Depuis la guerre en Ukraine, la France et l’Europe — qui avaient eu tendance à baisser la garde, au moins jusqu’en 2015 — savent qu’elles en ont fini pour un moment avec l’époque bénie des « dividendes de la paix ». Elles s’attendent, de manière générale, à vivre des conflits plus durs et étendus, dits à « haute intensité », après des décennies l’arme au pied, sur le théâtre européen, ou de combat asymétrique et limité, comme en Afrique. Finies les « armées bonsaï », selon les mots du spécialiste des questions de défense François Heisbourg… expression reprise notamment, ces dernières semaines par Eric Zemmour, un des candidats d’extrême droite à l’élection présidentielle française. Un cycle trentenaire se termine. L’heure est désormais à « l’extension du domaine de la lutte », en plus fort, plus lourd, plus létal.
Lire aussi Marc Endeweld, « Les paris diplomatiques perdus du président Macron », Le Monde diplomatique, avril 2022.
L’électrochoc subi ces dernières semaines devrait conduire la plupart de ces pays à remodeler tout ou partie de leur système de défense : c’est ce que préconisaient , sur un mode d’ailleurs plutôt « soft », les députés Patricia Mirallès (LRM) et Jean-Louis Thiériot (LR), dans un rapport sur les moyens dont disposent les armées françaises pour faire face à un conflit dit de « haute intensité » — texte déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 17 février dernier, quelques jours seulement avant l’entrée des troupes russes en Ukraine.
« Le meilleur moyen d’éviter la guerre est de s’y préparer », se justifient classiquement les rapporteurs de cette mission d’information : les nations européennes sont aux prises de plus en plus avec un « risque de déclassement stratégique » ; et en cas de guerre conventionnelle de grande ampleur, l’armée française — qui souffre de nombreuses « lacunes capacitaires » — n’aurait ni la masse, ni la force de frappe, ni la « résilience » suffisantes pour tenir sur la durée.
Un diagnostic que partagent la plupart des experts, notamment Michel Goya, ancien colonel des troupes de marine, aujourd’hui analyste et historien : les armées en France font preuve de réactivité, avec des unités aguerries, très disponibles, une expérience considérable acquise sous toutes les latitudes, un processus de décision très court qui permet des réponses d’urgence, et un dispositif de dissuasion nucléaire qui maintient le pays dans la « cour des grands ». En revanche, c’est « une armée d’échantillons, de bouts tout petits », qui permet d’effectuer des frappes, des raids, mais pas de tenir sur la longueur, sur la distance : c’est ainsi qu’aucune opération, même sur un théâtre d’ampleur limitée (comme en Afrique), ne peut être menée sans une aide extérieure, un fonctionnement en coalition, etc. Et qu’après un premier choc, faute de réserves, il est chaque fois difficile de remonter en puissance.
Forte attrition
Les députés Mirallès et Thiériot listent d’abord, dans leur rapport, ce qu’ils considèrent comme les caractéristiques d’un conflit de « haute intensité » :
• la fin d’un relatif confort opératif, avec la perte de la supériorité aérienne et la généralisation des pratiques de brouillage des signaux électroniques et satellitaires sur les théâtres d’affrontement ;
• une forte attrition en hommes et en matériel, malgré les données de la planification depuis trente ans (1) ;
• une incertitude quant à la durée de la confrontation, le conflit pouvant s’éterniser, traverser d’autres phases ;
• une population civile à la fois victime et instrument de la guerre, par le truchement des réseaux sociaux et d’autres outils d’influence.
Les rapporteurs ont identifié également neuf enjeux de nature à faire pencher vers la victoire, dans de tels types de conflits :
• l’anticipation, autrement dit le « gagner la guerre avant la guerre » formulé déjà l’an dernier par l’actuel chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhart ;
• la réactivité, puisqu’il apparaît « qu’on n’aura pas six mois » ;
• l’interopérabilité, pour continuer à pouvoir intervenir avec des alliés qui seuls pourront apporter toute la masse nécessaire ;
• la masse d’effectifs, pour permettre dès aujourd’hui un meilleur entraînement, et éviter d’être étiré sur plusieurs fronts ;
• l’épaisseur, autrement dit la capacité à durer ;
• le choix d’un « mix capacitaire », soit un arbitrage entre technologie et rusticité ;
• la synchronisation des effets, censée être permise par le « combat collaboratif » (2) ;
• les compétences, dont les armées auront besoin ;
• les forces morales, des militaires et de la nation dans son ensemble.
