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Procès d’universitaires français en Iran

Otages, héros, martyrs

par Alain Garrigou, 1er mars 2020
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Gravure sur bois de Giordano Bruno, 1588

Fariba Adelkhah et Roland Marchal, deux universitaires français du CERI (Centre de recherche et d’études internationales de Sciences Po) croupissent dans des geôles iraniennes depuis qu’ils ont été arrêtés par les gardiens de la révolution à leur arrivée à l’aéroport de Téhéran en août 2019. La première est poursuivie pour « propagande contre le système » de la République islamique et tous deux de « collusion en vue d’attenter à la sureté nationale ». Tous deux sont évidemment innocents des accusations ridicules qui sont propres aux régimes totalitaires. Durant la guerre froide, on accusait volontiers d’espionnage. Il faut être innocent dans tous les (bons) sens du terme pour venir se jeter dans la gueule du loup. En réalité pour des raisons familiales et amicales. Mais il ne s’agit pas de comédie moliéresque — « qu’allaient-ils faire dans cette galère ? » — sachant que la politique des otages demeure une arme pour quelques États. Faute de matériel humain disponible, ils semblent choisir au petit bonheur de l’arbitraire. Qui a envie en effet d’aller en Iran aujourd’hui ? Ils arrêtent donc des gens parfaitement inoffensifs égarés par une irréductible confiance.

Lire aussi Fariba Adelkhah, « L’offensive des intellectuels en Iran », Le Monde diplomatique, janvier 1995.

Quelle gloire y a-t-il à enfermer des innocents qui n’ont jamais tenu une arme de leur vie, jamais menacé personne et ont une idée si irénique des humains qu’ils ignorent les dangers ? Arbitraire ? Ridicule ? Il faut prendre au sérieux les accusations. Les gardiens de la révolution n’ont pas beaucoup de considération pour la science, un univers qui les intéresse seulement si elle fournit des armes. La vision scientifique du monde ? Une propagande. Au moins les choses sont-elles dites. Du coup, en s’attaquant violemment à des scientifiques, les gardiens de la révolution iranienne s’attaquent à une cause. Une cause qui les dépasse. Les intellectuels ont l’immense honneur d’être au premier rang des cibles des régimes totalitaires. En politique intérieure cela va presque de soi. En politique internationale aussi lorsqu’on les laisse faire. Particulièrement significative fut l’invasion de la Pologne en 1939 sous les attaques conjointes des armées nazies et soviétiques avec les mêmes listes des personnes à éliminer dans la société polonaise. On comprend que les officiers de l’armée soient au premier rang — comme Katyn en a été le théâtre —, mais les universitaires, savants, chercheurs, écrivains ? Un hommage de la brutalité aux valeurs du savoir.

On entend les commentaires médiatiques de tels événements : les tensions internationales, la situation de l’Iran étranglée par le blocus américain, les luttes internes au pouvoir iranien, etc. habillant le tout de realpolitik. On a même entendu l’explication juridique du refus de reconnaître la double nationalité par l’Iran concernant Fariba Adelkhah. Presque un habillage de normalité. Les commentaires sont modérés qui veulent éviter de nuire aux victimes, en appelant au respect du droit international, aux libertés académiques, même si l’on sait que les destinataires n’ont aucune considération pour ces balivernes humanistes. Il s’agit aussi de ménager les efforts de la diplomatie d’un pays pour obtenir la libération de ses ressortissants. Les diplomates préfèrent la discrétion et incitent à la discrétion des protestataires éventuels en leur promettant des avancées secrètes. Du coup, le langage diplomatique évite soigneusement d’appeler les « choses » par leur nom. Les victimes de l’arbitraire sont des otages.

Lire aussi Gilbert Achcar, « Danse du sabre entre l’Iran et les États-Unis », Le Monde diplomatique, février 2020.

C’est une vieille pratique des relations internationales qui avait généralement pour vocation de garantir les traités. En l’occurrence, les otages venaient de bonnes familles afin que leur rang mérite qu’on les épargne. Des otages furent si bien traités qu’ils prirent fait et cause pour leurs ravisseurs. Le grand historien Polybe, otage grec de la puissance romaine, écrivit la première histoire universelle à la gloire de Rome aux débuts de son expansion. Progressivement bannis, en droit du moins, ces échanges et garanties ont perduré en catimini avec des personnes aux activités troubles comme les espions ou les agents d’affaires. Plus récemment, l’évolution conflictuelle des relations internationales a décomplexé des États peu soucieux de respecter Des règles jugées hypocrites même lorsqu’elles sont le fruit d’instances transnationales. Il est vrai qu’à l’intérieur de leurs frontières, ces États sont spécialement brutaux à l’égard de leur propre population et poussent des cris d’orfraie dès lors que les regards étrangers condamnent : une ingérence intolérable disent-ils, pour revendiquer un droit intangible à massacrer chez soi.

