Comment négocier des paix durables en Afrique, plus durables qu’au Burundi par exemple, où une décennie après les accords d’Arusha (2002), un président sortant a brigué en 2015 un troisième mandat et replongé son pays dans la crise ? De cette question découlent beaucoup d’autres, comme l’a montré le Comorien Saïd Abass Ahamed, docteur en sciences politiques, lors des Ateliers de la pensée à Dakar, organisés du 30 octobre au 2 novembre derniers par les professeurs et écrivains Felwine Sarr et Achille Mbembe. Dans sa contribution, il évoque la difficulté des négociations de paix — son sujet principal de recherches et d’enseignement (à l’École de commerce de Rouen, l’ENA Strasbourg, l’université de Bukavu). Fondateur du groupe de réflexion panafricain Thinking Africa, il a participé en juin 2019 à l’élaboration de modules de formation sur la médiation à l’École de maintien de la paix de Bamako, au Mali.
Des puissances africaines en repli sur elles-mêmes
« À la fin de la guerre froide, explique-t-il, il y avait un “arc du chaos” qui allait de Luanda à Asmara, un vaste espace confronté à des guerre civiles et interétatiques d’une violence incroyable. Le point le plus élevé a été le génocide au Rwanda, dont les déflagrations continuent à se faire sentir au Congo, en Centrafrique — et peut-être au Burundi. Cet espace est marqué par la désolation sur un temps long, le déplacement massif des populations, les millions de morts au Congo. (…) La fin de l’apartheid et la libération de Nelson Mandela ont fait naître un vent d’espoir. Les cadres du Congrès national africain (ANC) de l’extérieur connaissent l’Afrique et sont conscients des enjeux.
Lorsque Mbeki rencontre Bouteflika, Wade et Obasanjo, il promeut l’idée que nous devons être maîtres de nous-mêmes. Kofi Annan se trouve à la tête des Nations unies, il porte le projet des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et défend l’idée que des progrès remarquables sont possibles sur le continent. En 2002, la création de l’Union africaine (UA) vise à dépoussiérer la vieille OUA absorbée par les luttes de pouvoir internes, et qui n’a pas délivré ses promesses de 1963. On pense en 2002 à aller beaucoup plus loin dans l’intégration…
Où en est-on ? Comme l’UA, ce concept a été prisonnier des luttes des pouvoirs dans toutes les sous-régions. À la fin du mandat de Jean Ping, Nkosazana Dlamini-Zuma est devenue la présidente de la Commission de l’UA, alors que le principe tacite était que l’UA ne peut pas être dirigée par une grande puissance. En contradiction avec elle-même, l’Afrique du Sud va à l’encontre du principe de consensus et de concertation. »
D’où la question de savoir si les hommes n’occupent pas un rôle central dans la résolution des conflits, sur un continent pénalisé par l’absence de leaders de la même envergure que les duos Mbeki-Obasanjo ou Mandela-Nyerere. « Effectivement, la valeur des hommes est un facteur essentiel dans la stabilité et la résolution des conflits, répond Saïd Abass Ahamed. Cependant, l’Afrique doit être capable d’aller au-delà des hommes pour avoir confiance en ses institutions, puisque la majorité de nos problèmes sont ceux de la gouvernance. Qui dit gouvernance dit structures de répartition de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Si nous respectons les institutions, à commencer par les Constitutions, nous n’aurons plus besoin d’hommes forts. »
Saïd Abass Ahamed estime par ailleurs que « l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Algérie et l’Egypte s’étant repliés sur eux-mêmes, les seuls lieux d’hégémonie se sont effondrés et on a démultiplié les petites autorités comme au Sahel, les Grands lacs ou la Corne de l’Afrique ».
Pourquoi, dans ces conditions, la parole de Nkosazana Dlamini-Zuma au début de la crise burundaise de 2015, pour condamner l’idée d’un troisième mandat brigué par le président sortant Pierre Nkurunziza, n’a-t-elle eu aucune portée ? « Comme dit un universitaire africain, répond Saïd Abass Ahamed, les poissons ne peuvent pas voter un budget pour acheter des hameçons. Dans la mesure où les chefs d’État sont en délicatesse avec les constitutions de leur propre pays, il paraît difficile de trouver une caisse de résonance dans l’UA. Il fallait s’adresser aux populations pour créer le même électrochoc provoqué par les Sénégalais en 2011 pour refuser à Abdoulaye Wade un troisième mandat, les Congolais en 2018 pour que Joseph Kabila ne puisse pas continuer, ou les Algériens aujourd’hui. »
Interférences extérieures
Lire aussi Arezki Metref, « Hirak, le réveil du volcan algérien », Le Monde diplomatique, décembre 2019.
