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La nouvelle vocation de Paris

OTAN, reprends ton vol !

Foin de cette « mort cérébrale » que le président Macron promettait en 2019 à l’Alliance transatlantique. Envolés les désobligeants « Otan en emporte le vent », « Otan, suspends ton vol »… Voici l’OTAN revigorée, ressuscitée, et en partie réunifiée, retrouvant un ennemi à l’ancienne, nucléaire inclus, en la personne du tsar de toutes les Russies, auréolé de son génial concept « d’opération spéciale » en Ukraine, en passe de bousculer la géopolitique mondiale. Bon petit soldat, la France semble y trouver son compte, délaissant les sables brûlants du Sahel pour regarder vers les montagnes et plaines froides de l’Est.

par Philippe Leymarie, 19 mai 2022
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Rencontre entre les chefs des états major français et américain en Albanie en 2017, notamment consacrée à l’OTAN.
photo cc0 Dominique A. Pineiro

La France et l’OTAN, c’est « je t’aime, moi non plus ». Sans pour autant quitter l’Alliance, le général de Gaulle avait décidé en 1966 la sortie de son commandement militaire intégré, fermant l’état-major de Fontainebleau, la base aérienne de Chateauroux, et une trentaine d’autres installations : les amis américains avaient dû se replier sur… Bruxelles, devenu également siège de l’Union européenne… au prix d’une certaine confusion !

Lire aussi Alain Gresh, « Quand le Sud refuse de s’aligner sur l’Occident en Ukraine », Le Monde diplomatique, mai 2022.

À partir de 1995, sous la présidence de Jacques Chirac, on assiste à un premier rapprochement, qualifié de « retour honteux » par Paul-Marie de la Gorce dans ce journal. Et, sous l’influence de Nicolas Sarkozy, en 2009, à la réintégration pleine et complète dans toutes les institutions de l’OTAN, y compris le commandement intégré — à l’exception du comité des plans nucléaires : plusieurs centaines d’officiers français investissent les états-majors intégrés ; et un des grands commandements, celui de la « Transformation », basé à Norfolk (Virginie-USA), échoit à un général de l’armée de l’air française.

Une évolution initiée par la droite, admise avec plus ou moins de réserves à gauche, mais qui faisait débat, notamment dans les colonnes du Monde diplomatique. Exemple en 2013, lorsque l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Vedrine — qui en 2009 s’était opposé à cet avènement d’une « France atlantiste » — est chargé par le président Hollande d’un rapport sur les conséquences de cette réintégration, expliquant qu’il y aurait plus d’inconvénients à remettre en cause ce retour au bercail atlantique, qu’à l’entériner ; et qu’il vaudra mieux agir de l’intérieur.

Soleil couchant

L’essayiste Régis Debray, ancien conseiller de François Mitterrand, lui adresse une longue « lettre ouverte » dans le « Diplo » de mars 2013, sous le titre : « La France doit quitter l’OTAN » : l’Alliance a doublé d’importance, elle est devenue « sans frontières » ; bien que privée (à l’époque) d’ennemi, la voilà offensive ; l’Amérique regarde ailleurs ; la France, puissance plus que moyenne, et surtout « normalisée et renfrognée », a sauvé son cinéma mais perdu son régalien, son président en étant réduit à « dérouler le tapis rouge devant le PDG de Google », et son armée devant se contenter de l’accès à quelques hauts postes plus ou moins honorifiques dans les états-majors otaniens.

La France doit quitter l’OTAN

par Régis Debray Lu par Jean-Michel Dumay +-
Version lue de la tribune de Régis Debray parue dans Le Monde diplomatique.

Pour espérer transformer l’Alliance de l’intérieur, estimait Debray, il faudrait des stratèges, des esprits originaux, des moyens, et autre chose qu’une « gouverne à la godille » ou qu’en « découdre dans les sables avec des gueux isolés ». Il n’y a rien à faire, concluait-il, de cette OTAN « inutile parce qu’anachronique, déresponsabilitante et anesthésiante ».

Réplique d’ Hubert Védrine, le mois suivant, sous le titre « L’OTAN est un terrain d’influence pour la France ». Il rend d’abord hommage à cette « belle méditation mélancolique au soleil couchant sur la disparition progressive de la politique étrangère française », sous la plume de son ex-collègue et ami — raison de plus, dit-il, « pour nous inquiéter ensemble de voir les Européens plongés dans un sommeil stratégique, incapables de penser l’histoire réelle qui se fait et se poursuivra pourtant, avec ou sans eux ».

