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Bong Joon-Ho au pinâcle

« Parasite », à lire entre les lignes

par Thomas Pietrois-Chabassier, 10 février 2020

C’est une famille, qui vit plus bas que terre, au fond d’une impasse, derrière des barreaux, dans un entresol sombre et gris, comme des entrailles, avec vue sur la rue, dans un appartement où l’on ne capte le WiFi gratuit que dans les toilettes. C’est une famille cachée, une famille prisonnière de son état, une famille exclue de quelque chose, d’une société, d’un système, du travail, des études, de la richesse. C’est une famille grouillante, une famille d’insectes, et qui vit avec eux, et se retrouve à tousser au beau milieu d’un nuage d’insecticide qui passait dans les rues. Une famille dont le père sera comparé à un cafard dans la suite du film. Une famille qui se mettra à ramper comme l’araignée ou la fourmi, aussi, sur le sol de la maison des plus riches qu’eux, cachée sous les lits, cachée dans les caves, cachée sous les tables, comme si chacun de ses membres n’était qu’une petite bête rasante, une mouche à la recherche de la première chose nourrissante. Cette famille, c’est la famille Ki-Taek, au cœur de Parasite, le film qui a reçu la Palme d’Or à Cannes en 2019 et quatre Oscars en 2020, dont celui du meilleur film, un long-métrage signé Bong Joon-Ho.

Lire aussi Jean-Michel Frodon, « Paradoxe coréen », Le Monde diplomatique, mars 2019.

Dans le film, il n’y a que des différences entre les deux mondes, symbolisés par ces deux familles. Il y a ceux qui vivent tout en haut, et ceux qui vivent tout en bas. Il y a la Corée des riches, et la Corée des pauvres, la richesse de la famille Park et la pauvreté de la famille Ki-Taek. Pour aller de la maison des riches à celle des pauvres, il faut descendre, s’enfoncer, encore descendre, des routes en pente, des escaliers très raides, comme s’il s’agissait d’aller au plus profond de la terre, dans les égouts du monde. On verra dans le film que quand l’on vomit dans les toilettes de la maison du haut, la vomissure ressort par celles du bas, comme si le chemin à prendre pour les relier était celui des égouts, justement, le chemin des évacuations, une espèce de ruisseau de la mort qui charrie toute la puanteur pesant sur le corps et les habits des pauvres, cette odeur de radis bouillis, de chiffons sales, de métro, qui trahit leur classe sociale, jusqu’au milieu des riches.

Les deux familles s’opposent aussi par les lignes qui sont mises en scène. Chez les pauvres, il y a une récurrence du carré, comme si les membres de la famille Ki-Taek étaient enfermés dans quelque chose, dans des boîtes, tassés dans des cellules, tandis que les lignes que l’on retrouve autour de la famille Park ne sont que des lignes droites, on les retrouve sur les portes, dans la salle de bains, etc. Comme si elles exprimaient, justement, la hauteur, l’ascension permanente. Ce qui changera le destin de la famille des pauvres, c’est cette image des lignes. Un étudiant, ami du fils de la famille, viendra leur offrir une pierre de collection, un signe de richesse et de chance, tirée d’un ruisseau, et sur laquelle on retrouve ces mêmes lignes droites et parallèles du monde des riches. Cette irruption de la ligne droite dans un monde de lignage carré va établir une sorte de connexion entre les deux familles, celle des riches et celle des pauvres, un peu comme au début du film quand les pauvres se connectent sur le WiFi de ceux qui vivent au dessus d’eux.

Ces lignes qui disent quelque chose, ce sont aussi celles du langage morse qui permettront au père de communiquer avec son fils à la fin du film. Et on pourrait relire le film entier en se bornant à étudier ces seules lignes du haut et ces seuls carrés du bas, comme si dans les images, le réalisateur nous parlait dans un langage secret, en alternant les points et les lignes, comme si Bong Joon Ho lançait un message d’alerte dans les interstices du film, comme s’il écrivait sans cesse : « au secours », à la manière de l’homme emprisonné dans la cave de la famille Park. Enfin, ces lignes, ce sont celles, politiques, de la bienséance, de la bonne conduite, et les lignes des classes sociales, ce sont ces lignes que le père de la famille Park n’aime pas voir franchies par ses domestiques, que le père de la famille Ki-Taek menace toujours de franchir, ce sont les lignes de l’ordre établi, que seule la révolution politique permet de bouleverser. Ce sont celles, louées pendant tout le film, d’une certaine architecture, celle de la maison, mais aussi, celles de la société, divisées en strates, en étages, comme un grand immeuble sur le toit duquel la maison des Park ne serait justement qu’un grand accès à la nature, à la vue sur la nature, un grand jardin d’Éden, un paradis inaccessible pour ceux qui vivent en contrebas, dans les enfers de la classe prolétaire, sous le joug des puissances supérieures, des puissances invisibles, symbolisées tout au long du film par le pouvoir magique de la pierre de collection, mais aussi par l’orage apocalyptique, comme une colère divine qui rétablirait l’ordre des choses au moment où les statuts sociaux tendaient à se confondre. Et comme le répète avec ironie le fils de la famille Ki-Taek tout au long du film, « c’est tellement métaphorique ».

Thomas Pietrois-Chabassier

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