que penserait Albert O. Hirschman si on lui disait que sa théorie percutante développée dans Défection et prise de parole servait à justifier la construction d’États-réseaux, de villes privatisées et de communautés autonomes flottantes ?
Lire aussi Benoît Bréville, « Et la “tech” vint à Canossa », Le Monde diplomatique, février 2025.
Dans cet arbre généalogique intellectuel, l’une des branches relie Peter Thiel à Leo Strauss et René Girard — une filiation que les commentateurs manquent rarement de souligner. Mais il en est une autre, plus solide encore, conduisant de Theodor Adorno et Talcott Parsons à Alex Karp, qui leur a consacré sa thèse de doctorat (laquelle forme désormais le soubassement théorique de l’empire de la surveillance mis en place par Palantir). Karp saupoudre aussi de références érudites les messages adressés à ses actionnaires : Samuel Huntington y a récemment fait une apparition.
Pourtant, on a beau chercher, on ne trouve décidément rien d’adornien dans la « realpolitik pour les optimistes » qu’il promeut. « Si le monde est devenu meilleur ces soixante-dix ou quatre-vingts dernières années, on le doit à un seul et unique facteur : la capacité supérieure de l’Amérique à organiser la violence », déclarait-il sur Fox Business en mars. C’est l’école de Francfort à la sauce Nasdaq, avec un peu de Central Intelligence Agency (CIA) dedans : là où Adorno et Max Horkheimer voyaient dans la rationalité des Lumières un voile dissimulant la violence, Karp nous explique que la violence organisée est une preuve des bienfaits de l’hégémonie américaine. Accessoirement, il y a aussi pas mal d’argent à se faire pour qui veut aider à perfectionner encore son organisation, cette fois-ci à l’aide d’algorithmes, de drones et d’intelligence artificielle.
Comme nous le rappelle cette rhétorique combative, rien n’agace tant la Silicon Valley que la pensée déconnectée des actes. Marx aurait sans doute applaudi une telle inclination pour la praxis : au lieu de simplement disserter sur le monde, ces élites ont désormais la volonté, les moyens mais aussi, semble-t-il, les « couilles » de le transformer. Et le retour de Donald Trump au pouvoir leur offre un accès direct à la machine fédérale : Andreessen joue les coachs en ressources humaines, Thiel installe ses lieutenants à tous les étages, Musk et ses affidés déchaînent leur folie destructrice au sein du département de l’efficacité gouvernementale (DOGE). Partout, la stratégie est la même — celle qui a déjà permis de laminer les industries du passé : disruption d’abord, réparation plus tard.
Cette nouvelle espèce, que je nomme « intellectuels-oligarques », met à mal la taxonomie bien ordonnée à laquelle nous étions habitués. Les nababs de l’âge industriel bâtissaient des fondations dédiées à leur vision du monde ou finançaient des organisations à but non lucratif. Les rois-philosophes de la Silicon Valley ont conçu des hybrides beaucoup plus musclés : des portefeuilles de titres qui valent arguments philosophiques, des positions de marché qui opérationnalisent leurs convictions, des fonds d’investissement qui sont aussi des forteresses idéologiques. C’est l’évolution selon Hegel : le capitalisme (thèse) cède le pas au philantrocapitalisme (antithèse), puis aux guerres culturelles comme centre de profit (synthèse).
Il suffit d’examiner l’un des points chauds de ces guerres : l’investissement éthique, aussi désigné par le sigle ESG pour (principes environnementaux, sociaux et de gouvernance). Rappelons pour les non-initiés que ces principes marquent la prise de conscience tardive de Wall Street du fait qu’empoisonner les rivières, exploiter les travailleurs et choisir uniquement des potes de golf pour constituer son conseil d’administration peut à la longue nuire au chiffre d’affaires. D’où cette initiative (discutable) du monde de la finance : tenter d’apprécier la moralité des entreprises à la manière d’un rapport de résultats trimestriels. Ces dernières se voient donc attribuer des « scores ESG », sorte d’indice moral de solvabilité censé prouver qu’elles n’en sont plus à saccager la nature ou à fouler aux pieds la dignité humaine.
Lire aussi Lionel Richard, « Intellectuels, histoire d’une étiquette », Le Monde diplomatique, août 2024.
On éprouve une fascination presque malsaine à voir la façon dont les élites de la tech ont déployé leur artillerie sur ce champ de bataille, si éloigné à première vue de leurs empires numériques. Une mécanique implacable de dénonciation s’est mise en branle en quelques années, l’ESG étant alternativement qualifié d’« escroquerie » (Musk), de « pure arnaque » (Chamath Palihapitiya) ou encore d’« idée zombie » (Andreessen).