Une nouvelle sortie de la France de l’OTAN ouvrirait, selon l’ancien ministre, une crise aiguë et stérile avec les États-Unis, et plus encore avec tous les Européens, à commencer par l’Allemagne. Au reste, affirmait Védrine, les conséquences positives (influence accrue) ne l’emporteront sur les risques (phagocytage) que si l’on développe sans complexes dans l’OTAN — comme au sein de l’Europe, et sans opposer les deux enceintes — une politique ambitieuse et claire fondée sur une réflexion stratégique propre : « Tu doutes que la France en soit capable (mais alors elle en serait également incapable “dehors”). Je crois qu’elle l’est encore ».

Le détail de ce débat Védrine-Debray, ainsi qu’un retour sur l’histoire, les opérations, les crises de l’organisation transatlantique sont à retrouver dans le Manière de voir n°183 à paraître le 25 mai prochain sous le titre « L’OTAN. Jusqu’où, jusqu’à quand ? ».

Pilier européen

Presque dix ans plus tard, à l’heure de l’invasion de l’Ukraine, alors que les candidats à l’élection présidentielle française les plus à gauche et les plus à droite ont préconisé un retrait du commandement intégré de l’OTAN, Védrine s’est demandé à nouveau : « Sortir de l’OTAN ? Mais quoi faire après ? ». Cela ruinerait, selon lui, toute possibilité d’action ou d’influence. La France ne peut pas s’isoler des États-Unis et de ses partenaires européens. « Même De Gaulle n’a jamais eu l’intention de quitter l’Alliance », a-t-il rappelé au Monde début mars. Son espoir, même s’il sait les Européens divers, sinon divisés : que l’agression russe, qui a provoqué cette spectaculaire « résurrection » de l’OTAN, débouche sur un renforcement du pilier européen au sein de l’Alliance, espoir qu’avait caressé en son temps Sarkozy en décidant du retour au bercail transatlantique.

Si ça n’a pas toujours été le cas sur le plan politique, la France fait figure aujourd’hui de bon élève de l’Alliance sur le plan militaire. Ses armées ont pris très tôt le virage de la langue anglaise. La plupart des matériels, notamment issus des programmes récents, ont dû se plier aux normes de l’organisation — dictées pour l’essentiel par les États-Unis — et sont donc souvent interopérables. Les échanges intensifs des forces françaises avec l’US Navy (le porte-avions nucléaire Charles-de-Gaulle, avec ses homologues américains) et l’US Air force (en matière de ravitaillement, transport, renseignement), qui constituent un partenariat militaire franco-américain déjà ancien, donnent un poids supplémentaire à la France au sein d’une Alliance toujours gouvernée, sur le plan militaire, par Washington.

Présence avancée

Les armées françaises sont de toutes les manœuvres et opérations de « réassurance » de l’OTAN, participant par exemple à la « police du ciel » exercée depuis cinq ans, par roulement, en Estonie et dans les pays baltes, ainsi que plus récemment dans le ciel polonais.

Pour cette année 2022, la France a pris la tête le 1er janvier de la « Force opérationnelle interarmées à haut niveau de préparation » (VJTF) de l’Alliance (1). Elle a mis en alerte, au titre de la réserve stratégique de l’OTAN, l’état-major du corps de réaction rapide de Lille (CRR-Fr) : composé d’un demi-millier de spécialistes, à vocation multinationale, il est projetable sous quelques jours, et peut commander jusqu’à quarante mille soldats de la force de réaction (NRF) de l’OTAN. Si un pays-membre était agressé, c’est cette force qui serait mobilisée en priorité.

L’organisation transatlantique a musclé par ailleurs ses huit bataillons multinationaux déployés depuis les pays baltes au nord jusqu’à la Roumanie au sud. Pour sa part, outre des troupes au sol en Estonie, la France a pris la responsabilité de la « présence avancée » (Enhance forward presence) en Roumanie, pays frontalier de l’Ukraine, en mettant sur pied un bataillon franco-belge, avec des véhicules blindés, qui est destiné à accueillir d’autres contingents. Alors que les relations de Paris avec le Mali ne cessent de se dégrader, sur fond de concurrence franco-russe, la Roumanie fait donc figure de nouveau théâtre d’opération de l’armée française.

Haute intensité

Lire aussi Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en quittant l’OTAN », Le Monde diplomatique, avril 2008.

En ces temps de guerre régionale européenne, et de menace d’extension sur tout le continent, avec déjà des conséquences à l’échelle mondiale, il n’est plus très bien vu de prôner une baisse des budgets des armées, une sortie totale ou partielle de l’OTAN, ou de dire du mal de l’industrie de l’armement. Depuis plus d’un an, les chefs militaires français anticipaient un durcissement des conflits et des engagements, avec un retour des affrontements entre États, voire entre grandes puissances — ce qu’ils appellent les combats de « haute intensité ». « Grâce » à l’initiative intempestive de M. Poutine, on y est.

