D’heureux événements interrompent parfois la litanie des affres qui frappent la bande de Gaza. La date du 16 août 2013, en particulier, est à marquer d’une pierre blanche. Ce jour-là, Jawdat Abou Ghourab, un jeune pêcheur palestinien, fait une trouvaille inhabituelle près du rivage. Intrigué par une forme humaine qu’il distingue à quelques mètres de fond tandis qu’il est train de remonter ses filets, il se jette à l’eau. Croyant avoir affaire à un noyé, il tombe nez-à-nez avec une imposante statue presque entièrement ensablée. Après plusieurs heures d’efforts, Jawdat, aidé par d’autres pêcheurs, réussit à libérer la statue de son habitacle marin et à la remorquer jusqu’à la plage. Il vient de faire une découverte dont il ne soupçonne pas l’importance : la sculpture sortie des flots, quasi intacte, haute de 1,70 mètres et lourde de près d’une demi-tonne, est un Apollon en bronze daté, selon les estimations, du Ve ou IVe siècle av. J.-C. Autrement dit, une pièce rarissime.
L’improbable mise au jour de ce vestige antique figurant la divinité grecque est le point de départ du film-enquête de Nicolas Wadimoff, L’Apollon de Gaza. (1) Le réalisateur suisse a déjà signé plusieurs documentaires sur la Palestine, dont Aisheen (2), tourné à Gaza quelques semaines après la guerre dévastatrice lancée par Israël contre le territoire côtier en décembre 2008-janvier 2009 (plus de 1 300 morts, essentiellement civils, parmi la population gazaouie). Cette fois, il se penche sur ce qu’il convient d’appeler l’« affaire de l’Apollon » tant les développements consécutifs à cette découverte archéologique s’avèrent rocambolesques. Passée de mains en mains au fil des mois, notamment entre celles de revendeurs désireux de la céder à prix d’or après son authentification par des spécialistes, dont les archéologues gazaouis Heyam Al-Bitar et Fadel Al-Otol, la statue à l’aspect vert-de-gris s’est finalement volatilisée. Sa disparition alimente les spéculations : a-t-elle été acquise par un collectionneur alléché par les offres publiées sur Internet, et forcément en deçà du prix inestimable de cette pièce ? Se trouve–t-elle, à l’abri des regards, dans un musée étranger — le Louvre ou celui d’Israël, par exemple — pour y être restaurée ? Ou bien a-t-elle été tout simplement placée au secret par les autorités locales ?
La plupart des interrogations convergent vers cette dernière hypothèse, comme le montre bien le documentaire. Au bout de la chaîne des événements, on trouve en effet le gouvernement de Gaza. Après avoir connu moultes péripéties, l’Apollon a finalement été saisi par les forces du Hamas, au pouvoir dans le territoire depuis 2006, puis s’en est retourné dans l’ombre, excitant les esprits et les imaginations. Nul ne sait aujourd’hui où il se trouve exactement (il aurait, selon toute vraisemblance, atterri dans l’escarcelle d’un important groupe de résistance actif dans la bande côtière). Entretemps, la découverte aura fait l’effet d’une « bombe » : selon le père dominicain Jean-Baptiste Humbert, directeur du laboratoire d’archéologie de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, il s’agirait d’une pièce « digne de la Vénus de Milo » (3).
Le bronze du dieu grec aura suscité un engouement international à nul autre pareil, « à rebours des histoires de carnages et de destructions » dont Gaza est familière, comme l’explique le journaliste palestinien Sami Abou Salem. En témoigne, à l’époque, l’afflux de nombreux journalistes occidentaux avides de contempler — en vain — ce que le père Humbert qualifie, à l’appui de photographies en sa possession, d’« antiquité exceptionnelle, exceptionnelle par sa rareté, par sa taille, par son origine » (à ce jour, seules nous sont connues trois autres statues en bronze d’Apollon réalisées dans l’Antiquité). La parenthèse du patron des prophéties, des arts et de la médecine refermée, les rumeurs vont alors bon train. Tel un fin limier, le cinéaste helvète entreprend de remonter le parcours séculaire de la statue si convoitée.
Lire aussi Olivier Pironet, « À Gaza, un peuple en cage », Le Monde diplomatique, septembre 2019.
Démêlant l’écheveau de cet imbroglio « politico-archéologique », le film de Nicolas Wadimoff donne à voir une autre réalité historique de Gaza qu’il ne fait, pour autant, qu’effleurer. Comme le souligne l’archéologue Heyam Al-Bitar dans le documentaire, la bande côtière fut l’une des cités « les plus florissantes » du Proche-Orient au cours de la période hellénistique de l’Antiquité, surpassant même ses célèbres homologues de la région. En – 333 av. J.-C, malgré ses nombreux échanges avec les Grecs et acquise à la civilisation du Péloponnèse, elle fut conquise à grand-peine par Alexandre le Grand, au terme d’une résistance héroïque — déjà ! — de deux mois opposée par ses habitants, aidés à l’époque par des mercenaires arabes. Celle que l’historien Hérodote appelait « Cadytis » rayonna de sa culture grecque pendant presque un millénaire, « protégée » par ses futurs maîtres romains. En son centre se trouvait l’un des plus beaux édifices du monde antique : le temple d’Apollon, dont on peut encore deviner les traces du haut du « tell » surplombant la ville. L’histoire récente, les « destructions » et les « carnages » sont depuis passés par là.