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Du colonialisme à la militarisation verte

Les parcs nationaux africains, un autre enjeu géopolitique

par Jean-Christophe Servant, 7 janvier 2021
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Une hyene dans le parc de la Pendjari, au Bénin, en janvier 2019.
cc0 Raini Svensson

Une large partie des 350 parcs nationaux du continent confient aujourd’hui la formation anti-braconnage de leurs rangers et éco-gardes à des anciens militaires convertis en « défenseurs de la brousse ». Sergio Lopez, 50 ans, est l’un des rares Français présents dans ce secteur recyclant majoritairement des anciens des forces de défense sud-africaines et britanniques, aux côtés de vétérans des armées israéliennes et des États-Unis. « Chef d’entreprise, chasseur à l’arc auprès des Bushmen et des Pygmées, guide de brousse, garde du corps d’hommes d’affaires en zone sensible », Sergio Lopez, « homme de terrain, d’armes et de liberté », a fondé à Strasbourg l’ONG Wildlife Angel dont l’objet est de former des rangers, de défendre la faune et de sensibiliser les populations locales à la nécessité de leur implication. Faire en somme « tout ce qui est possible pour arrêter le pillage violent de la brousse ». Le marché de la lutte anti-braconnage, raconte Sergio Lopez dans un récit passionnant qu’il vient de publier aux éditions Partir Pour, est l’objet d’une lutte âpre pour « capter des parts de marché au niveau des bailleurs de fonds et des mécènes ». En mars 2018, Sergio Lopez, est contacté par la GIZ, la coopération internationale allemande, qui a obtenu des fonds de l’Union européenne (UE) pour professionnaliser la lutte anti-braconnage sur la réserve de biosphère transfrontalière des parcs W, Arly et Pendjari, à cheval sur le Niger, le Burkina Faso et le Bénin et regroupés sous l’acronyme WAP. Un atelier est organisé à l’hôtel de la Pendjari, aujourd’hui fermé, situé dans le parc national béninois du même nom, concédé à l’ONG sud-africaine African Parks Network.

« Notre délégation est forte de quatre personnes, raconte Sergio Lopez. Outre la présentation des objectifs et de la situation des différentes composantes du WAP, chaque ONG doit présenter son savoir-faire et sa doctrine. Nous faisons la connaissance de Jérémy, spécialiste de l’anti-braconnage chez African Parks. Son expérience chez les Marines américains a permis de faire monter en compétences les équipes des différents parcs africains. Lorsqu’on compare nos deux contenus de formation, la similarité entre les techniques et les protocoles saute aux yeux. Les seules différences entre les Sud-Africains et nous se situent au niveau du poids financier et de leur approche commerciale qui s’embarrasse peu de la situation des populations locales, même si leur communication défend le contraire ».

« Les Sud-Africains présents au Bénin, poursuit Sergio Lopez, ont un pied dans le WAP et ont toute légitimité à se positionner dans le projet de la GIZ. Le seul hic, c’est leur méthode. African Parks, en s’appuyant sur la délégation de gestion, se retrouve avec les pleins pouvoirs sur la gouvernance d’une aire protégée. Si le Burkina Faso et le Niger acceptent de confier leurs parcs à l’ONG sud-africaine, c’est toute la zone qui sera sous contrôle privé »

Au bout de trois jours de travail, des tensions émergent au sein du groupe, poursuit Sergio Lopez. Si les échanges sont constructifs avec les « opérationnels d’African Parks, en revanche, c’est plutôt tendu avec un de leur représentant. C’est un vrai politique : sourire mielleux, langue de bois, gêné dans les tensions. La réunion ne se passe pas comme il l’aurait espéré. Les conservateurs des parcs sont plutôt favorables à notre ONG et les consultants de la GIZ ont pris fait et cause pour nous. La suffisance du représentant d’African Parks ne leur plaît pas. Il donne l’image même de la puissance coloniale du début du siècle dernier : outrecuidant, présomptueux, capricieux, sûr de la supériorité de son organisation ». À l’issue de ce débat tendu, termine Sergio Lopez, « l’intrigant reprend la parole et annonce de manière très hautaine qu’il bénéficie de l’appui sans limite du président du Bénin en personne et qu’il a déjà obtenu des audiences auprès des présidents des deux pays concernés. Je lui fais remarquer qu’il nous met dans la situation historique des pays occidentaux en train de se disputer l’Afrique au siècle dernier. L’ère de la colonisation n’est plus et on n’est pas là pour se partager les parcs. »

