
Le poster-calendrier date de l’année en cours. À son sommet, les visages de Zelensky et Poutine, photoshopés, ont été collés en vis à vis, sur des tenues martiales de super-guerriers. Au dessous, crépite une mosaïque de vignettes liées au conflit en Ukraine. Il y a la photo de Daria Douguina, la fille du « nationaliste tuée dans une voiture piégée à Moscou » des images de « villes en feu », des « forces ukrainiennes » et des « forces armées russes ». L’ensemble vise, est-il annoncé dans un coin gauche du poster, à « comprendre les causes qui ont débouché sur le déclenchement de la guerre Russo-Ukrainienne et se préparer à ses conséquences sur le reste du monde ». Le poster, qui coûte 20 centimes d’euro, a été acheté sur Nasser Road, à Kampala, la capitale économique de l’Ouganda, par le chercheur belge Kristof Titeca. On le retrouve reproduit en fin du livre (1) que ce dernier vient de consacrer à ces Ebifanayi, mot luganda pour parler de photo, et, plus généralement, de représentation visuelle.

Nasser Road est le haut lieu est-africain du offset craché par les imprimantes Heidelberg Speedmaster. Tous les secteurs professionnels de cet écosystème y sont représentés, de la maquette à la reliure. Et l’on répond à n’importe quel besoin, qu’il s’agisse de concevoir un faux diplôme de l’université de Makerere, d’imprimer des faire part de mariage et, donc, de produire des Ebifanayi, « mélange d’images copiées depuis internet et de couleurs flashy montrant des personnages d’action hollywoodiens tels que RoboCop ou Rambo, aux visages remplacés par ceux de politiciens nationaux et internationaux » évidemment connus par la rue ougandaise et donc bankable pour les imprimeurs. Ces Ebifanayi, comme ce calendrier 2013 titré « la mort n’a pas d’issue » où l’on retrouve SADDAM (en orange), Oussama (en pourpre) et Kadhafi (en bleu) » « sont à la fois tragiques et humoristiques », souligne Kristof Titeca. Pour une majorité d’ougandais de la rue, poursuit il, ces affiches, qui résonnent avec l’esthétique déployée par Wakalywood (2), l’industrie du cinéma locale, sont avant tout des symboles anti-impérialistes qui cristallisent les frustrations locales au nom du « rejet ou de la résistance aux structures mondiales de pouvoir et aux systèmes hégémoniques tels que le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme ». En somme, on plonge dans la psyché ougandaise dans un déploiement de « relativisme culturel ».

L’esthétique militaire déployée par ces Ebifanayi vient de la violente histoire du pays et de la sous-région. L’opposant Bobi Wine, qui fût d’abord un musicien soldat du Ghetto, avant de devenir le cauchemar politique du président Yoweri Museveni, a bien sur droit à ses propres affiches. Tout comme évidemment le boss, alias M7, réélu pour un sixième mandat en 2021.
Lire aussi Caroline Roussy, « Bouillonnement de l’art contemporain africain », Le Monde diplomatique, juillet 2022.
Selon Kristof Titeca, le marché de l’Ebifanayi semble bien se porter malgré l’inflation qui, comme sur le restant du continent, touche actuellement l’Ouganda. Mais pour combien de temps encore ? Si l’on prend l’exemple du Nigeria, les jours des affiches de Nasser Road paraissent en effet comptés. Le pays le plus peuplé du continent pouvait se prévaloir, jusqu’au début des années 2000, de sa propre production d’affiches, illustrées de dessins ou de photos, narrant la geste d’Oussama Ben Laden, celle des vigilantes Ibo des Bakassi Boys, ou le dernier crash aérien survenu dans le pays. Plus aucun poster ne se retrouve aujourd’hui sur les trottoirs ou accrochés aux épingles à linge des marchés de Kano et des étals d’Onitsha…

Ce monde de l’image africaine en mutation, mais aussi qui résiste, est l’objet d’une belle enquête visuelle menée par le photographe français Adrien Tache (3). Durant les années 2010, l’artiste, « se sentant entre deux pages de l’histoire de la photographie en Afrique », a documenté au plus près, « avec leur troisième œil », l’environnement et le quotidien des studiotistes ouest africains, héritiers de Malick Sidibé, Seydou Keïta, Adama Kouyate ou Mama Caset. Équipés de vieux appareils argentiques, les fabricants de souvenirs croisés, de la Mauritanie au Nigéria, subissent « l’âpre concurrence des champions du numérique que sont les photographes ambulants qui grignotent sans cesse, et avec audace, des parts de marché », souligne Vincent Godeau, spécialiste de la photographie africaine contemporaine, dans la postface. Le phénomène n’est pas nouveau, rappelle-t-il : à partir des années 1960, le raz de marée ambulant des minilabs sud-coréens a commencé à bouleverser ce secteur. Mais la grande différence avec aujourd’hui, c’est que peu de photographes s’intéressent désormais aux studiotistes africains, « alors que dans les années 1990, ils étaient en Occident l’objet d’une ferveur prospective ». « Que se passera-t-il, s’interroge Adrien Tache, « quand toute la population sera équipée et sera à même de prendre des photos au rendu égal, voir supérieur à celles des photographes » ?