Les chercheurs étrangers emprisonnés en Iran — il y en aurait une quinzaine — bénéficient d’une protection consulaire et leur sort est probablement plus enviable que celui des chercheurs autochtones placés en détention. Ils sont tous enfermés comme scientifiques. Ils ont été aussi emprisonnés parce que des pouvoirs manifestent leur hostilité au savoir et à la pensée scientifique. À cet égard, les scientifiques emprisonnés en Iran défendent volens nolens la cause de la science. On a presque oublié en Occident combien cette cause a triomphé contre les pouvoirs politiques et religieux. En 1600, sur la place de Rome, Giordano Bruno fut brûlé après avoir eu la langue coupée pour avoir soutenu des thèses sur l’infinité des mondes et l’infiniment petit où l’on a reconnu plus tard quelques intuitions de la physique moderne. Quelques années plus tard, le grand savant Galilée ne dut qu’à un repentir négocié et arraché — « et pourtant elle tourne », aurait-il pourtant protesté pour défendre l’héliocentrisme — d’échapper à l’exécution qu’un parti de la papauté voulait lui infliger. Combien d’autres scientifiques subirent-ils les feux de l’Inquisition ? Pendant longtemps, selon une ingratitude de rentiers, les scientifiques ont oublié combien leur liberté de chercher et de s’exprimer avait été conquise par leurs devanciers maltraités. Pourtant on leur avait rendu grâce avec ferveur au XIXe siècle.

Lire aussi Evelyne Pieiller, « Le soleil de la raison », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

La science avait ses martyrs. Ceux qui avaient souffert pour elle. Une notion employée d’abord pour les hommes et femmes qui avaient souffert pour leur foi. Le martyr, du grec martyros ou témoin, accompagna les progrès du christianisme. La nouvelle religion de l’islam s’en réclama jusqu’à étendre le martyr à toute mort au combat. Ensuite les armées des États sécularisés vantèrent le héros guerrier. Les humanistes philosophes et autres gens de savoir imaginèrent le « grand homme » au XVIIIe siècle. Les révolutions démocratiques inventèrent le héros civique, capable de se battre et de mourir pour des idées (1). Face à la concurrence de figures d’excellence séculière comme le héros et le grand homme, l’Église catholique continua à fabriquer des saints. Elle fut généreuse en canonisations au XIXe siècle en plein temps de l’héroïsation des citoyens. Les révolutions du XIXe siècle, fortement empreintes des schèmes de la rédemption et du progrès, ont mêlé dans une martyrologie commune des figures hérétiques, démocratiques, intellectuelles. Leur cause ? La liberté religieuse, politique, de pensée et d’expression, comme l’écrivit par exemple le représentant du peuple Alphonse Esquiros dans un livre parmi bien d’autres : Les martyrs de la liberté (2).

Les guerres étatiques et idéologiques du XXe siècle confortèrent cette association comme une réponse à l’horreur. Comme si le héros, courageux et altruiste jusqu’au sacrifice de sa vie ne suffisait pas à contenir tout le mérite d’une conduite exemplaire. Des héros avaient survécu, d’autres étaient morts foudroyés mais d’autres encore avaient été emprisonnés, torturés et exécutés dans les pires souffrances. L’appellation de héros et martyrs fut reprise pour ces résistants morts dans les geôles de la Gestapo après avoir combattu et n’avoir jamais parlé sous les supplices. Le mot martyr s’appliquait ainsi à marquer les souffrances ultimes de victimes. Il y avait plus de victimes que de héros, aussi ne s’agissait-il pas de n’importe quelles victimes mais de celles dont la mort était chargée de sens. Ce sens fut-il assumé en partie malgré soi. Il faut généralement être victime de la barbarie même par le hasard des mauvaises rencontres comme les populations déportées vers les camps de la mort.

Le procès de Fariba Adelkhah et de Roland Marchal est prévu le 3 mars 2020. Les juges établiront-ils que la recherche scientifique n’est que propagande et donc que ceux qui la soutiennent sont coupables de collusion ? Un régime et une religion aussi fondés sur le culte des martyrs devraient se garder de persécuter plus longtemps leurs otages d’aujourd’hui. Ils sont en train de faire des martyrs de la science.

Alain Garrigou

(1Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie posthume d’Alphonse Baudin, Les Belles Lettres, Paris, 2011.

(2Alphonse Esquiros, Les martyrs de la liberté, J. Brye aîné, Paris, 1851.

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