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Les religions aux armées

Le diocèse catholique aux armées organise du 18 au 20 mai son 60e pèlerinage militaire international au sanctuaire marial de Lourdes, où sont attendus quinze mille soldats appartenant à quarante nations. Ce n’est certes plus l’époque bénie du sabre et du goupillon dont se moquaient en chanson Jean Ferrat et Georges Brassens. Mais, au nom même de la laïcité et de la diversité, les quatre principales religions en France ont droit de cité au sein de l’institution de défense, avec leurs aumôneries respectives.

par Philippe Leymarie, 18 mai 2018
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Aïd el-Kebir, jardin colonial de Nogent-sur-Marne, 16 septembre 1918.
Pendant la première guerre mondiale, ce jardin abritait un hôpital militaire destiné aux troupes coloniales.

«Vous risquez votre vie pour le service des autres, que la Vierge Marie vous protège et vous garde » : le pape François a accordé sa bénédiction en ces termes aux militaires et policiers réunis à Lourdes pour un pèlerinage sous le signe de « La Paix sur terre », organisé par l’aumônerie catholique miliaire. Deux cents cinquante blessés de guerre participent à ce rassemblement qui bénéficie d’un large soutien des armées, pour tout ce qui concerne la sécurité, l’acheminement, la santé, l’hébergement, etc.

Ce n’est pas la seule manifestation du genre, organisée par une aumônerie militaire. Dans un souci de réconciliation franco-allemande, dès 1951, un Rassemblement international militaire protestant était organisé dans les Cévennes, à Méjannes-le-Clap : il a fêté son 60e anniversaire en 2011. Le pèlerinage militaire catholique se tient chaque année dans les Hautes-Pyrénées. Et, depuis 2010, l’aumônerie militaire musulmane organise un pèlerinage annuel à La Mecque, pour les familles de militaires français musulmans.

Lire aussi Anaïs Llobet, « L’Église orthodoxe au service de la guerre du Kremlin », Le Monde diplomatique, mars 2018.

« La République n’est en rien hostile à l’expression publique de sentiments religieux, rappelle la brochure « Expliquer la laïcité française : une pédagogie par l’exemple de la “laïcité militaire” », qui vient d’être éditée par le ministère des armées. « Afin de garantir la liberté de pratique religieuse dans l’environnement particulièrement contraignant des armées, l’État salarie des aumôniers militaires de quatre cultes — catholique, israélite, protestant depuis 1874 et musulman depuis 2005 » (1).

Ordre social

Le premier prêtre à exercer une fonction officielle dans l’institution militaire — rappelle cette brochure éditée en réponse à l’incompréhension manifestée souvent à étranger, à propos de la laïcité à la française — est Vincent de Paul, nommé aumônier général des galères en 1619. Les aumôneries se développent en premier lieu au sein de la marine pour assurer des voyages longs en terres non chrétiennes. Sous Napoléon, l’institutionnalisation de la Grande aumônerie en 1806 renoue avec une tradition monarchique et gallicane, mais peu de prêtres sont toutefois nommés par Napoléon dans une armée où se maintient un certain anticléricalisme hérité de l’époque révolutionnaire. Au XIXe siècle, l’aumônerie militaire a du mal à se structurer et à s’institutionnaliser, car elle est souvent perçue comme l’immixtion d’une autorité étrangère, le Saint-Siège, au sein d’une institution éminemment régalienne.

En 1852, Napoléon III crée le corps des aumôniers de la flotte destiné au soutien spirituel des marins. En 1854, la guerre de Crimée le conduit à accepter la présence d’aumôniers au sein de l’Armée d’Orient (dont le premier protestant). Après la guerre franco-allemande de 1870-1871, l’aumônerie est remise à l’honneur sous le gouvernement d’Ordre moral. La défaite de Sedan et le traumatisme de la Commune de Paris renforcent l’image du religieux comme facteur d’ordre social.

Mais sous l’influence des « républicains » de l’époque, les aumôneries sont réduites ou supprimées à la fin du XIXe siècle. Il faut attendre les mobilisations générales des deux guerres mondiales pour que leur rôle soit pleinement reconnu, et que l’idée d’une aumônerie militaire en temps de paix s’inscrive dans les esprits et soit institutionnalisée.

Médecins des âmes

On compte actuellement plus de 300 aumôniers dans les armées, aux trois quarts des officiers rémunérés par le ministère ; les autres sont prélevés sur la réserve. Il y a 186 aumôniers catholiques, qui dépendent du Diocèse aux armées créé en 1986, avec un évêque à sa tête (actuellement, Mgr Antoine de Romanet), 53 protestants (rattachés à la Fédération protestante de France), 45 musulmans (qui dépendent du Conseil français du culte musulman), 27 israélites (articulés avec le Consistoire central israélite) et un orthodoxe. Une vingtaine de ces aumôniers sont déployés au sein des unités en opérations extérieures, sur les bâtiments en mer, les bases aériennes outre-mer, etc.