Colonialisme vert

L’origine du colonialisme vert vient d’être implacablement rappelée par l’historien français de l’environnement Guillaume Blanc, à travers l’exemple du parc naturel du Simien en Éthiopie. En guise de conclusion de son récit, le chercheur rappelle : « En 1960, lorsque l’UICN, l’Unesco et la FAO élaborent leur Projet spécial pour l’Afrique, elles se donnent un objectif : la fin de la colonisation ne signera pas celle des parcs naturels créés sur le continent. L’approche n’est plus la même, bien sûr. Aucune de ces institutions ne songerait aujourd’hui à écrire, comme l’avait fait l’UICN une fois leur Projet lancé, que “les écologues et les consultants (…) travailleront en Afrique pour aider les gouvernements à s’aider eux-mêmes”. Mais l’idée est restée. Les scientifiques et les administrateurs coloniaux voulaient des parcs pour protéger une Afrique édénique contre des Africains destructeurs, et depuis soixante ans, les experts internationaux poursuivent leur travail. »

Les reportages animaliers sont des sujets vendeurs

Et leurs relais à la tête des parcs nationaux peuvent compter sur le soutien sans faille des envoyés spéciaux « embeddés » de la presse magazine internationale. Les reportages animaliers, qui plus est quand ils sont menés dans des parcs devenus des théâtres de guerres de basse intensité menées contre des groupes rebelles pratiquant le braconnage, sont des sujets vendeurs. La presse magazine adore les « big five » (1) et les animals en liberté. Or pour pouvoir y accéder, il ne faut pas s’aliéner les administrations des parcs. Ce n’était nullement l’intention de l’édition du 4 décembre du Figaro Magazine. Y est publié un grand reportage mené dans le parc national de la Virunga en République démocratique du Congo (RDC). Serti des photos de Brent Stirton, connu en particulier pour son image de gorille abattu par des braconniers, ce papier mené, veste multipostes en bandoulière, témoigne, pour la première fois en quarante-cinq ans, du retour d’un immense troupeau d’éléphants dans cette zone en guerre depuis vingt-cinq ans et constamment sous la menace de plusieurs groupes armés. Pour le grand reporter Vincent Jolly, ce « retour de la vie sauvage (…) couronne le travail exceptionnel de conservation effectué par le plus vieux sanctuaire du monde animal d’Afrique, classé au patrimoine de l’Unesco ». En vingt ans, le parc national de la Virunga a déjà perdu plus de 200 rangers engagés dans la lutte anti-braconnage pour que soit mené ce noble dessein. Et le journaliste ne s’appesantit pas sur les relations du parc de la Virunga avec les communautés riveraines, qui restent tendues, comme le rappelle une nouvelle étude académique collective.

L’affaire aurait pu en rester là, si un autre article du Figaro, publié cette fois-ci en pages « sciences », complétait ce papier de terrain en s’immisçant sur le terrain idéologique. L’auteur s’insurge de « la renaissance d’un vieux courant de pensée décolonialiste qui fragilise ces efforts »… Et de dénoncer « les critiques les plus criantes », « récemment articulées autour d’une théorie : celle du “colonialisme vert”. Vieille idée qui animait les débats au milieu du XXe siècle et récemment remise au goût du jour par un livre, L’Invention du colonialisme vert de Guillaume Blanc ». Parmi ces critiques, Le Figaro cite « un grand quotidien du soir français (qui) a dénoncé les prétendus agissements des gardes d’une réserve gérée par African Parks en RDC et leur stratégie de conservation militarisée ».

Lire aussi Jean-Christophe Servant, « Protection de la nature, safaris et bonnes affaires », Le Monde diplomatique, février 2020.

En fait, l’article du Monde incriminé était consacré à la réserve naturelle de Chinko, en Centrafrique. Non content de se mélanger les pinceaux, le Figaro oublie aussi de rappeler que deux mois auparavant, Le Monde diplomatique avait de son coté consacré un reportage, signé par le coauteur de ce blog, à un autre parc concédé à l’ONG sud africaine, celui de la Pendjari, au Bénin.