Et ces hommes n’en restent pas à la condamnation verbale : quand l’appel de la praxis résonne, ils répondent par l’investissement. Juste après avoir comparé l’ESG au communisme chinois, Peter Thiel a choisi de mettre des billes dans Strive Asset Management, un fonds qui promet d’ignorer les considérations éthiques dans ses décisions d’investissement (et dirigé à l’époque par celui qui fut un temps le bras droit de Musk à la tête du DOGE, Vivek Ramaswamy, dont la brève campagne présidentielle a été axée sur un thème unique : mettre à bas le « capitalisme woke »). Andreessen, lui, a non seulement financé un fonds chrétien pro-MAGA (« Make America Great Again »), New Founding, mais aussi aidé à faire germer 1789 Capital, autre rempart anti-ESG qui bénéficie désormais du soutien de Donald Trump Jr. C’est là leur génie : transformer des positions intellectuelles en positions de marché tout en utilisant les mégaphones numériques (dont ils sont souvent propriétaires) pour modifier la réalité dans un sens favorable à leurs mises de fonds.
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L’empreinte idéologique de la Silicon Valley a-t-elle creusé des sillons plus profonds qu’on ne l’imaginait ? Les « Little Tech » qu’Andreessen et ses semblables prétendent incarner ne sont-ils pas plus gros que leur pantomime voudrait nous le faire croire ? Car telle est l’hypothèse troublante que nous sommes forcés d’envisager : nos élites technologiques multi-tâches sont peut-être précisément les forces — fourbes, puissantes, quelquefois délirantes — à l’œuvre derrière la « transformation structurelle de l’espace public » identifiée par Jürgen Habermas dans ses premiers écrits.
Avant que la théorie des systèmes ne boursoufle sa prose et que l’introduction de la nuance n’attiédisse sa colère, le jeune Habermas n’y allait pas par quatre chemins pour désigner le coupable : l’érosion du débat critique et transparent était due à l’influence corruptrice de la concentration du pouvoir. Et il avait mis dans le mille. Mais, bizarrement, dans une actualisation de son ouvrage de 1962 parue en 2023, l’aristocrate universitaire choisit plutôt de s’appesantir sur des sujets comme le « pilotage par les algorithmes » — un peu comme quelqu’un qui s’affairerait à redresser les cadres accrochés aux murs dans une maison en train de s’écrouler.
Il paraît pourtant de plus en plus évident que le principal danger qui nous guette réside moins dans les plateformes gérées par des algorithmes que dans les oligarques qui les possèdent. Pourquoi ? Parce qu’ils ont en main trois instruments meurtriers : la gravité ploutocratique (des fortunes tellement gigantesques qu’elles déforment jusqu’aux propriétés physiques de la réalité), l’autorité oraculaire (des visions technologiques présentées comme prophéties inéluctables) et la souveraineté sur les plateformes (un contrôle des forums où se déroule la conversation publique). Musk en s’emparant de Twitter (devenu X), Andreessen en investissant dans Substack, Thiel en courtisant Rumble, le YouTube conservateur — tous ont colonisé le médium et le message, le système et le « monde vécu » d’Habermas.
Si l’intellectuel public d’autrefois pouvait se comparer à l’archéologue qui creuse méthodiquement pour mettre au jour des artefacts culturels décrits ensuite dans des revues de niche, les intellectuels-oligarques d’aujourd’hui s’apparentent à des experts en démolition : ils truffent d’explosifs idéologiques des pans entiers de la société et actionnent le détonateur bien à l’abri dans leurs paradis fiscaux. Plutôt que d’écrire sur le futur, ils le font advenir, orchestrant la plus vaste expérience non contrôlée de l’histoire en « bêta-testant » leurs théories sur des populations non consentantes.
Ce qui les distingue des autres élites embijoutées qui les ont précédés n’est pas leur avarice, mais leur verbiage — une production torrentielle que même Balzac trouverait épuisante. Les barons de l’industrie créaient des think tanks pour recycler leurs intérêts personnels en réflexions stratégiques ; nos intellectuels-oligarques se passent de ces intermédiaires. Ce ne sont pas les algorithmes qu’ils orientent, mais la conversation même. Ils le font à l’aide de grenades de mèmes philosophiques qui, balancées sur X en pleine nuit, sont assurées d’éclater à la « une » des journaux du monde entier au petit matin.