Le chercheur tire également le bilan des ingérences étrangères dans les processus de paix sur le continent :
« Nous devons mettre au repos notre rapport à l’Occident et nous concentrer sur nous-mêmes. Mais même quand on n’a pas envie de dialoguer avec eux, ils viennent ! Impossible de rédiger un accord de paix sans un expert ou un juriste de quelque part. Quand on demande dix ans pour discuter entre nous, il y a toujours des interférences. On arrive aux imaginaires et aux mots, qui ont leur importance. En matière de développement, la majorité des concepts ont été imposés par ceux qui avaient l’argent, que ce soit la Banque mondiale ou le FMI, qui nous ont dicté une énonciation de l’action politique sur le continent. (...) Comment fait-on la paix aujourd’hui ? Lorsqu’en RDC ou en Centrafrique, aucune des parties ne parvient à gagner, il n’y a pas de vainqueurs. La solution qu’on trouve alors consiste à partager le pouvoir. Ce qui revient à donner une prime à ceux qui ont pris les armes. Ceux qui ont fait le choix de ne pas prendre les armes en RDC n’ont pas fait partie de la période de transition (2002-2006). Le partage du pouvoir est compris par les populations comme une prime à la violence ! D’où vient cette solution ? Le concept vient des observations d’un anthropologue néerlandais au Liban, qui a dit qu’il faut un maronite, un catholique, un musulman. Et ici en Afrique : un rebelle, celui qui a pris les armes au Nord et au Sud, et l’on fait un gouvernement d’union nationale. Ces gens ont-ils vraiment envie de vivre ensemble ?
Au moment où l’on rédige l’accord de paix, des experts viennent dans les grands hôtels dire qu’il faut faire taire les armes, à n’importe quel prix. Woodrow Wilson est resté à Genève six mois avant de faire la Société des Nations en 1919. Nous, les bailleurs nous disent : “Vous avez trois mois, on n’a pas le temps”. La question de la temporalité est importante. En RDC, où l’on se pose la question d’un État fédéral ou centralisé depuis des décennies, la réponse demande plus de temps que la négociation sous bailleur. Souvent, ceux qu’on aimerait voir nous laisser du temps rentrent dans la discussion sur des aspects dits “techniques”, qui sont en fait absolument politiques — démobilisation, désarmement, réfugiés. De ces questions dépend le retour à une paix durable. »
Quid de la prévention des conflits ?
Si Saïd Abass Ahamed préconise un dialogue plus long et plus inclusif pour obtenir des accords de paix plus solides, il n’évoque pas, cependant, l’absence quasi totale de prévention des conflits les plus prévisibles en Afrique, comme celui qui risque aujourd’hui de faire brûler la Guinée, où le président sortant Alpha Condé est tenté briguer un troisième mandat en 2020.
Va-t-on laisser les militaires tuer des centaines d’opposants en Guinée avant d’appeler à des négociations d’après-crise qui ne résoudront rien, parce que les plaies seront à vif, comme elles ont pu l’être — ou le sont toujours — en Côte d’Ivoire et au Burundi ? « « En Côte d’Ivoire, les questions ayant trait à la réconciliation restent en effet problématiques, et les acteurs de la crise de 2010-11 sont toujours là, répond le chercheur comorien. De son côté, Alpha Condé a fait une tournée en Europe pour mobiliser des soutiens, mais les États-Unis comme la France lui ont fait comprendre qu’il ne fallait pas toucher à la Constitution. Il s’est jeté dans les bras de Vladimir Poutine pour essayer d’obtenir à l’Est ce qu’il n’a pas obtenu à l’Ouest. Du coup, il se croit permis de faire ce qu’il fait, alors que la mobilisation de la jeunesse risque de l’emporter. » Six ans après la chute de Blaise Compaoré en 2014, qui avait sonné l’alarme pour les présidents désireux de rester au pouvoir à vie, plusieurs scrutins présidentiels s’annoncent comme de possibles crises en 2020, sans missions de médiation ou de prévention portées par l’UA ou les institutions sous-régionales.