Le Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien n’est pas seulement une trilogie littéraire, c’est la dernière saga épique de l’Occident. La manière dont on l’interprète est plus importante que les débats autour de sa mythologie et des règles de son univers (même s’ils sont vraiment amusants !). Comme pour tous les contes épiques, l’interprétation est en relation avec la façon dont une société se représente et perçoit le monde.
Depuis sa publication, en 1954, Le Seigneur des anneaux a été décrit comme l’histoire épique mais assez simpliste d’une confrontation entre les forces du bien et du mal. La légende du « courageux petit héros du coin » qui bat « le méchant étranger venu d’ailleurs » nous est familière. C’est aussi une manière simple d’organiser le monde : Fondcombe (1), c’est les gentils, les orques, c’est les méchants.
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Cette caractérisation des personnages a malheureusement rendu la trilogie populaire parmi les fascistes et les cercles profascistes. En 1938, l’éditeur allemand Rütten & Loening avait fait une tentative remarquée (et ratée, grâce à Tolkien lui-même) de récupération des droits de Bilbo le hobbit en tant qu’œuvre d’un auteur de « descendance aryenne ». De la même façon, la première ministre italienne Georgia Meloni (qui refuse de se distancer de son passé post-fasciste (2)) considère ces livres comme « des textes sacrés » dont elle se sert pour « raconter son histoire, celle d’une lutte existentielle entre les forces de la tradition et de la modernité, dans des termes socialement acceptables ».
Cette version simplifiée de l’œuvre est fausse. Le monde du Seigneur des anneaux peut parfois être manichéen aux yeux des protagonistes, mais il ne l’est certainement pas aux yeux de leur créateur. Selon le médiéviste Tom Shippey (3), l’objectif de Tolkien était de réconcilier deux conceptions du mal envisagées dans la philosophie morale : celle qui postule l’existence d’un mal absolu et celle qui la refuse, et affirme que le mal doit être l’objet d’un choix. Chez Tolkien, catholique, le mal que représente l’Anneau est à la fois une force extérieure autonome et le choix individuel de la corruption. Ce n’est pas une bataille manichéenne entre la tradition et la modernité mais une perspective morale bien plus complexe, où le héros échoue à briser l’Anneau et un méchant, Gollum, finit par être l’instrument de sa destruction — accidentelle.
Ainsi, quand Amazon a diffusé un extrait de 30 secondes de la deuxième saison de sa série Les Anneaux de pouvoir, dans lequel un orque se préoccupait de la sécurité de sa partenaire féminine et de sa progéniture, l’algorithme de Twitter (je refuse de l’appeler X), déjà favorable aux idées fascistes, a submergé les fils de ses utilisateurs sous les commentaires de traditionalistes paniqués conspuant le dévoiement de leur saga. Lee Kangmin, acteur coréen et activiste conservateur a par exemple écrit que les créateurs de la série « crachaient sur l’héritage de Tolkien » en tentant de dépeindre une « race mauvaise et complètement corrompue, née du mal pour le servir sans rédemption possible » comme une « minorité opprimée ». That Star Wars Girl, une youtubeuse influente nantie de presque 250 000 abonnés, a également affirmé que la série « détruisait l’héritage de Tolkien ».
Ces assertions sont erronées. Dans une de ses lettres les plus connues, Tolkien a décrit les orques comme « naturellement » mais non « irrémédiablement » mauvais. Dans Morgoth’s Ring (4) il ajoute qu’ils n’étaient « pas mauvais à l’origine ». En revanche, Melkor (et plus tard Sauron, les principaux antagonistes de la saga) tenait les orques dans « une servitude horrible » (5) car, corrompus, « ils avaient perdu presque toute capacité à résister à la domination de sa volonté. » La possibilité qu’existent des familles d’orques se trouve aussi dans l’œuvre de Tolkien. Ainsi, les événements relatés dans Bilbo le hobbit se situent entre la défaite de Melkor et l’ascension de Sauron, une période connue dans l’univers de la Terre du Milieu comme le Deuxième Âge. Tolkien montre que, délivrés de l’asservissement depuis des milliers d’années, les orques ont établi ce qu’il appelle de « petits royaumes », avec des titres héréditaires. Un des principaux méchants, le chef orque Bolg, cherche à venger la mort de son père Azog, une claire référence à un étroit lien familial.
