
Les règles électorales sont si intangibles depuis le début du XXe siècle, soit depuis plus longtemps que nos Constitutions, qu’on peut être surpris par les récentes propositions de réforme. Ainsi celle d’instituer le vote par correspondance émise par plusieurs parlementaires français. Certes la pandémie de Covid-19 a rudement secoué les systèmes électoraux en provoquant des situations inédites et des réactions hâtives. En France, ce fut le maintien des élections municipales, précisément du premier tour du scrutin, le 15 mars 2020, qui fut un désastre pour la participation. Pour la première fois, l’abstention l’emportait largement sur la participation et faussait largement les résultats puisqu’on vit des listes élues avec moins de 20 % des inscrits. L’issue du deuxième tour, organisé le 20 juin suivant, ne renversa pas les tendances, — forte abstention et listes (apparemment) secondaires élues contre toute attente. Cela n’entacha pas la légitimité des vainqueurs puisque, conformément au principe du régime représentatif, seuls les votes exprimés comptent. À la limite, il suffirait d’un seul. Les agents politiques savent bien cependant, quoi qu’il leur en coûte, que la légitimité des élections risque d’être progressivement entamée par des taux décroissants de participation. À quel niveau ? Personne ne le sait mais personne ne veut en faire l’expérience. À cet égard, l’épisode des municipales de 2020 n’a fait qu’accélérer un long processus de désinvestissement du vote. Sauf exception notable des élections présidentielles. Mais en matière de désastre annoncé, on se montre volontiers attentiste.
Lire aussi « Dossier États-Unis : Changement ou restauration ? », Le Monde diplomatique, décembre 2020.
L’élection présidentielle américaine risquait la même désertion s’il n’y avait eu le vote par correspondance. Si chaque État a ses propres règles, le vote par correspondance (et le vote anticipé), particulièrement inclusif dans la plupart des États, a évité la débâcle électorale d’une abstention battant tous les records. Étant donné les positions contrastées des électeurs des deux candidats sur les mesures de confinement et de distanciation, favorables pour ceux de Joe Biden et hostiles pour ceux de Donald Trump, et l’adhésion déjà démontrée des démocrates au vote par correspondance, contrairement aux républicains, le sort de l’élection eut été différent sans le scrutin à distance. Le verdict a donc tenu — sans complot — aux règles du jeu électoral. La participation record à ces élections a pu aussi sonner comme une victoire de la démocratie américaine, payée au prix fort assurément tant les accusations sans précédent de fraude électorale ont écorné le principe de fair-play censé ponctuer les compétitions démocratiques. Il n’empêche que, vu de France, cette forte participation a pu paraître légitimer le vote par correspondance comme solution à une situation similaire.
Similaire ? Pas si sûr sauf à considérer qu’il faut s’installer dans une situation de pandémie permanente. Le maintien du premier tour des élections municipales a été une faute excusée par les délais très courts imposés à la décision citoyenne et il a été possible de reporter le deuxième tour puis ensuite les élections régionales d’un an. Il est donc difficile d’anticiper le pire, c’est-à-dire des élections toujours sous menace sanitaire. Le vote par correspondance a-t-il sinon un sens en France ? Si des élus nationaux se sont emparés de l’exemple américain comme un remède miracle pour répondre à un problème français, cela n’est pas un hasard.
Au début du XXe siècle, quand ont été fixées les règles du jeu électoral, dont on a dit qu’elles étaient demeurées inchangées depuis, plusieurs propositions de lois ont été débattues au Parlement sans succès. Les inquiétudes sur la correction du service postal et de la comptabilité ainsi que des coûts élevés ont suffi à dissuader d’adopter l’innovation. Puis le vote par correspondance a bien été adopté, mais dans des conditions très restrictives qui n’ont pas empêché de l’associer à des irrégularités, notamment lors de scrutins locaux en Corse. Assez pour conduire à la suppression de ce système en 1975. Y aurait-il une raison de le restaurer ?