Économie de guerre
Pour ces députés, la hausse de l’effort de défense — sensible depuis 2018, en application de l’actuelle loi de programmation militaire (LPM) — doit être poursuivie. Mais le respect des marches à trois milliards et demi prévues à partir de 2023 est en fait « un minimum », et « l’effort devra se poursuivre au-delà de 2025 », dans le cadre d’une nouvelle LPM, qui devra être plus ambitieuse.
Ces membres de la commission défense de l’Assemblée nationale conseillent donc de poursuivre la modernisation engagée pour améliorer la cohérence du modèle d’armée actuel, et en second lieu, de prendre quelques grandes mesures pour garantir la supériorité opérationnelle à horizon 2030. Le tout résumé en une trentaine de propositions dont l’énumération donne une idée des creux et faiblesses que ces parlementaires ont décelés :
• 1. Élaborer un nouveau livre blanc, et plus généralement doter la France d’une grande stratégie intégrée.
• 2. Conserver l’objectif d’un modèle d’armée cohérent, crédible, complet, permettant d’être « nation-cadre », et la priorité au maintien de la supériorité informationnelle.
• 3. Développer une politique ambitieuse d’interopérabilité, en utilisant l’intelligence artificielle pour favoriser l’échange de données, en organisant davantage d’exercices interalliés, en recherchant la participation de nos alliés européens à nos opérations, en assurant une veille juridique et technologique, en particulier à l’égard des États-Unis — pour anticiper les évolutions capacitaires.
• 4. Consentir un effort financier immédiat pour la reconstitution des stocks de munitions et des stocks initiaux de projection, l’entraînement (3), la mise en place des infrastructures numériques, la constitution de « plots » prépositionnés d’équipements pour les forces terrestres.
• 5. Honorer le socle d’emplois militaires dans les services de maintenance et soutien.
• 6. Intégrer les soutiens aux prochains exercices interarmées de grande ampleur comme Orion 2023.
• 7. Poursuivre le renouvellement des deux composantes de la dissuasion (4).
• 8. Augmenter le format de l’aviation de chasse à 215 appareils et porter le nombre de ravitailleurs à 22.
• 9. Porter à 18 le nombre de frégates de premier rang en s’appuyant sur le programme européen European Patrol Corvette.
• 10. Utiliser tout le potentiel de la robotisation pour acquérir de la masse en poursuivant le développement des drones terrestres, aériens et de surface, et en facilitant la qualification des drones aériens embarqués.
• 11. Développer une large gamme de systèmes de lutte antidrones pour les forces terrestres et les forces aériennes, permettant un équilibre entre rusticité et haute technologie.
• 12. Planifier la prise en charge de blessés en nombre avec les hôpitaux civils et organiser des exercices, par exemple en marge d’Orion 2023.
• 13. Renforcer les capacités nécessaires à la défense sol-air basse altitude (radars, systèmes d’armes sol-air).
• 14. Préparer le renouvellement du segment lourd (5).
• 15. Renforcer les capacités de frappes dans la profondeur (plus loin, plus fort, au delà des lignes adverses).
• 16. Se préparer à combler les lacunes du génie, notamment divisionnaire.
• 17. Reconstituer le système d’armes du maintenancier (dépanneur Leclerc, porteur polyvalent lourd de dépannage, magasins, conteneurs mobiles).
• 18. Devenir une puissance militaire spatiale de premier rang en poursuivant la recherche de redondance grâce au secteur civil, et le développement de patrouilleurs spatiaux.
• 19. Créer une cellule à vocation interministérielle chargée de planifier une remontée en puissance de l’industrie de défense et un passage en économie de guerre, avec la direction générale de l’armement, et pré-contractualiser sur la base de scénarios.
• 20. Lancer un appel d’offres pour la constitution d’opérateurs privés de stockage stratégiques mutualisés (dont poudre, composants électroniques, produits de santé, produits alimentaires de base) avec la garantie de l’État.
