
Où s’insère notre nouvelle catégorie d’intellectuels-oligarques dans les modèles théoriques existants ? À la fin des années 1980, Zygmunt Bauman a défini deux archétypes d’intellectuels : les « législateurs », qui descendent de leurs montagnes avec des commandements gravés dans la pierre, et les « interprètes », qui assurent la traduction d’un dialecte culturel à l’autre sans prescrire de règles. Selon Bauman, la postmodernité avait coïncidé avec un affaiblissement de la posture législative. Les grands récits étaient morts. L’autorité universelle s’était étiolée. Seule demeurait l’interprétation.
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Les intellectuels-oligarques, a priori, sont par excellence des interprètes. Ils se posent en médiums, simples passeurs grâce à qui des futurs déjà écrits se matérialisent sous nos yeux. Leur don ? Savoir lire dans le marc de café du déterminisme technologique comme dans un livre ouvert. Ils n’imposent rien ; ils ne font que traduire l’évangile de l’inévitable. Voilà le brin intellectuel de leur ADN.
Mais dans cette identité en double hélice, le brin oligarchique domine. Armés de leurs visions prophétiques, ils exigent des sacrifices — de la population, du gouvernement, de leurs employés. Tel un Henry Kissinger de la tech, Sam Altman fait la tournée des capitales en proposant des traités de paix pour des guerres de l’intelligence artificielle qui n’ont même pas commencé. Elon Musk prépare la destinée cosmique de l’humanité avec la minutie d’un plan quinquennal soviétique. Peter Thiel et Alex Karp élaborent une nouvelle stratégie de défense. Marc Andreessen réinvente l’argent, Balaji Srinivasan la gouvernance. Insensiblement, leur don d’interprétation se mue en mandat législatif.
Pour les postmodernistes, les grands récits n’étaient plus qu’un tas de ruines. À partir de ces décombres, nos intellectuels-oligarques ont pourtant construit le leur, une cathédrale où les mots « technologie », « disruption », « innovation », « intelligence artificielle (IA) générale » sont inscrits sur chaque pierre, lourde du poids de la fatalité. S’ils feuillettent What Technology Wants, de Kevin Kelly, ce n’est pas pour le lire, mais pour l’éditer, crayon en main, et ajouter leurs injonctions dans la marge. Non contents de prédire l’avenir, les magnats de la tech nous enjoignent désormais de nous y conformer.
Le stade ultime de la métamorphose prend la forme d’une colonisation des lieux de pouvoir. Voyez avec quelle agilité ils se faufilent de conseils d’administration en conseils des ministres, les yeux rivés sur leurs objectifs, après avoir opéré de main de maître la fusion entre « interprétation » et « législation » — d’abord en annonçant les exigences de la technologie, ensuite en dictant les mesures propres à satisfaire les dieux qu’ils ont créés.
Du temps de la guerre froide, les analystes de la RAND hantaient les couloirs du Pentagone. L’espèce moderne fait beaucoup mieux : en contrôlant les plates-formes d’information, en larguant les capitaux comme des bombes, en peaufinant la stratégie de saturation de l’espace médiatique de Steve Bannon, elle orchestre la symphonie du réel. Parce qu’ils concentrent des pouvoirs répartis auparavant entre différentes sphères de la société, les intellectuels-oligarques peuvent dessiner une vision du futur le lundi, la financer le mardi et forcer sa concrétisation avant la fin de la semaine. De toute façon, qui osera mettre en doute la parole de prophètes à qui l’on doit déjà PayPal, Tesla et ChatGPT ? Leur droit sacré à la prédiction s’ancre dans leur divinité avérée.
