
«Ingratitude » : le qualificatif est du président Emmanuel Macron, le 6 janvier dernier, lors de la conférence annuelle des ambassadeurs. Les dirigeants des pays où des soldats français sont intervenus « contre le terrorisme » depuis 2013 ont « oublié de nous dire merci », alors qu’« aucun d’entre eux ne serait aujourd’hui avec un État souverain si l’armée française n’était pas intervenue. »
« Ce n’est pas grave ; ça viendra avec le temps », n’a pu s’empêcher d’ajouter le président français, s’attirant aussitôt une réplique du maréchal Mahamat Déby – dirigeant d’un régime tchadien pourtant sauvé à six reprises par l’armée française -, fustigeant « des propos qui frisent le mépris envers l’Afrique et les Africains » ; et une autre du premier ministre sénégalais Ousmane Sonko, pour qui « la France n’a ni la capacité ni la légitimité pour assurer à l’Afrique sa sécurité et sa souveraineté ».
Lire aussi Rémi Carayol, « En Afrique, le gendarme est (presque) nu », Le Monde diplomatique, janvier 2025.
Les deux pays ont tenu à faire savoir que l’évacuation des militaires français était due à leur décision souveraine, et non à celle de Paris. Du côté français, on précisait cependant que le Tchad et le Sénégal n’étaient absolument pas visés par les propos du président Macron, qui ciblaient les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES). Mais le capitaine Ibrahim Traoré, chef de la junte du Burkina Faso, pays membre de l’AES justement, s’est également senti visé par Macron : « Il a insulté tous les Africains. (…) Voilà comment ce monsieur voit l’Afrique, voit les Africains, a-t-il affirmé lors d’une cérémonie de vœux lundi 13 janvier : Nous ne sommes pas des humains à ses yeux ».
Temps d’arrêt
Dans un tel climat, un temps d’arrêt ou d’attente s’impose :
• pour solder les comptes, dans l’urgence : les évacuations des troupes au Mali, Niger, Burkina en 2022 et 2023, sous la pression des manifestants dans les capitales, ont été suivies par celles du Tchad et du Sénégal — deux « places-fortes » historiques de la présence militaire française — qui doivent être bouclées dans les jours à venir, sauf délai de dernière minute. S’y ajoute maintenant — cerise sur le gâteau ! — le retrait demandé pour bientôt des troupes françaises stationnées en Côte d’Ivoire. Outre le rapatriement des hommes et parfois de leurs familles, il y a des matériels à déménager, des emprises à restituer, des personnels civils à dédommager, des notes à régler, etc.
• pour se réorganiser : le réseau de bases en Afrique constituait autant de points d’appui, pour servir par exemple à l’évacuation de ressortissants, en cas de besoin ; ces ports ou aéroports pouvaient servir d’étapes pour des transports plus lointains ; certaines de ces bases offraient des espaces d’entraînement et d’aguerrissement utiles aux forces (milieu désertique, ou tropical), pour lesquels il faudra trouver des moyens de remplacement ; l’actuelle base française à Djibouti (1400 hommes), qui n’est pas concernée par ces retraits, pourrait — outre ses missions vers l’océan Indien et l’Indo-Pacifique — retrouver une mission plus africaine, en cas de besoin ;
• pour dépasser les ressentiments — en Afrique comme dans l’Hexagone — en laissant « du temps au temps » : attendre que se mènent les évolutions politiques naturelles ; reconsidérer les positionnements diplomatiques, redéfinir les conditions d’éventuelles coopérations futures, établir des feuilles de route etc., si du moins des modes de dépassement des anciennes habitudes néo-coloniales sont trouvés et partagés par les principaux acteurs de la politique étrangère française et européenne.
Piteux retrait
Ce n’est pas garanti : la France aura raté beaucoup de coches, ces dernières années, dans les relations de sécurité avec les pays ouest-africains, à commencer par la désastreuse intervention franco-britannique en Libye, avec soutien américain et de l’OTAN, dont les répliques se font sentir encore aujourd’hui dans tout le Sahel. Il en a été de même des tentatives successives — et chaque fois avortées — de mise à mort de la « Françafrique », qui semble toujours renaître, au moins dans la tête des foules urbaines africaines — à défaut de représenter une réalité très tangible aujourd’hui. Ou encore, des diminutions successives d’effectifs des bases militaires, jamais suffisantes, et des essais de redéfinition de leur vocation, souvent incompris et rarement menés à bien.
Lire aussi « France-Afrique, le naufrage », Le Monde diplomatique, décembre 2024.
