«Vous allez voir comment on meurt pour 25 francs ». Par ces mots de défi aux Parisiens qui ne voulaient pas résister au coup d’État militaire de Louis Bonaparte, le député Alphonse Baudin annonçait sa mort. Quelques minutes plus tard, il fut abattu sur la barricade de la rue du faubourg Saint-Antoine par le tir de la troupe venue de la place de la Bastille.
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Ce 3 décembre 1851, il avait lancé une belle formule tragique qui lui valut la postérité. Si belle qu’elle a souvent été considérée comme une légende (1). Si elle est exacte, elle est néanmoins plus difficile à comprendre depuis que le franc a laissé la place à l’euro : 25 francs était le montant de l’indemnité parlementaire quotidienne des députés. Une grosse somme pour les petites gens (un ouvrier gagnait 4 francs par jour). Si bien qu’une contestation antiparlementaire avait gagné les rangs populaires pour stigmatiser les « 25 francs ». Le mot de Baudin servit finalement d’excuse au petit peuple du faubourg Saint-Antoine pour refuser de prendre les armes au lendemain du coup d’État du 2 décembre. Ce peuple ouvrier avait été durement meurtri par la répression et surtout par les sanglantes journées de juin 1848. Esseulés, les résistants ne pouvaient guère s’attendre qu’à la mort. La mort ? La preuve irréfutable qu’ils ne se battaient pas pour leur confort, leur rémunération ni aucun avantage matériel mais pour la République. Une idée en somme. Une démonstration du plus pur désintéressement. La mort du professeur d’histoire et géographie Samuel Paty démontre, s’il en était besoin, que cette histoire n’est pas anachronique.
« Mourir pour des idées » — la République, la liberté, et même la patrie, en un temps où la gauche était patriote : la formule et l’idée sont nées dans les temps démocratiques, quand fut édifié un récit des martyrs de la liberté, manifestement influencé par le récit chrétien des martyrs, sinon du Christ lui-même, mais aussi par les exemples antiques et le « mourir pour la patrie » des soldats. Le récit fut d’abord hésitant. Les morts de la prise de la Bastille du 14 juillet 1789 par exemple, ne furent honorés que longtemps après. On avait d’abord célébré les survivants. La mythologie révolutionnaire commençait à mettre en avant ses héros comme le lieutenant Désille qui avait tenté à Metz de séparer les troupes divisées par une mutinerie, ou comme Joseph Barra, ce jeune soldat de l’armée de Vendée qui avait alerté ses camarades d’un guet-apens au prix de sa vie. Dans la guerre d’indépendance américaine, le cri de « la liberté ou la mort » fut un des plus retentissants du conflit : Patrick Henry fit cette prière au « Dieu tout puissant » devant les délégués de Virginie réunis dans l’église de Richmond en 1775 : « Je ne sais le chemin que peuvent prendre les autres ; mais pour moi, donnez-moi la liberté, ou donnez-moi la mort ! ». Le mythe démocratique du combat ultime pour sa cause fut largement modelé durant les révolutions urbaines du XIXe, en 1830 avec les Trois Glorieuses, en 1848 avec la révolution de Février, en 1851 avec le coup d’État et en 1871 avec la Commune. Et dans de nombreuses villes d’Europe, Vienne, Prague, Milan, Berlin, ce cri était monté des manifestations et barricades de 1848.
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Le coup d’État réussi, Alphonse Baudin fut discrètement inhumé au cimetière Montmartre, condition faite à la famille par les autorités. On l’oublia sous l’Empire proclamé un an plus tard. Avant qu’en 1868, le journaliste républicain Eugène Ténot publie un livre sur le coup d’État à Paris qui le rappela au souvenir de l’opposition républicaine (2). Le jour des morts du 2 novembre 1868, des militants retrouvèrent la tombe oubliée et y déposèrent des fleurs. Le journal Le Réveil de Charles Delescluzes et L’Avenir national lancèrent une souscription : « Aujourd’hui que le lieu où repose Baudin est connu, la démocratie doit un monument à ce représentant héroïque ». Dans tout le pays, la presse républicaine suivit. Le succès alerta le régime : sa justice tenta d’enrayer le phénomène en enchaînant les procès qui révélèrent l’avocat Léon Gambetta. Après la chute de l’Empire, un tombeau fut finalement réalisé. Cela aurait pu clore l’affaire si le 16 mai 1876, le président Mac Mahon n’avait dissous l’assemblée majoritairement républicaine élue l’année d’avant. Devant la menace d’une restauration monarchique, les républicains se mobilisèrent. L’un d’eux pesa du poids d’une autorité morale et littéraire immense : Victor Hugo avait participé à la résistance au coup d’État où il avait croisé Baudin. Arrivé en retard à la barricade déjà enlevée par les soldats, il fut toute sa vie persuadé qu’il aurait dû mourir à sa place. Il était parti en exil à Bruxelles puis à Londres avant de s’installer à Jersey puis Guernesey. Il avait écrit à Bruxelles son Histoire d’un crime, chronique du coup d’État et de la résistance pour laquelle il ne trouva pas d’éditeur. Il se contenta de publier son Napoléon le Petit qui reprenait partiellement le récit demeuré manuscrit. Son pamphlet connut un grand succès en France, transporté depuis Londres par une variété de ruses de contrebande afin de déjouer les confiscations policières.