Et n’allez pas imaginer qu’en imposant leur ordre du jour ils ont d’autre intention que de tendre au capitalisme sa dernière planche de salut. C’est ce que nous rappelle Andreessen dans son « Manifeste techno-optimiste », encyclique numérique qui, en convoquant Friedrich Nietzsche et Filippo Tommaso Marinetti, exhorte l’Amérique à « bâtir » au lieu de se lamenter sur son sort. Face à l’horreur de la stagnation économique ou technologique, face à un système sclérosé, l’audace entrepreneuriale serait l’unique antidote, l’accélération une vertu, l’instinct de précaution une hérésie. « Nous pensons qu’il n’existe pas de problème matériel qui ne puisse être résolu par un surcroît de technologie », psalmodie Andreessen. Plus qu’une affirmation, un catéchisme.
De la même manière, en répétant en boucle que l’Occident a perdu sa capacité à innover, Thiel nous dépeint une sorte de désert technologique que la Silicon Valley se devrait d’irriguer. Quant à Altman, il nous endort en deux temps : un, j’alerte sur les destructions d’emplois qu’entraînera l’IA ; deux, je brandis la seule réponse logique : le revenu universel de base. Joignant le geste à la parole, il finance des études sur le sujet et consolide sa start-up Worldcoin, moins connue que l’autre — OpenAI — (après tout, pourquoi ne pas laisser Sam Altman scanner votre iris en échange d’un revenu, peut-être à vie ?). Au-delà de ces platitudes totalement intéressées, nous sommes dans le registre de l’impératif existentiel : acceptez nos propositions, ou la civilisation sera réduite en cendres.
S’il lui était donné d’assister à cette autopromotion aux accents messianiques, Antonio Gramsci serait certainement tenté de rouvrir ses Cahiers de prison. C’est là que le marxiste italien avait forgé le concept d’« intellectuels organiques », des voix issues des classes sociales ascendantes, plus particulièrement du prolétariat, et dont la mission dans la bataille pour l’hégémonie culturelle était de traduire des intérêts particuliers en lois universelles. Malheureusement, la gauche a été battue à son propre jeu. Musk, Andreessen, Altman & Cie sont désormais les intellectuels organiques non élus du capital. Il n’aura fallu à celui-ci qu’une petite décennie pour réussir là où le socialisme échoue depuis un siècle.
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Pris entre la froide arithmétique du profit et leurs simagrées de sauveurs de l’humanité, les intellectuels-oligarques se retrouvent paradoxalement à devoir éteindre les foyers d’insurrection que leurs empires étaient nés pour allumer. Étouffer ses contradictions internes est le plus vieux réflexe du pouvoir, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre leur fixette sur le « wokisme ».
Pour dénoncer ce poison, ils n’ont pas de mots assez forts. Pendant que Musk parle de « virus », Karp dénonce « une espèce de religion païenne inconsistante ». Andreessen est convaincu que les universités d’élite sont des séminaires marxistes voués à produire des hordes de « communistes ennemis de l’Amérique ». Joe Lonsdale, cofondateur de Palantir, est résolu à contrer le mouvement avec son université d’Austin, établissement privé « antiwoke » qui entend former en masse des « capitalistes dévots de l’Amérique ».
On comprend mieux la source de l’angoisse oligarchique en revisitant les analyses d’Alvin Gouldner, à la fin des années 1970, sur l’ascension d’une « nouvelle classe ». Gouldner identifiait une « intelligentsia technique » qui, bien que docile en apparence — « heureuse de passer ses journées à résoudre des casse-tête techniques en consommant des opiacés » —, avait pour ambition principale de « révolutionner les technologies en continu ». En refusant de vénérer les anciens dieux, elle ébranlait les soubassements culturels et l’architecture de la société. La « nouvelle classe » dont il prédisait l’avènement, formée par l’alliance entre cette intelligentsia technique et une intelligentsia culturelle, cherchait à s’attaquer aux fondements du capitalisme. C’était une force potentiellement révolutionnaire, mais paralysée par ses propres privilèges.