On ne reviendra pas sur le détail des mesures préconisées par les députés Patricia Mirallès et Jean-Louis Thiériot, auteurs d’un rapport récent sur la question, déjà analysées sur ce blog,, mesures qui pourraient permettre à l’ensemble des armées françaises (terre, air, espace, mer), encore trop « échantillonnaires » de faire face à une série d’enjeux nouveaux : les députés estiment qu’il faut aller au-delà du maintien de la trajectoire financière prévue par la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Bien exécutée jusqu’ici, avec une progression sensible chaque année] des crédits, qui permettent un renouvellement des grands équipements et la poursuite des recrutements dans les secteurs sensibles du renseignement, cyber, ou espace (2), elle devrait atteindre les 50 milliards en 2025, fin de la LPM actuelle, si du moins la trajectoire est bien maintenue. Mais le franchissement des marches à 3,5 milliards d’euros, prévues à partir de 2023, notamment pour moderniser l’appareil de dissuasion nucléaire, est en fait « un minimum », et il faudra poursuivre l’effort au-delà de 2025 : la future LPM devra, selon eux, être encore plus ambitieuse.

Le rapport publié le 11 mai par la Cour des comptes sur l’exécution de l’actuelle LPM vient cependant doucher ces plans. Sa publication, prévue initialement en mars, avait été retardée pour tenir compte de l’invasion de l’Ukraine, et adoucir sans doute ses préconisations. L’instance estime en effet que le gouvernement, engagé dans un processus de réduction de son déficit (actuellement de 6,5 %), devra faire des choix, avec des « arbitrages difficiles avec d’autres dépenses publiques ». Elle conseille par exemple de se désengager de l’opération de sécurisation Sentinelle ; et d’élargir le champ des coopérations opérationnelles avec des partenaires européens.

Modèle obsolète

Déjà, le 29 mars, dans une tribune au Monde, le rapporteur spécial des crédits défense à l’Assemblée nationale, François Cornut-Gentille (Les Républicains), avait alerté sur la « triple impasse » où se trouverait le secteur de la défense en France, avec un « modèle d’armée soit-disant complet » qui se révèle surtout « obsolète ». Déjà difficilement finançable en ces temps post-Covid et « gilets jaunes », le budget défense l’est encore plus dans le contexte actuel de guerre en Europe. Or cet effort est « très en dessous de ce qu’il conviendrait de faire pour dissuader (ou combattre) un éventuel agresseur », soutient ce parlementaire très au fait des questions militaires. Il regrette que le risque de dépréciation accélérée des grands équipements en cours de renouvellement — la dissuasion, le porte-avions — ou même des grands projets européens (Eurodrone, SCAF-système de combat aérien du futur) ne soit pas évalué et débattu : « Certains pourraient être déjà dépassés, avant même d’avoir vu le jour ».

Lire aussi Anne-Cécile Robert, « L’Europe face aux dilemmes de la souveraineté », Le Monde diplomatique, avril 2022.

Tous ces moyens vont manquer pour rattraper les retards accumulés dans des domaines comme le spatial et l’hypersonique. Le tout au moment où l’Allemagne voisine décide de porter rapidement son effort de défense à 2 % de son PIB, ce qui signifie à terme un budget de 70 milliards d’euros, lorsque celui de la France se situera plutôt aux alentours de 50 milliards : « Un nouveau rapport de force qui change tout », estime Cornut-Gentille, qui dans un entretien à l’Express le 5 mai dernier, rappelle que, de l’aveu même des chefs militaires, les forces françaises ne pourraient soutenir sur la durée un conflit de haute intensité : elles sont conçues pour des guerres asymétriques, où l’adversaire ne dispose pas du même niveau technologique : « Cela est vrai au Sahel, mais ne le serait pas en Europe », où le conflit actuel en Ukraine confirme par exemple le rôle primordial de l’artillerie et des drones — deux domaines dans lesquels l’armée française est notoirement sous-équipée.

Philippe Leymarie

(1Ce commandement opérationnel, créé en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, est assuré à tour de rôle chaque année par un nouveau membre de l’OTAN, la Turquie en 2021, la Pologne en 2020, l’Allemagne en 2019.

(2La mission défense, qui représente 10,5 % du budget annuel de l’État, est de 40,9 milliards d’euros pour 2022 (en progression de 22 % par rapport à 2017

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