Les orques de Bilbo le hobbit sont, en fait, étranges. Ce ne sont pas les sous-fifres stupides déterminés à détruire toute vie sur la Terre du Milieu qu’on découvre dans le Seigneur des Anneaux. Bien sûr, ils sont immoraux et violents mais la plupart du temps, ils restent sur les terres qu’ils ont conquises et lorsqu’ils sont heureux, ils composent de la musique et chantent des chansons ! Les orques peuvent ainsi être irrécupérables aux yeux des elfes et des hommes, mais, laissés à eux-mêmes, libérés de la servitude, Tolkien nous dit qu’ils ne le sont pas fondamentalement. Ils peuvent changer et le font (lentement), bâtissant des royaumes, des familles, et une culture propre. Représenter des orques du Deuxième Âge avec des familles, comme on en voit dans Les Anneaux de pouvoir, est donc parfaitement cohérent avec l’univers de Tolkien.
Si l’on creuse plus loin dans la mythologie de l’œuvre, il est aussi possible de voir les orques comme les victimes d’un ordre mondial qui les a abandonnés. Dieu (Eru Illúvatar), explique Tolkien, a envoyé ses anges, les Valar, pour veiller sur les elfes. L’un de ces Valar, Melkor, rejette cette mission et préfère torturer les elfes pour les déformer et les corrompre, faisant d’eux les premiers orques. C’est cet acte ignoble qui amène les Valar à entrer en guerre contre Melkor pour venir au secours des elfes. Melkor battu, les Valar invitent les elfes à quitter la Terre du Milieu pour séjourner au Royaume Bienheureux, mais pas les orques. Ainsi, les Valar sont venus sauver les elfes transformés en orques, mais les ont ensuite abandonnés comme une cause perdue, laissant à Sauron, le lieutenant survivant de Melkor, la possibilité de les asservir au sein d’une nouvelle armée maléfique. Alors que les royaumes orques et leurs chansons n’ont pas survécu à cette nouvelle servitude, grâce aux conseils des Valar les elfes non souillés du Royaume Bienheureux deviennent le peuple le plus avancé, le centre de toute culture et la plus importante force militaire de la Terre du Milieu. Plus qu’un choix moral, l’abandon des orques par les Valar révèle, faute majeure, une hiérarchie raciale au cœur de la Terre du Milieu.
Cette hiérarchie n’est pas inédite. Comme le suggère le philosophe jamaïcain Charles Mills, elle se nourrit d’un « ensemble puissant d’images et de peurs » profondément enfoui dans « l’inconscient politique de la psyché de la bourgeoisie blanche occidentale ». Nous avons déjà vu ce genre de « géographie de la monstruosité » où « la civilisation blanche est assiégée par une sombre barbarie » de nombreuses fois dans notre histoire. C’est la hiérarchie qui soutient la vision du monde des forces fascistes. Humaniser les orques rompt l’ordre mondial simpliste de l’univers de la Terre du Milieu ; cela nous sort du seul Seigneur des Anneaux et nous entraîne dans le méta-contexte plus large de la mythologie de Tolkien, où le monde n’est pas aussi noir et blanc que Gandalf et Aragorn peuvent le voir, mais aussi complexe et gris que Tolkien lui-même l’a conçu. C’est une étape dangereuse pour ceux qui abordent Le Seigneur des Anneaux comme une représentation du triomphe de l’Occident blanc sur un Est et un Sud racialisés, sauvages, et immoraux.
Plus qu’une obsession un peu infantile pour la fidélité canonique au texte, la bataille pour l’âme de la Terre du Milieu met en question notre capacité à voir l’autre racialisé comme davantage que la caricature raciste d’un orque méchant, stupide et sauvage.