Avec l’élection du président de la République au suffrage universel en 1962, il était difficile d’anticiper l’intervention des sondages. L’adoption d’un mécanisme de parrainages par des élus, essentiellement des maires, héritait d’une conception qu’on pourrait dire notabiliaire du suffrage universel avec l’introduction d’une étape préalable de sélection (loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du président de la République au suffrage universel). La quête de parrainages des candidats à l’élection présidentielle a pris un tour relativement inédit avec les difficultés de certains pré-candidats.
Lire aussi Marie Bénilde, « Bolloré-Zemmour côté cour », Le Monde diplomatique, janvier 2022.
Certes, le mécanisme avait été imaginé pour limiter le nombre de ces candidats. Un mécanisme oligarchique sans doute mais aussi nécessaire tant la formule électorale est contrainte et contraignante. Pour ceux qui imaginent généreusement un scrutin ouvert à tous ceux qui le souhaitent, cela ne serait-il pas ouvrir une boîte de Pandore avec une illisibilité accentuée de l’offre politique et une difficulté aussi bien matérielle que financière à prendre en charge l’organisation du scrutin ? Le nombre de candidats de 1974 (douze) amena le Conseil constitutionnel à juger les exigences de parrainages trop larges.
L’élévement du seuil de parrainages à 500 parut équilibré (loi organique du 18 juin 1976). S’il est accusé aujourd’hui d’être trop restreint, c’est moins par le nombre en soi que par les mécanismes dissuasifs de sélection. Il y a toujours eu des grands électeurs, c’est-à-dire des élus locaux, peu désireux de s’exposer en paraissant s’engager derrière un candidat en lui donnant son parrainage et donc généralement son soutien de fait : souci de ne pas se braquer les autorités dont on a besoin pour la gestion d’une commune en subventions et soutien administratif ; souci de ne pas s’aliéner certains administrés. L’anonymat, censé les protéger comme un secret du vote, a été aboli (loi du 25 avril 2016) au nom de la transparence et de la responsabilité des élus. De ce fait, il semble que le réservoir de parrainages soit trop faible. Du moins est-ce ce qu’assure un candidat comme M. Éric Zemmour qui est en l’occurrence le plus menacé mais pas le seul à être à la peine et à souhaiter un changement.
C’est en effet au nom de résultats flatteurs des sondages que M. Zemmour réclame les parrainages. Une question de justice en somme. Et de demander l’abandon de l’anonymat qui dissuade les élus locaux de se montrer au grand jour. Et de suggérer un seuil minimal (de 5 à 8 %) pour obtenir les parrainages automatiques de « pools » de parrains. Où situer le seuil ? En la matière, ce ne peut être que précis. On devine les difficultés et les indignations. Il est de toute façon bien tard pour changer les règles du jeu. C’est donc plutôt une manière de mettre des élus sous pression et de leur faire sauter le pas au nom de la justice démocratique. L’introduction des sondages permet aussi une parade en mettant en œuvre les parrainages tactiques. La tactique n’est pas nouvelle qui permet de choisir certains adversaires en jouant des mauvais tours aux autres. En l’occurrence, la question agite en interne le parti Les Républicains (LR) de donner des parrainages, puisqu’ils en ont en réserve grâce à leur implantation locale, à Éric Zemmour pour diviser les voix de l’extrême droite et ainsi permettre à leur candidate Valérie Pécresse de se qualifier. Ce type de calcul n’est faisable avec un certain degré de certitude, jamais complète, qu’avec le concours des sondages. Il faut disposer d’intentions de vote pour savoir comment jouer non seulement pour maximiser son propre score mais s’en prendre à celui des adversaires. Cela ressemble certes à des manœuvres politiciennes peu reluisantes mais on ne fera pas l’ange pour croire qu’elles seraient exceptionnelles. Pas sans frais tant les manœuvres concernées ne sont pas si innocentes : les politiques trop manifestement cyniques nuisent à la confiance dans la démocratie. On entend en l’espèce parler de « magouilles ».
En proposant de conférer automatiquement ces parrainages aux candidats obtenant un certain nombre d’intentions de vote, on propose en même temps de supprimer l’institution des parrainages. Réformer dans l’urgence une disposition de loi organique placée sous le contrôle du Conseil constitutionnel s’imagine mal dans un régime démocratique. Le ministre de l’intérieur a émis une fin de non-recevoir. Le sujet resurgira. Cela revient à faire des sondages les juges de paix, le critère de sélection des candidats. Autant dire confier à des entreprises privées le mode de sélection des candidats. Cela arrive d’autant plus mal que l’enquête du Monde (novembre 2021) sur les fraudes possibles aux access panels a montré que les internautes pouvaient répondre plusieurs fois au même sondage (1). On imagine combien la tentation grimperait si les sondages remplaçaient les parrainages. Et combien il y aurait de contestations et de soupçons. Déjà, en bon disciple de Donald Trump, Éric Zemmour met en garde contre le « vol des élections » par Emmanuel Macron (« Ne tombons pas dans le piège d’Emmanuel Macron, ne nous laissons pas voler cette élection », AFP, 4 janvier 2021). Après tout, n’est-ce pas dans la logique d’une compétition démocratique que de s’ouvrir à des mécanismes qu’on peut considérer comme plus démocratiques. Sur cette lancée on peut imaginer que les sondages remplacent les élections d’autant plus que celles-ci sont touchées par l’abstention. Les sondages n’offriraient-ils pas une meilleure justice avec des avantages non négligeables de coûts ?
Lire aussi Alain Garrigou, « L’investiture par la grâce des sondages », Le Monde diplomatique, décembre 2021.
La sélection des candidats à l’élection présidentielle, sorte d’élection pivot du système politique, pour désigner les candidats et donc le président, « clef de voûte » des institutions, a été le produit du mécanisme officiel de parrainage avant que les sondages interviennent dans le processus. On ne compte plus les abandons directement produits par les sondages sur les intentions de vote et, à l’inverse, les candidats qui ne l’auraient pas été sans l’intervention des sondages, que cela se termine par un échec (Édouard Balladur, Ségolène Royal) ou un succès (Emmanuel Macron). Telle est la situation existante. Peut-on exclure que les sondages excluent les parrainages en les rendant inutiles ? La question a donc été posée publiquement. De là à se demander s’ils peuvent tout simplement remplacer les élections. Une exagération ? C’est pourtant ce qui découle logiquement de la proposition d’un seuil sondagier, assortie des soupçons sur l’élection. En adoptant une stratégie trumpienne de défiance à l’égard des élections (« le vol des élections ») et en appelant au verdict des sondages (jugés donc forcément exacts), un candidat putatif a bien franchi le pas d’une solution politique où l’on mettrait les sondages à la place des élections. On croyait la question porter sur de simples détails et, de fil en aiguille, c’est tout un édifice constitutionnel démocratique qui est en suspens. On imagine en effet toutes les implications en cascade qui pourraient être tirées d’une telle innovation. On ne soupçonne pas l’auteur d’une telle proposition de s’être exprimé en connaissance des conséquences. C’est bien le propre de l’histoire que d’avancer, souvent vers les catastrophes, par légèreté et ignorance.