Arrivé en retard à la barricade déjà enlevée par les soldats, Victor Hugo fut toute sa vie persuadé qu’il aurait dû mourir à la place de Baudin
Revenu d’exil en 1870, Victor Hugo saisit l’occasion de ce que les Républicains appelèrent longtemps le « coup d’État du 16 mai » pour publier son récit du coup d’État de Louis-Napoléon en commençant par des morceaux choisis dans Le Rappel. Le premier chapitre ouvrait sur la mort de Baudin et le fameux mot oublié. Lancé par Victor Schoelcher dans son récit du coup d’État publié dès 1852 en exil et peu remarqué (3), le « mot sublime » comme on l’appelait alors avait été ressuscité par Eugène Ténot. Victor Hugo le glorifiait à présent. Le titre originel du livre impublié, Histoire du 2 décembre, devint un retentissant Histoire d’un crime. Selon Le Rappel, un premier tirage atteignit 165 000 exemplaires. Les républicains gagnèrent les élections législatives. Le républicain Jules Grévy fut élu président en 1879. On aurait pu en rester là si cette République n’avait été encore attaquée par les monarchistes en 1885 puis les boulangistes avant 1889. En cette année du centenaire de la Révolution française, l’idée fut alors lancée par le député Désiré Barodet et d’autres républicains d’un transfert des cendres de Baudin au Panthéon. L’Assemblée nationale lui adjoignit Lazare Carnot, les généraux Hoche et Marceau. La cérémonie du 4 août 1889 marqua le commencement d’un progressif oubli de Baudin, dont le souvenir fut cependant encore transmis aux écoliers par le cours d’instruction morale et civique. Avec Victor Hugo inhumé depuis ses funérailles nationales de 1885, Victor Schoelcher en 1948 pour le centenaire de l’abolition de l’esclavage plus que pour avoir été le chef de la barricade de la rue Saint-Antoine : voilà trois hommes illustres au Panthéon, que rassemble un petit événement tragique quoique limité — il y eut trois morts — mais un gros symbole, signe concentré de la République. Signe qui valait bien une proclamation solennelle et officielle.
Héros civique
Baudin était tout de même député et, à cet égard, il valorisait la mission parlementaire. Il était cependant un parlementaire trop obscur pour ne pas se confondre avec des citoyens ordinaires capables de mourir pour leurs convictions. Ainsi de discours en discours, d’articles de presse en illustrations, fut forgé ce personnage de héros civique détaché de la religion et de la quête du paradis — Baudin était athée —, sans la célébrité des grands hommes et indifférent aux biens matériels. On avait rappelé que Baudin était de son vivant un « médecin des pauvres », un de ces philanthropes qui oubliait de faire payer les moins lotis. Quand il rappelle leur rencontre, Victor Hugo le croit instituteur. Baudin avait accompli sa mission historique en participant de son vivant et à titre posthume à la fabrication de l’héroïsme civique, une vision ressuscitée par les événements tragiques qui amenèrent leur cortège de « héros et martyrs », selon les inscriptions dorénavant gravées sur les monuments de la Résistance, cette résistance qui s’écrit avec un « R » majuscule dans les livres d’histoire. Le martyre s’est ajouté à l’héroïsme (pour Jean Moulin d’abord), parce que l’on découvrit qu’on peut être héroïque sans en mourir — question de chance — et surtout parce que la torture avait encore grandi le sacrifice.
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La mort du professeur d’histoire et géographie Samuel Paty le 16 octobre dans les Yvelines est un sanglant démenti opposé à ceux qui pensaient révolu le temps de l’héroïsme. Son histoire obéit exactement aux schèmes de la vie héroïque tels qu’ils ont été fixés : un homme banal, un engagement altruiste, un courage simple, une mort solitaire. Samuel Paty était un prof, comme il en existe tant d’autres depuis l’école maternelle jusqu’au collège de France, qui transmettait des connaissances et forgeait des intelligences. Une tâche dont personne n’oserait avancer qu’elle est facile. À cause de cela, il a été pourchassé et assassiné. À cause de ses idées, sur l’enseignement et la démocratie, et en faveur de la liberté qui en est le même principe séminal. Assurément, cela vaut bien le Panthéon. Les morts illustres qui y reposent, comme le rappelle le fronton, ne sont pas tous des martyrs de la liberté. Certains n’ont pour titre de gloire que d’avoir été des notables du Premier Empire mais, pour la plupart, ils y reposent pour avoir servi la France ou la République. Par leurs mots et leurs actes. Certains par leur mort. La République s’honorerait à manifester ce qu’elle doit à ces hussards (aussi rituellement célébrés que pratiquement négligés) en plaçant à leur côté la dépouille d’un héros ordinaire.