La circulation des artistes internationaux, lorsqu’ils ne rentrent pas dans les cadres institutionnels ou dans le champ de l’industrie culturelle, est un parcours d’obstacles. Outre les problématiques de visas, de précarité financière, de mise en concurrence, ils sont aussi souvent réduits à l’invisibilité. Certaines scènes tentent de pérenniser des rencontres et des programmations d’œuvres pour sortir du carcan néolibéral et relier art et politique. C’est ainsi qu’après deux ans de pandémie, Tandem, la scène nationale de Douai et Arras que dirige Gilbert Langlois, reprend son parcours Face à la mer, qui présente les nouvelles générations de créateurs du Maghreb et du Moyen-Orient, avec pour thème « Liban-Palestine ». Yara Bou Nassar en a ouvert le cycle, le 22 novembre, avec Tomorrow is the best day of my life (Demain est le meilleur jour de ma vie). Performeuse, metteuse en scène et autrice libanaise, elle s’intéresse au langage du corps dans la sphère publique et dans l’espace privé et s’interroge sur la construction des identités. Dans un texte très personnel et drôle, elle convoque ses souvenirs d’enfance, sa propre histoire mêlée à celle d’un personnage de fiction, Norma, qui pourrait ressembler à une Alice cherchant à traverser le miroir. Elle en démultiplie la voix, portée par trois autres acteurs, Hanane El-Dirani, Paed Conca (qui compose également la musique du spectacle) et Elie Youssef.
Au plateau, des voiles délimitent une pièce qui pourrait aussi bien être une chambre qu’une cellule, riche d’un unique fauteuil. Yara va y explorer l’espace, le mouvement et l’apesanteur en toute liberté, sans chercher la graphie d’un geste mais la pulsion intérieure qui le fait naître. En fond de scène, des images vidéo, celles des archives familiales de l’artiste. Yara enfant, joyeuse, traverse les pièces de la maison, elle mange des bonbons, joue avec son frère, à peine plus grand. Ses parents forment un couple jeune et heureux. On ne perçoit pas l’inquiétude. Ni l’enfermement. Les images ont pourtant été prises en pleine guerre civile libanaise, au moment de l’invasion israélienne de Beyrouth. La subtile scénographie de Laura Knusel et l’accompagnement chorégraphique de Khouloud Yassine parviennent à restituer l’espace personnel et mémoriel de Norma-Yara dans une relation dialectique, jamais illustrative, de l’image avec l’expression corporelle. Elle y expose sa force et sa fragilité, son ancrage et ses déséquilibres, dans un langage métaphorique qui est aussi une interpellation et nous interroge sur la construction de nos propres comportements quotidiens, entre soumission et résistance. La distribution de la parole entre les acteurs creuse encore davantage les souvenirs et les obsessions, les traumatismes qui peuvent amener l’artiste et tous ses avatars-miroirs à se sentir absente à soi-même ou seule dans la foule, mais aussi à faire face. Elle joue de ces failles issues d’une enfance en temps de guerre et qu’elle conjure aujourd’hui dans sa puissance de création.
Les 15 et 16 décembre sont annoncés un autre spectacle libanais Evidence of Things Not Seen (Preuve de choses invisibles) de Stéphanie Kayal et un spectacle palestinien Losing it (Perdre la tête) de Samaa Wakeem. Le premier est également une performance qui visite le corps dans ses secrets et ses éclats, comme un abri ultime pour l’intimité et la sécurité. Il creuse la relation sociale à la danse que même durant la guerre les familles libanaises ont longtemps conservée, du moins jusqu’aux années 1980, en se réunissant à l’occasion de fêtes d’anniversaires ou de mariages. Voir les gens danser signifiait qu’ils se sentaient en sécurité. Avec la perpétuation de la guerre et des difficultés économiques, dans un pays qui aujourd’hui s’effondre, cette relation à la danse a presque disparu. Une absence qu’interrogent Stéphanie Kayal, chorégraphe et Abed Kobeissy compositeur, pour qui la danse est devenue en quelque sorte un « membre fantôme ».
La chorégraphe et actrice palestinienne Samaa Wakeem interrogera dans Losing it, l’impact de la vie en zone de guerre sur son identité et dira comment elle est traversée par les traumatismes des générations précédentes. Samaa Wakeem est une des actrices du Khashabi Theatre d’Haïfa, seul théâtre palestinien indépendant en Israël. Elle était l’une des mères qui portaient leur enfant mort, dans Milk, la pièce poétique et politique présentée au festival d’Avignon 2022 par Bashar Murkous.
Tandem — Scène nationale Arras Douai
Douai, Hippodrome
Place du Barlet, 59500 Douai
Tél. : 09 71 00 5678