Comme l’a montré la suite, l’utopie de Gouldner ne s’est jamais pleinement réalisée — même si des réactionnaires tels Steve Bannon ou Curtis Yarvin (avec sa théorie de la « Cathédrale », complot présumé entre médias et universités d’élite) sont probablement d’un autre avis. La Silicon Valley, dont les petits soldats — mais pas toujours les généraux — sont imprégnés de contre-culture, fait toutefois figure d’anomalie. Les chercheurs qui étudient cet univers y ont noté la montée d’une « subjectivité post-néolibérale » caractérisée par une allergie aux inégalités, une aversion pour les hiérarchies et un rejet croissant de la théologie entrepreneuriale obligeant les employés à sacrifier leur vie privée sur l’autel de leur société.
Le phénomène a même été scientifiquement démontré. En 2023, une vaste étude portant sur les dons politiques effectués par deux cent mille salariés à travers dix-huit secteurs d’activité a montré que les travailleurs de la tech étaient les plus contestataires et progressistes de tous, juste après ceux du monde des arts et du spectacle. Les auteurs confirmaient au passage l’intuition de Gouldner selon laquelle il existe une « culture du discours critique » inhérente aux métiers techniques, puisque les données ne signalaient pas de tendance comparable au radicalisme chez les personnels non techniques de ces mêmes entreprises. Autrement dit, c’est bien la programmation en tant que telle, et non la présence de tables de ping-pong dans son open space, qui incite à la rébellion.
L’enseignement le plus intéressant de cette recherche est le fossé qu’elle révèle dans le secteur de la tech entre des salariés de gauche et leurs patrons de droite, fossé devenu gouffre dès les débuts de la première administration Trump. Unis par une même détestation de ses politiques agressives — quoique maladroitement mises en œuvre — en matière d’immigration, de défense ou de relations raciales (notamment après le meurtre de George Floyd par des policiers en 2020), les « nerds » bien obéissants de la Silicon Valley se sont mués en dissidents numériques.
La mutinerie de leurs propres troupes est un problème que les oligarques n’avaient pas vu venir. Brusquement, des légions de gauchistes refusaient de mettre leur savoir-faire technique au service des machines à tuer du Pentagone ou de la chasse aux immigrés. Chez Google, Microsoft ou Amazon, la révolte des salariés menaçait les fondations mêmes de l’alliance avec le complexe militaro-industriel, en plus de gêner la bonne exécution des contrats. Parallèlement, un deuxième front s’ouvrait autour des questions climatiques, les employés d’Amazon déclarant avec exaltation dans un manifeste vert que leur entreprise avait les moyens de « redéfinir les limites du possible » pour sauver la planète.
Couplé à d’autres irritants comme l’investissement ESG (pour critères environnementaux, sociaux et de gouvernance), ce double soulèvement antimilitariste et pro-environnement était une tumeur maligne à exciser au plus vite. Et puisqu’il ne leur était pas possible de forcer la reprogrammation de leurs salariés, nos intellectuels-oligarques ont opté pour une méthode plus élégante : dénoncer l’infiltration « woke » avec la ferveur des inquisiteurs du Moyen Âge, tout en pérorant sur le devoir patriotique pour justifier leurs contrats militaires.
Alex Karp, qui voit dans le « wokisme » le « plus grand péril pour Palantir et l’Amérique », exige désormais de ses serfs qu’ils s’alignent sur ses positions géopolitiques, c’est-à-dire soutiennent Israël et conspuent la Chine. Comme il l’a déclaré en 2023 au Forum économique mondial de Davos, « nous voulons des gens qui soient résolument du côté de l’Occident. Si vous n’êtes pas d’accord, merci d’être venus et allez voir ailleurs ». Andreessen a même confié au New York Times qu’il lui arrivait régulièrement de soupçonner des salariés de s’être fait embaucher pour saboter l’entreprise de l’intérieur.
