Rarement montée, alors que l’écriture de Jean Genet, sous toutes ses formes, continue à fasciner les gens de théâtre, Les Paravents est certainement l’une de ses œuvres les plus retorses à représenter. Pièce-odyssée : 96 personnages. De très nombreuses didascalies, souvent contraignantes et contradictoires. Les héros en sont Saïd, un indigène dont la pauvreté ne lui a permis d’épouser que Leïla, la femme la plus « laide » des alentours, et la Mère de Saïd, sorte de Pythie annonciatrice de la fin d’un monde en décomposition. Ils traversent, sur seize tableaux, un territoire qui n’est pas nommé mais où la population livre une guerre d’indépendance contre tous les visages de la colonisation — qui les conduira jusqu’au royaume des morts. La pièce doit son titre aux indications de Genet qui voulait sur la scène de nombreux paravents pour éclairer les strates de la guerre de classe, de race et de sexe que se livrent les protagonistes. Pour passer de la fiction au réel, du monde des vivants au monde des morts.
Écrite en 1958, publiée en 1961, alors que fait rage la guerre d’Algérie, elle est créée en 1966 par Roger Blin au Théâtre de l’Odéon, dont Jean-Louis Barrault a pris la direction et où il joue aux côtés de Maria Casarès et Madeleine Renaud, entre autres. Elle met le feu à la salle. Sa réputation de brûlot « antifrançais » a drainé les nostalgiques de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), qui ne supportent pas de voir ainsi épinglés colons et militaires dans leur brutalité. Une scène tout particulièrement, où des soldats enterrent un officier en se livrant, faute de fanfare militaire, à un concours de pets aux odeurs du Lot-et-Garonne et du Tarn pour reconstituer « un petit air de France » les mettra en fureur. Toute la gamme d’écriture de Genet se déploie ici dans des associations de styles les plus divers et des évocations des plus insolites, voire hermétiques. On est aussi bien dans la farce potache que dans la poésie lyrique, la méditation existentielle ou le texte critique.
On considère qu’avec Les Paravents, qu’il définit lui-même comme « le sommet de son œuvre théâtrale » et qui lui fit éprouver « de la jubilation », Genet passe de l’exploration littéraire à l’engagement politique, qui s’affirmera encore lorsqu’il portera le combat des Black Panthers puis des Palestiniens. Depuis tous les espaces d’enfermement qu’il a connus — la colonie agricole de Mettray, la prison —, il a apprivoisé, comme Kateb Yacine, « la langue de l’ennemi », pour faire entendre sa propre voix. Qui sera au sommet dans Quatre heures à Chatila, où il rend compte de l’indicible massacre des camps, en septembre 1982, par les phalangistes sous la protection de l’armée israélienne, alors qu’il avait cessé d’écrire après le suicide de son amant acrobate Abdallah Bentaga en 1964. Il achèvera ensuite Un captif amoureux, son livre testament.
Aujourd’hui, dans la version d’Arthur Nauzyciel (les plus récentes et significatives déclinaisons de la pièce remontent à 2002 par Frédéric Fisbach au Théâtre de la Colline et 2004 par Jean-Baptiste Sastre, au Théâtre de Chaillot), il n’y a plus de trace de paravent. Un escalier blanc monumental que les acteurs sillonneront dans toutes ses dimensions caractérise la scénographie géométrique de Riccardo Hernández. Il servira à la fois de promontoire pour permettre de représenter l’envol ou la chute mais sera aussi une vraie contrainte où le moindre faux pas déséquilibre les corps, ici soumis à un mouvement chorégraphique où la lenteur du geste devient un élément de gravitation. Hinda Abdelaoui, Aymen Bouchou, Marie-Sophie Ferdane, Xavier Gallais, Hammou Graïa, Mounir Margoum… seize actrices et acteurs, novices ou expérimentés, tous excellents, composent un chœur moderne dans un rapport à l’espace et un dialogue avec le profane et le sacré que n’aurait pas renié Genet.
Confronté à des interrogatoires policiers ou psychiatriques qui liaient l’homosexualité à la criminalité, il a toujours fait de la puissance de la sexualité un élément de transgression des normes, plaçant dans la lumière et la beauté les travestis et les prostitués rejetés par la société.
Pour rester fidèle à la narration de Genet, à ses temporalités et rebondissements en gigogne, Les Paravents devrait se déployer sur près de sept heures. Elle est donc régulièrement allégée et condensée. Chez Nauzyciel, elle va courir sur près de quatre heures. Avec un entracte qui sera aussi le moment du retour au plateau où le metteur en scène choisit de poser le cadre et de nommer clairement la guerre d’Algérie, alors que les rares lieux évoqués dans la pièce font plutôt référence au Liban ou au Maroc. Cela passe par le surgissement à l’écran de la figure de son cousin, étudiant en médecine mobilisé à Tlemcen de 1957 à 1959, lisant les lettres qu’il envoyait alors à sa famille. Les lieux et les sévices sont nommés et décrits. Le passé fait effraction dans le présent. Cette présence brute, sans fard, crée une incise dans la fable et renvoie au réel dont l’enchantement pour le jeu des acteurs pourrait nous extraire. Si leur virtuosité et leur démesure créé un saisissement, c’est avant tout pour ouvrir le regard sur les exactions d’hier et d’aujourd’hui.
Les Paravents de Jean Genet, mise en scène par Arthur Nauzyciel.
Jusqu’au 19 juin à l’Odéon - Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 Paris.
Tél. : 01-44-85-40-40