La réduction du format des armées, la professionnalisation, la désaffection des cultes et messes, et la « laïcisation » massive de la société — à laquelle n’échappent pas les soldats — n’ont pas fait disparaître le métier. Outre leurs cultes et liturgies particulières, les aumôniers se sentent utiles, de manière générale, sur le front psychologique : en cas de stress dans l’action collective — ce qui est souvent le cas des « Opex » et des « exercices » — ou de problèmes individuels qu’on leur soumet en tant que « médecins des âmes ». Sur ce plan, ils ont une action plus collective, indifférenciée, au service de l’ensemble de la communauté militaire, toutes appartenances confondues.

Ces prêtres, pasteurs, rabbins et imams — tous volontaires, de grade égal, en uniforme et soumis à la discipline générale des armées, mais sans lien hiérarchique — se veulent des « médiateurs », qui ont aussi une fonction de conseil auprès du commandement. « Nous sommes à l’ écoute… Notre présence dépassionne… Nous jouons un rôle de tampon, parfois », explique un aumônier israélite. Son collègue musulman évoque une posture de « facilitateur » : « On fait remonter les questionnements, les inquiétudes ». Mais , « nous ne sommes pas des agents de renseignement », souligne le chef de l’aumônerie musulmane, Abdelkader Arbi.

Dimension éthique

Par définition, ces volontaires sont disponibles, accessibles, sensibles. Collant au terrain avec souplesse, profitant des gardes, des veilles, attentes, temps morts, ils tissent un réseau relationnel fort, et pas seulement avec leurs propres ouailles — même s’ils ne doivent pas être confondus avec les psychologues, lesquels existent également, mais sont chargés de gérer le stress purement « militaire », d’aider à réagir aux chocs, de soigner les malades.

La dimension éthique est essentielle pour ces religieux. « Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de donner la mort, de se sacrifier, si vous ne leur permettez pas de croire en un au-delà », fait valoir Mgr. Augustin de Romanet, pour qui le rôle des aumôniers est finalement « d’humaniser la guerre » - « On n’est pas né pour porter la mort », explique encore Joel Jonas, aumônier en chef israélite : « il y a un besoin d’être accompagné, soutenu. »

Les aumôniers se voient surtout comme des« référents », face à des hommes et femmes qui — dans l’armée, tout comme dans la société — « manquent de plus en plus de repères »… Certains expliquent que pour être, par exemple, un bon « soldat de la paix » — ce qui est de plus en plus la vocation officielle du militaire, même quand il montre sa force — il faut d’abord « connaître la paix intérieure »... jusqu’à savoir « ne pas tirer », ou anticiper les cas de conscience, comme l’attitude à tenir face à des enfants-soldats, à des femmes en armes, à des civils désarmés — agressifs ou pas, etc.

Refus rarissimes

L’aumônerie musulmane n’a qu’une douzaine d’années d’existence : la reconnaissance de cette « seconde religion de France » dans l’armée, au même titre que les autres, n’avait que trop tardé. Des mamelouks de l’armée napoléonienne en passant par les harkis de la guerre d’Algérie, les musulmans n’ont cessé de servir dans les rangs de l’armée française (2). S’il est impossible de déterminer leur nombre exact dans les armées actuellement (en raison de l’interdiction en France des recensements ethniques et religieux), le sociologue Elyamine Settoul, professeur au CNAM, estime à 15 % la part de militaires de confession musulmane.

La France compte aujourd’hui davantage d’aumôniers musulmans que l’ensemble des pays de l’OTAN réunis. Abdelkader Arbi, leur chef, admet que le principal défi rencontré par un aumônier musulman est « d’abord de rassurer, parce que l’islam, plus que d’autres religions, pose question, ce qui nécessite d’expliquer ce qu’est le culte musulman, ce qui en relève vraiment et ce qui n’en relève pas ». Mais il affirme ne pas avoir connu de cas de radicalisation dans le milieu militaire : « Ceux qui s’engagent dans l’institution militaire ne le font pas pour devenir encore plus religieux, mais plutôt dans un but de promotion sociale ». Les cas rarissimes de refus, par exemple, d’être déployé en Afghanistan, ont semblé reliés à la dangerosité des combats ou à des fragilités personnelles bien plus qu’à d’éventuels « conflits de loyauté ».

Pas question dans les armées, bien sûr, d’intégrisme ou de communautarisme : les postes d’aumônier sont d’ailleurs réservés à des nationaux français, qui doivent désormais avoir obtenu au préalable un diplôme universitaire baptisé « interculturalité, laïcité et religions ». Pas plus qu’il n’est question de pratiquer une religion durant les heures de service ; ou de porter des signes religieux ostentatoires… à l’exception des signes « discrets » qui servent aux aumôniers eux-mêmes pour marquer leur appartenance.

Philippe Leymarie

(1Dans d’autres espaces dits « fermés », comme les prisons, hôpitaux, internats, etc, les aumôneries sont en général organisées sous le régime du bénévolat.

(2La Grande Mosquée de Paris, dans le Ve arrondissement, a été édifiée sur fonds publics dans les années 1930 pour rendre hommage aux combattants maghrébins morts pour la France.

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