• 21. Engager, dès le début de la prochaine législature, des missions d’information sur les relations civilo-militaires, la guerre cognitique, les sociétés militaires privées (6), les conditions de la décentralisation de la prise d’initiative dans les armées.
• 22. Susciter une réflexion au niveau européen sur la lutte contre les lois extraterritoriales ainsi que sur l’amélioration du droit des affaires européen et la constitution de stocks stratégiques.
• 23. Appuyer la politique promue par le commissaire en charge de l’industrie et de la défense d’augmenter la part de semi-conducteurs produits en Europe.
• 24. Créer une cellule chargée spécifiquement de suivre et d’influencer les processus d’élaboration des normes internationales susceptibles d’affecter la défense.
• 25. Encourager le développement de capacités de transport stratégique au niveau européen, notamment le projet d’avion-cargo européen.
• 26. Renouveler la défense opérationnelle du territoire en s’appuyant davantage sur les réserves.
• 27. Poursuivre la rénovation de la formation militaire supérieure en développant les compétences juridiques.
• 28. Compléter la formation éthique et historique des soldats pour mieux les préparer à des conflits plus durs.
• 29. Protéger les familles de militaires contre la désinformation, en s’inspirant des pratiques en vigueur au sein des forces spéciales, en particulier en développant le lien entre les bureaux « environnement humain » et les familles.
• 30. Créer des mécanismes de solidarité par bassins géographiques, anticiper des dispositifs de prise en charge des enfants en urgence pour les couples de militaires.
• 31. Conforter les forces morales en renforçant les représentations populaires des armées et des conflits futurs, en poursuivant les efforts en faveur du renforcement du lien armées-nation et en formant effectivement les professeurs aux enjeux de défense.
• 32. Encourager la montée en puissance du service national universel (SNU) financé par des moyens ad hoc, et capitaliser sur son potentiel de sensibilisation de la jeunesse aux enjeux de défense.
Retour brutal
Lire aussi Anne-Cécile Robert, « L’Europe face aux dilemmes de la souveraineté », Le Monde diplomatique, avril 2022.
Au terme d’une analyse beaucoup plus rationnelle que ne le laisse deviner ce panel touffu de propositions, les rapporteurs évaluent les besoins complémentaires entre 20 et 30 milliards d’euros, pour la prochaine LPM (2025-30) — un effort « conséquent mais pas déraisonnable », jugent-ils. Ils rappellent que durant l’ancienne « guerre froide », le budget de défense français — presque à 2 % du produit intérieur brut (PIB) à l’heure actuelle — avait atteint plus de 3 % dans les années 1990. Les marches de 3 milliards d’euros par an jusqu’en 2025 sont vitales — « Le plus dur est devant nous » — avec un budget qui atteindra 50 milliards d’euros en 2025, un effort à hauteur de 2,5 % du PIB, très largement supérieur à l’objectif des 2 % que conseillait l’OTAN avant l’invasion de l’Ukraine.
L’ensemble des candidats de droite et du centre à l’élection présidentielle française ont préconisé ces dernières semaines une extension de ces crédits : Marine Le Pen (RN) veut « aller au-delà de l’actuelle trajectoire financière » (40,9 milliards pour l’exercice 2022), et atteindre un budget annuel de 55 milliards au plus tard en 2027. Valérie Pécresse (LR) table sur un étiage à 65 milliards en 2030, avec la construction d’un deuxième porte-avions d’ici 2038. Éric Zemmour, qui veut également un second porte-avions (mais en 2042) et deux sous-marins stratégiques supplémentaires (des SNLE, actuellement au nombre de quatre) vise les 70 milliards à l’horizon 2030. Le président sortant Emmanuel Macron, également candidat, qui avait fait exécuter à l’euro près l’actuelle LPM depuis 2018, avec des augmentations annuelles, a assuré que, « pour répondre au retour brutal du tragique dans l’histoire », la France aurait à amplifier encore son investissement dans la défense.
Au contraire, du côté de l’ensemble des candidats de gauche, la tendance moyenne est à :
• une baisse des budgets militaires ;
• un désarmement nucléaire progressif ;
• une sortie, au moins par étapes, de l’OTAN ;
• un désengagement du Sahel, et de l’Afrique en général ;
• des militaires français mis au service des Nations unies, et de la lutte contre les changements climatiques.