Les deux enquêtes soulevaient les ambivalences du modèle néolibéral de monétisation et de protection des biomes africains initié par African Parks au détriment des populations riveraines. Tous deux étant les premiers articles de la presse internationale à s’intéresser aux méthodes musclées de cette ONG, cela leur avait valu un droit de réponse sans appel. Le Figaro Magazine remet le couvert : « Cette théorie selon laquelle le respect des aires protégées se fait fondamentalement au détriment des peuples et viole leurs droits est une fausse dichotomie », explique dans les pages de l’hebdomadaire un responsable de la communication d’African Parks. « Quatre des 19 parcs dont AP a la gestion ont presque 100 000 personnes qui vivent légalement à l’intérieur, poursuit elle, et plusieurs milliers d’autres vivent autour des parcs. » Cet élément de langage régulièrement utilisé par African Parks résonne largement avec ceux employés par des compagnies minières et pétrolières dans leurs programmes de responsabilité sociale et environnementale.

En RDC, African Parks gère une autre merveille naturelle du pays : le parc de la Garamba, dans la province du Haut-Uele. Comme la Virunga avec les incursions des miliciens de la FDLR, celui-ci, également située dans une zone grise frontalière du pays, a dû faire face aux incursions de bandes armées, dont celles de la LRA. Une étude plus poussée nous permet de découvrir que le libéral belge François-Xavier de Donnea, ancien ministre de la défense, est tout à la fois membre du conseil d’administration de la Virunga Foundation (UK) et président de l’African Parks Congo ASBL (RDC). Et comme autour de la Virunga, « les relations s’enveniment régulièrement avec les populations riveraines de la Garamba » nous explique depuis son Haut-Uele natal un activiste congolais engagé dans la défense des droits humains. Selon une autre source, étrangère, et coutumière de la région, les autorités du parc national de la Garamba se comportent « comme une force étrangère en territoire congolais », poussant leurs rangers à agir à la manière d’une « milice privée », sous les ordres d’un ancien des forces spéciales britanniques. « Quand il parle de ses relations avec les communautés riveraines, poursuit elle, on se croirait revenu en Afghanistan à la fin des années 2000 pendant la campagne de “conquête des coeurs et des esprits” mené par les États-Unis. Certes, l’environnement est particulièrement hostile. Mais il n’y a pas que braconniers, il s’agit de prendre aussi en compte les demandes des communautés ». « Pourquoi financer des activités qui créent des conflits avec les communautés, s’interroge notre activiste congolais. C’est ma façon de voir des choses : ici, on finance des conflits a venir, pas le développement… »

Monétisation de la nature

En fait, le terme de colonisation verte n’est désormais plus approprié. Il s’agit désormais plutôt de néocolonialisme vert. Avec l’arrivée d’opérateurs tels qu’African Parks, la monétisation de la nature est de plus en plus sophistiquée, à l’image des plans REDD +, et sa protection, de plus en plus armée. Une véritable vague de militarisation verte déferle sur les parcs les plus médiatisés — et financés — du continent, selon l’étude de la Fondation Rosa Luxembourg menée par la correspondante en Afrique centrale du quotidien allemand Tageszeitung. Le périmètre extrajudiciaire franchi parfois par cette « armée verte », et ses atteintes aux droits humains, perturbent les bailleurs institutionnels, en premier lieu l’UE. L’arrêt brutal de la filière touristique — et particulièrement celle des safaris — provoquée par la crise du Covid, commence, elle, à soulever une réflexion africaine sur le « monde d’après », et l’extraversion, assujettie aux agendas des grandes organisations internationales de protection de la faune, des richesses naturelles des parcs du continent. Le Kenyan Mordecai Ogadai est l’une de ses voix les plus connues.

Mais en attendant ce « monde d’après », sur fond de consommation de viande de brousse qui croit avec l’insécurité alimentaire provoquée par la crise socio-économique engendrée par le Covid, l’armée verte peut toujours compter sur le soutien enthousiaste et plus décomplexé des philantrocapitalistes tournés vers la protection de la faune africaine. Aux fondations du milliardaire suisse Hansjörg Wyss ou de son homologue américain David Bonderman s’ajoutent désormais la Paradise International Foundation initiée par le chinois Jack Ma. Jusqu’alors cantonnée à l’Afrique Australe, centrale et orientale, l’armée verte s’immisce aussi désormais jusqu’aux sanctuaires animaliers sahéliens.