Le dernier avatar en date aura été la mission confiée début 2024 par Emmanuel Macron à l’ancien ministre Jean-Marie Bockel — celui que l’ex-président Sarkozy avait chargé déjà en 2007 d’annoncer une énième « fin de la Françafrique » : cette fois, Bockel avait pour mission de proposer, en liaison avec les exécutifs des pays concernés, une reconfiguration du dispositif militaire français sur le continent africain. Son rapport, qui prônait un partenariat « renouvelé » et « coconstruit » avec les pays concernés, n’a jamais été publié, et pour cause : sa remise a coïncidé avec plusieurs des annonces de retraits forcés des militaires français…
Depuis des décennies, une lente désagrégation de « l’arme » des troupes de marine — les unités familières du terrain africain — était engagée, comme l’expliquent Stephen Smith et Jean de la Guérivière dans leur récent « Requiem pour « la Coloniale » » (Grasset, Paris, 2024) : elles « ont été l’avant-garde et sont aujourd’hui l’arrière-garde de la présence française » sur le continent, l’armée française s’étant « accrochée à son bac à sable africain », ce Sahel où son « aventure » africaine avait débuté » et se termine sur un « piteux retrait ».
Membre absent
Déjà, après la suppression du service militaire (1997), les « marsouins », ainsi que les légionnaires — principales troupes professionnelles à l’époque — avaient perdu leur monopole de fait dans les opérations extérieures (« opex »). De même qu’à la tête des ambassades en Afrique, les éléments formés à l’École nationale de la France d’outre-mer se faisaient plus rares ; que la coopération militaire était absorbée par le Quai d’Orsay (1998) ; que la médecine tropicale des armées — en pointe pendant un siècle — perdait ses publications, puis son siège marseillais (2013) ; et que l’École militaire de spécialisation de l’outre-mer et de l’étranger (EMSOME), chargée officiellement de « favoriser la cohésion et l’identité des troupes de marine », voyait ses prérogatives réduites au fil des années, pour finir par déménager elle-même à Tours.
Cette spécialisation africaine de l’armée française — un savoir-faire hérité de l’histoire, considéré d’ailleurs avec une certaine méfiance par ses partenaires européens — est donc en voie de s’éteindre. Et avec elle, une partie de l’attractivité du métier : les rêves de grands espaces, de sable chaud, de voyage et d’aventure, un profil de soldat plus sapeur que tireur, attentif aux besoins des populations, se fondant dans le paysage, débrouillard, rustique – ce qui n’empêchait pas l’intérêt pour les confortables primes au titre des opérations extérieures ou séjours outre-mer. Dans cette période de transition, l’Afrique risque d’être ressentie comme un « membre absent » par les militaires, après ce qui est vécu comme un départ contraint et finalement une défaite.
C’est aussi, pour les état-majors et les gouvernants, un problème d’image — ne rien avoir vu venir, ne pas avoir su renoncer à cette sorte de « rente africaine » — et comme un aveu de faiblesse, face à la concurrence ; une perte de leviers d’influence ; un positionnement de « grande puissance » plus difficile à défendre aux Nations unies, au sein de l’OTAN et de l’Union européenne ; des soucis de recrutement en perspective dans les armées, etc.
Grain à moudre
Pour les militaires français, il restera des espaces possibles de coopération en Afrique centrale et australe, et dans l’immédiat du grain à moudre sur les autres fronts : déjà, ces dernières années, il y avait plus d’hommes mobilisés à l’est européen, aux frontières de l’Ukraine, ou en Méditerranée orientale que sur le continent africain. Des forces restent déployées au Proche-Orient, au Liban, en Jordanie, dans les Émirats, à Djibouti, en Irak. Et l’exécutif souhaite développer une stratégie de présence dans l’Indo-Pacifique, illustrée par la tournée actuelle du porte-avions Charles de Gaulle et de son escadre, et renforcer les emprises dans les départements et territoires d’outre-mer, notamment sur le plan aérien et naval.
Les armées françaises dans leur ensemble devront faire face à un défi culturel et politique. Nous avions déjà évoqué sur ce blog en août 2023 la « fin de l’armée d’Afrique », c’est-à-dire, au-delà de la fermeture d’emprises ou bases plus ou moins permanentes, celle d’une possible dissolution de la culture africaine de l’armée française, incarnée jusqu’à aujourd’hui par les troupes de marine ainsi que par la Légion étrangère : ces unités de « marsouins » et de « légionnaires » ont été au cœur de toutes les interventions militaires françaises de ces dernières décennies, des guerres coloniales et d’indépendance des années 1950 jusqu’aux opérations plus politiques ou « de paix » en Afrique, au Proche-Orient, et maintenant dans l’est européen.
De nombreux chefs d’état-major, dans l’armée de terre et les forces spéciales, sont issus des troupes de marine et de la Légion (comme c’est le cas de l’actuel chef d’état-major des armées, le général Burkhard). Ce « tropisme africain » avait conduit les chefs des armées et les politiques à privilégier des modes d’action et d’équipement des forces plutôt orientés vers la mobilité, la projection, la légèreté — au détriment de l’infanterie classique, des blindés, de la défense sol-air — : plutôt le parachutiste que le soldat enterré. En ces temps de mobilisation sur les fronts européens, à la mode de l’ancien conflit est-ouest, les armées françaises pourraient se sentir trop légères…