Échelle de perroquet
Pour les membres de cette commission défense de l’Assemblée nationale, il est essentiel en tout cas d’en finir avec l’actuelle dimension « échantillonnaire » des armées en France. Leur rapport conseille de ne renoncer à aucune des capacités d’un modèle d’armée complet (7) : s’il est facile de couper dans des crédits et de faire l’impasse sur certaines fonctions, les reconquérir est ensuite beaucoup plus long et coûteux. Et s’il est théoriquement possible — dans un conflit de haute intensité qui sera forcément mené en coalition — de partager, voire confier ou abandonner certaines capacités à tel ou tel allié de l’OTAN, il faut le faire avec prudence, souligne un des rapporteurs : « Le Royaume-Uni s’est trouvé seul pour reconquérir les Malouines… ».
Les députés insistent sur le fait que le respect que la France inspire dans le monde repose à la fois sur sa capacité de dissuasion — et donc sur son statut de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies — mais aussi sur l’excellence de ses armées, capables d’agir sur tous les modes et dans tous les secteurs. Renoncer à certaines capacités majeures (8) reviendrait peut-être risquer de ne plus être capable « d’entrer en premier » sur un théâtre, de renoncer à la vocation de nation-cadre, capable de piloter une coalition ad hoc ou dans le cadre de l’OTAN. C’est « un outil de puissance et un poids diplomatique auxquels il serait coûteux de renoncer », affirment-ils.
Alternative à la dissuasion
Lire aussi « Ukraine, l’engrenage », Le Monde diplomatique, avril 2022.
Dans les débats autour de cette mission, le député Bastien Lachaud (LFI) a fait valoir que « le besoin d’une préparation à la haute intensité s’explique surtout du fait de la réduction du format des armées, de la baisse des budgets et de l’intensité opérationnelle sous les derniers quinquennats », avec une « usure du matériel et des hommes » (9) qui appelle des réponses qualitatives autant que quantitatives. Il insiste, sur le plan de la doctrine, pour ne pas faire de la haute intensité une alternative à la dissuasion qui, elle, répond à des situations d’engagement majeur à un tout autre niveau — ce qu’admet sans peine son collègue Thiériot, pour qui s’y préparer contribue à ce que le chef d’état-major des armées appelle « gagner la guerre avant la guerre » : « Le fait d’avoir un outil conventionnel puissant, résilient et susceptible de répondre aux menaces permet de décourager un adversaire de franchir les degrés de l’échelle de perroquet qui peuvent aller jusqu’au conflit de haute intensité ».
Pour les rapporteurs Thiériot et Mirallès, la France pourrait par exemple s’engager dans un conflit de haute intensité de façon temporaire, seule ou aux côtés de ses alliés, « pour mettre fin à des actions déstabilisatrices de l’ordre international particulièrement préjudiciables à ses intérêts, ceux-ci incluant l’intégrité territoriale des pays de l’Union européenne ». La dissuasion nucléaire et les alliances la prémunissent théoriquement d’une escalade. Cependant, « les adversaires potentiels se sont évidemment adaptés à ces réalités et s’assureront de porter des coups qui pourront être très durs en dessous du seuil de riposte nucléaire ou de déclenchement des clauses de sécurité collective. »
Ces possibles adversaires (de la France), « maîtres de l’approche indirecte », contre-attaquent avec des moyens sous le seuil du conflit armé — par des mesures de guerre informationnelle, des cyberattaques, etc. — tout en investissant de manière croissante dans la puissance militaire. « De plus en plus de nations empruntent aux mêmes modes opératoires pour obtenir des gains. Ce faisant, elles contribuent à la déliquescence des instances de dialogue multilatéral, confinées à l’impuissance, et réduisent par là même les opportunités de dialogue et de désescalade ». Selon auteurs du rapport, la France doit agir sur deux plans parallèles : favoriser le dialogue et tous les mécanismes y concourant, tout en se préparant à affronter des conflits durs, notamment pour dissuader ses adversaires potentiels d’avoir recours à la force.