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Lorsqu’un fait divers révèle la violence structurelle de la société

Thomas Ostermeier met en scène « Histoire de la violence » d’Édouard Louis et en dissèque les mécanismes de reproduction. Efficace et dérangeant.

par Marina Da Silva, 7 février 2020
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© Arno Declair

La scène du crime est évoquée par une chambre où se déploie un grand lit. Édouard a été victime d’une « tentative d’homicide ». C’est ce qui figure sur la plainte qu’il est allé déposer au commissariat. Malgré ses réticences vis-à-vis du système judiciaire dont il exècre la violence sociale, mais pour se laver de cette agression comme il lave le lit, ses vêtements, ses livres, à grande eau pour se débarrasser de l’odeur et du souvenir traumatique de Reda. Au cœur de la violence, qui vient de paraître au Seuil, est l’adaptation théâtrale d’Histoire de la violence qu’Édouard Louis avait publié en 2016 et qu’il recompose ici avec Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, et Florian Borchmeyer. Ce texte a déjà été monté à de nombreuses reprises, dans le monde entier, tout comme ses deux autres romans, En finir avec Eddy Bellegueule et Qui a tué mon père (1), mais c’est la première fois que l’auteur travaille ainsi en symbiose avec un metteur en scène qui pour lui « a toujours articulé son théâtre à une dénonciation des mécanismes ».

Lire aussi Thomas Ostermeier, « Du théâtre par gros temps », Le Monde diplomatique, avril 2013.

La dénonciation des mécanismes de reproduction de la violence sont magnifiquement servis dans la pièce par un quatuor d’acteurs exceptionnels, membres de l’ensemble artistique berlinois, qui endossent tous les rôles. Laurenz Laufenberg en sosie écorché vif d’ Édouard (Louis), et en voix intérieure. Renato Schuch pour camper un Reda aussi attirant qu’effrayant, insaisissable. Christoph Gawenda pour jouer le beau-frère, un infirmier, un policier et même la mère d’Édouard tandis qu’Alina Stiegler interprète Clara, la sœur d’Édouard, une policière, une infirmière, un médecin. Ils échangent leurs rôles à vue sur le plateau, avec un costume, un accessoire, une autre intonation de voix, vont jusqu’à danser dans des décalages ludiques. À cour, le musicien Thomas Witte, à la batterie et au clavier électronique, donne le rythme et les impulsions à un récit qui va se recomposer par fragments et qui est éclairé par des séquences vidéos qui ne viennent pas illustrer des situations mais les évoquer ou les télescoper, mettent un accent ou une émotion sur un visage.

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© Arno Declair

C’est donc Édouard qui ouvre le récit et déplie les faits. Pour la police, un fait divers. La rencontre avec Reda, à la fin d’un soir de Noël qu’ils terminent seuls, va se reconstituer sans qu’il sache bien, ni nous non plus, s’il l’a abordé pour le voler ou mu par la pulsion de son désir. Un désir que le metteur en scène a su faire passer par des échanges de regard rapprochés et troublants qui percutent bien plus loin que les scènes amoureuses et sexuelles qu’il a privilégiées pour la scène finale de viol : une mise en scène hyper réaliste qui peut susciter un certain malaise. Le viol est l’aboutissement de cette rencontre et de sa décomposition qui est rapportée sous divers points de vue. Édouard n’a aucun doute sur le désir de Reda et leur passion réciproque, même brève et fulgurante, et lorsqu’il s’aperçoit au petit matin que son téléphone portable a disparu, il le réclame tout naturellement, comme s’il s’agissait d’un malentendu, déclenchant une réaction de violence folle qu’il ne pourra plus arrêter.

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© Arno Declair

C’est cette mécanique de basculement, de haine de soi et de haine de l’autre qui est disséquée. Les deux personnages sont renvoyés à leur construction sociétale. Reda, Kabyle, forcément voleur et violeur, qui ne peut assumer et déteste son désir pour un homme. Édouard, « transfuge de classe », qui s’est éloigné de sa famille et d’un environnement profondément machiste, pour vivre son homosexualité sans être jugé. Entre ces constructions, des fragments de vie qui éclairent leurs trajectoires en rupture. Édouard est pris dans la contradiction d’avoir à porter plainte et d’en appeler à la répression, à l’encontre de ses convictions politiques, mais refuse qu’une agression homophobe puisse rester impunie parce que dans le regard raciste et plein de préjugés des flics ou de sa sœur, « il l’a bien cherché ». Dépossédé de son histoire et de sa blessure, il entend les autres en dérouler une version qui le heurte et le transperce mettant à jour une déchirure existentielle et faisant remonter toutes les humiliations subies parce qu’il n’est pas dans la norme.

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© Arno Declair

Histoire de la violence révèle alors — comme dans un procédé photographique — tout son titre. Il ne s’agit pas d’un fait divers mais d’une plongée dans la violence structurelle du racisme et de l’homophobie, dans tous ses registres, qui se font écho, du plus « compassionnel » au plus méprisant, comme les deux faces de la même médaille.

Histoire de la violence

Jusqu’au 15 février
Théâtre de la Ville - Les Abbesses
31, rue des Abbesses — 75018 Paris
01 42 74 22 77
Puis en tournée.

Marina Da Silva

(1Dont une lecture par Édouard Louis, mise en espace par Thomas Ostermeier, est proposée le 15 février à 14h au Théâtre des Abbesses.

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