Derrière ces déclarations se devine un plan d’action d’une cruelle simplicité : éradiquer la subversion de l’intelligentsia technologique pour la remettre aux ordres du pouvoir établi. Et, ce faisant, sonner le glas du rêve de Gouldner, car lorsqu’on licencie à tour de bras, qu’on ridiculise la conscience sociale, qu’on exacerbe la paranoïa chauviniste en agitant le spectre de la concurrence chinoise, l’environnement est tout sauf propice à la formation d’une alliance technico-culturelle.
Il ne faut pas s’attendre à ce que les intellectuels-oligarques, constitués en entité sociale cohérente par la bataille pour l’hégémonie, raccrochent les gants une fois terrassés leurs adversaires « woke » et éthico-responsables. À Washington, ils n’arrivent pas en invités, mais en architectes, et ils exercent un pouvoir sans précédent. Si Carnegie et Rockefeller inspiraient le respect, ils étaient loin de détenir des armes aussi létales : le levier du capital-risque, la caisse de résonance des réseaux sociaux, l’aura de la célébrité, les clés de la Maison Blanche… et la tronçonneuse.
Pourquoi s’acharner à faire correspondre les prédictions au réel quand, avec un tel arsenal, on peut reconfigurer le réel de sorte qu’il confirme les prédictions ? Décréter par exemple, comme le fait le fonds Andreessen Horowitz, que les cryptomonnaies remplaceront inéluctablement le système bancaire ne déclenche pas une réaction d’adaptation, mais d’activation — en l’occurrence, une mise en acte rendue possible par l’administration Trump. Telle est donc la manœuvre ultime : réécrire les lois, rediriger les aides publiques, réaménager les institutions, redimensionner les attentes, jusqu’à ce que les États blockchain, la vie sur Mars et autres hallucinations apparaissent comme des lendemains plausibles (avec l’aimable concours de ChatGPT, cela va de soi).
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Par chance, des failles structurelles fragilisent ce que des observateurs trop déférents prennent pour une forteresse monolithique. Anesthésiés par le culte du fondateur et enfermés dans leurs chambres d’écho, qui les protègent autant des critiques que de la morsure des faits bruts, les oligarques de la Silicon Valley perdent contact avec la réalité (et ce ne sont pas des hagiographes de cour comme Walter Isaacson qui risquent de leur ouvrir les yeux). Or — et c’est là un des nombreux aspects qui différencient le monde de la politique de celui des affaires — ils ne peuvent se soustraire à la sanction dépassionnée des marchés. (Rappelons-nous comment les capital-risqueurs ont vu la pandémie faire éclater leur bulle après avoir juré que l’avenir du travail s’appelait WeWork.)
Si imparfaits soient-ils, les marchés soumettent inlassablement les hypothèses d’investissement à l’épreuve du réel. Et dans le réel il y a toujours un point de rupture. Les bureaucrates soviétiques l’ont appris à leurs dépens lorsque leurs fables bien ficelées se sont fracassées sur le mur des obstacles matériels. Le Parti communiste chinois, plus malin, a conçu un système de recueil des doléances multi-étages (forums en ligne, représentants locaux, associations agréées) qui lui permet de collecter de précieux renseignements sur les risques de sédition.
Au contrôle du réel chinois, nos oligarques modernes ont préféré le déni du réel soviétique. Sous la houlette de Musk, le département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) réduit les effectifs restants à une armée de béni-oui-oui, pendant que ses sbires traquent les dissidents en ligne avec une efficacité algorithmique. N’est-il pas délicieusement ironique que ces hommes qui voient des communistes partout soient en train de parachever le péché capital des technocrates d’URSS ?
Rien de tout cela ne devrait vraiment nous surprendre. Il était inévitable que, en s’emparant de l’appareil de pouvoir le plus puissant de tous les temps, les intellectuels-oligarques se transforment en apparatchiks — même si les tentes de Burning Man ont remplacé les sanatoriums huppés de Crimée. Elon Musk a peut-être connu les débuts d’un Henry Ford, mais il finira en Leonid Brejnev.