L’ancien directeur, entre l’été 2019 et le début 2020, du parc de la Pendjari au Bénin peut en témoigner. « J’ai signé avec African Parks Network comme Park Manager, et pas comme mercenaire », explique-t-il. Fin janvier 2020, après neuf mois passés à son poste, celui-ci était remercié par African Parks. Quelques jours plus tôt, le français avait refusé d’obéir à un ordre de la direction ouest-africaine de l’ONG : envoyer ses rangers de l’autre coté du fleuve frontalier de la Pendjari, en territoire burkinabe, afin de mener une intervention dans le parc d’Arly. « Je ne pouvais accepter cela : envoyer des gamins de 23-25 ans, formés en 8 semaines à une instruction de base de rangers avec 2 tirs de 3 cartouches pour compléter leurs savoirs militaires, afin de patrouiller en territoires reconnus hostiles. » Le parc d’Arly est en effet la base arrière des djihadistes qui ont en particulier perpétré l’attaque contre les bus de la Semafo, à 80 kilomètres de là, avant de revenir se réfugier dans le parc. Quelques semaines après le remerciement de ce directeur, la Pendjari perdait l’un de ses rangers, noyé durant une opération anti-braconnage menée sur la rivière Pendjari. « Normal, souligne l’ancien directeur, ils ne savent pas nager ! » Pour avoir contesté des décisions de cette même direction ouest-africaine d’African Parks, un autre ancien militaire français, ex membre du GIGN engagé comme responsable de la lutte antibraconnage dans la partie béninoise du W concédé à l’ONG sud-africaine, a été remercié au bout de trois mois de travail.

Lire aussi Arnaud Dubien, « La Russie en Afrique, un retour en trompe-l’œil ? », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

Cette militarisation verte se déploie également vers des horizons qui s’éloignent de sa mission première. L’ambivalence de l’entreprise de service et de sécurité et de défense sud-africaine DAG (Dyck Advisory Group) est à ce sujet exemplaire. Avant d’assister, sur le front du Cabo Delgado, les forces mozambicaines, DAG opérait depuis 2013 dans le pays, au sein du parc transfrontalier du Limpopo, dans le cadre d’opérations de lutte anti-braconnage.

Un certain mélange des genres est également constaté en RDC. Dans la province du Haut-Uele, selon nos sources, les autorités du parc national de la Garamba échangeraient des renseignements dans le domaine de la sécurité avec la multinationale aurifère Barrick Gold, dirigée par le sud africain Mark Bristow, qui exploite dans la même province le gisement de Kibali. La Garamba et Kibali sont les deux principaux employeurs de la province et tous deux achèteraient la paix sociale avec leurs riverains « moyennant cooptation de certains chefferies et ONG ». Évidemment, Barrick Gold est aussi l’un des bailleurs du programme d’African Parks dédié à la Garamba. Et un rapide passage par l’organigramme d’African Parks permet de découvrir que l’ancien manager général de la mine de Kibali, le Sud-africain Charles Wells, est désormais directeur des opérations au sein d’African Parks. Pendant ce temps, plus au nord, Africa Intelligence explique qu’African Parks Network s’apprête à intensifier les capacités de renseignement de ses équipes de gardes-forestiers, positionnées à la frontière du Bénin, du Burkina Faso et du Niger pour endiguer la progression djihadiste dans ces sanctuaires. « APN, finalement c’est aussi très politique, souligne une autre source française qui a mené pour cette ONG une mission de reconnaissance dans un pays du continent. Si c’est sud-africain, cela sert aussi logiquement l’agenda de l’axe Royaume-Uni - États-Unis en Afrique, tout en contribuant, mine de rien au “french bashing” ! »

Une chose est sure : les parcs nationaux du continent sont en train, eux aussi, de rentrer dans les stratégies d’influence des grands puissances tout autant que des multinationales et des fonds d’investissements. « L’Eden » africain s’impose comme un nouvel enjeu géostratégique où convergent fondations, grands zoos, missions scientifiques privées, compagnies de sécurité privées, mais aussi pourvoyeurs en armement et matériel de surveillance de plus en plus sophistiqué.

Jean-Christophe Servant

(1Un ensemble de cinq mammifères africains mis en avant par les autorités touristiques dans le cadre des safaris photographiques ou de chasse aux trophées.

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