On peut mal évaluer des risques de fraude à venir. Ils n’ont toutefois jamais existé de manière massive en France. Toute innovation ou tout moyen nouveau comporte forcément des risques. Sur le plan matériel, les garanties, aussi bien en matière de service postal que d’opérations de comptabilisation, paraissent a priori assez sûres. On se gardera cependant de mésestimer l’intelligence de fraudeurs éventuels. De toute façon, l’objection pèse peu par rapport aux objectifs d’une telle réforme. Est-il certain que le vote par correspondance favorise la participation électorale ? À la marge sans doute. On n’oubliera cependant pas que son existence et son importance aux États-Unis sont liées à des conditions de vote très différentes de la situation française : distance des bureaux de vote, files d’attente de plusieurs heures, difficultés à l’exercice du scrutin. Sans oublier que le jour du vote est invariablement fixé au premier mardi de novembre, soit un jour de travail, quand les élections françaises sont invariablement fixées un dimanche. Quant aux bureaux de vote, ils sont aujourd’hui plus nombreux en France et généralement plus proches des domiciles que les bureaux de poste.
Le vote par correspondance ne faciliterait donc pas nécessairement la participation. Et sur cette voie, pourquoi ne pas recourir au vote par anticipation, voire au vote par Internet ? Avec des risques supplémentaires de fraude. Sans parler même du manque de lisibilité des élections qui a perturbé le suffrage américain. L’espérance mise dans le vote par correspondance pour stimuler la participation électorale est dérisoire si cette abstention est bien liée — comme cela semble avéré — à la défiance politique. À l’inverse, le vote par correspondance aurait toutes les chances d’aggraver celle-ci. La contestation par Donald Trump de la victoire de Joe Biden est assez significative du besoin de lisibilité de la compétition électorale : en multipliant les procédures de vote, on complexifie les opérations non seulement en termes concrets mais du point de vue des perceptions. En somme, on rend le résultat moins lisible, sinon réellement, du moins dans les esprits. On peut suspecter d’autant plus des manœuvres frauduleuses réelles ou fantasmatiques que les règles sont complexes. Les dégâts sont symboliques mais très réels.
Le vote par correspondance n’est pas seulement une procédure supplémentaire du vote individuel. Il en menace le principe même.
Lire aussi Cécile Marin, « Pour qui les Américains ont-ils voté ? », Le Monde diplomatique, décembre 2020.
Le vote par correspondance n’est pas seulement une procédure supplémentaire du vote individuel. Il en menace le principe même. Cela a commencé à se voir dans les élections présidentielles américaines où la probabilité de voter par correspondance était fortement corrélée à celle de voter démocrate. À une autre échelle, celle du choix électoral individuel, comme le principe en est universellement fixé, le vote par correspondance garantit-il le secret du vote ? Par définition, il est impossible d’entrer dans le secret des demeures privées pour en connaître le cheminement concret, relativement divers. L’opacité favorise l’influence, notamment sur des catégories de personnes sensibles à l’influence de leurs proches. C’est déjà le cas aujourd’hui mais de manière suffisamment marginale pour qu’on affecte de ne pas voir ces électeurs âgés incapables de mettre leur enveloppe dans l’urne de leurs propres mains. Quantité négligeable en somme.
En revanche, n’y a-t-il pas un risque que le vote par correspondance puisse favoriser les votes collectifs de groupes engagés dans une opération de coordination des suffrages ? En certains pays, des « entrepreneurs en élections » promettent le vote de quelques dizaines de personnes (familles, voisins) au plus offrant des candidats. Procédé coûteux, possible dans les situations de pauvreté. Il est des raisons plus fortes et potentiellement massives d’organiser la collecte préalable des votes, pour des questions d’intérêts bien pensés (un aménagement local), de religion ou d’origine ethnique.
Sous la IIIe République, la crainte du vote communautaire servait de garde-fou contre le vote par correspondance. Est-elle injustifiée aujourd’hui ? Nul n’est obligé, rétorqueraient les plus optimistes. C’est soulever l’objection juridique qui invalide le vote par correspondance à grande échelle. Dans un cas d’organisation de vote collectif — ce qu’on appelle parfois des « paquets de voix » —, l’électeur réticent devrait alors défendre son choix de voter par lui-même, selon les vieilles méthodes individualistes dans un bureau de scrutin. En exprimant ainsi son désaccord. On peut s’étonner que des législateurs ne l’aient pas vu. Ce serait un aveu de ce que, comme Jean-Paul Sartre le devinait, ces électeurs, seuls dans l’isoloir, puissent trahir leur classe ou tout autre groupe : l’isoloir dit à chacun : « Personne ne te voit, tu ne dépends que de toi-même ; tu vas décider dans isolement et, par la suite, tu pourras cacher ta décision ou mentir » (1). Cette trahison, ou plutôt sa possibilité, est au fondement des systèmes démocratiques imparfaits. Autrement dit, selon les garanties légales d’un État de droit, il est probable que la mauvaise idée soit déjà mort-née.