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Forces spéciales et sociétés militaires privées

Pendant ce temps, Africom

par Jean-Christophe Servant, 24 avril 2023
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Entraînement de Soldats américains à la base de Manda Bay, au Kenya, en juin 2022.

Voilà un livre (1) qui remet les pendules à l’heure : à trop contempler l’arbre de la société militaire privée russe Wagner, qui a planté ses racines dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, de la Centrafrique au Mali, on aurait en effet presque fini par oublier que le mélèze de la Taïga cachait une forêt grandissante, et de plus mondialisée, d’autres contractors ; ou plutôt, pour reprendre les éléments de langage employés en France, des entreprises de services de sécurité et de défense (EESD).

Celles-ci sont encore l’objet de nombreuses idées reçues, souligne dans son vivifiant essai le colonel à la retraite Peer De Jong. L’ancien aide de camps des présidents François Mitterrand et Jacques Chirac, qui évolue aujourd’hui dans cet écosystème (2), précise que 10 % de leurs activités « revêtent un caractère qui peut être considéré comme opérationnel » (3). Au sein de cet univers, que continuent encore à dominer les sociétés anglo-saxonnes, ces entreprises, relevait en 2020 Amandine Dusoulier pour le Groupe de recherche d’Information sur la paix et la sécurité (Grip), « sont engagées directement par les gouvernements, les puissances étrangères actives sur les territoires nationaux, des entreprises, etc., pour mener un large panel d’activités telles que la participation à des missions de combat, la protection de sites d’extraction, la formation des forces armées locales et de gardes du corps présidentiels, l’évacuation médicalisée aéroportée de soldats et le soutien logistique. »

Lire aussi Arnaud Dubien, « La Russie en Afrique, un retour en trompe-l’œil ? », Le Monde diplomatique, janvier 2021.

L’origine puis l’histoire de l’arrivée des paramilitaires de Wagner sur le continent africain sont bien sur largement abordées par l’auteur. Mais pour Peer De Jong, ce groupe paramilitaire est un extrême, un peu comme le fut, jusqu’à sa dissolution en 1998, sous le coup de la nouvelle réglementation sud-africaine, la société de mercenaires Executive Outcomes d’Eben Barlow. D’autant que les relations avérées et démontrées de Wagner avec le Kremlin obèrent l’emploi du « déni plausible » (4), cette formule couramment brandie par les États sous-traitant un opérateur privé. De Jong s’étend ainsi aussi sur les opérateurs chinois engagés sur le continent, en particulier le Frontier Security Group, cofondé par l’américain Eric Prince (avant qu’il ne cède ses parts au fonds d’investissement chinois Citic), ou turcs, comme Sadat International Defense Consultancy, qui cherche à pénétrer les marchés des pays du Sahel et de leurs riverains côtiers en proie à la progression des groupes extrémistes violents. Cette montée en gamme de la concurrence venue des pays émergents, est, pour De Jong, une raison de plus pour que la France, « historiquement bloquée sur le régalien » (5), se « réinvente dans une optique de partenariat équilibré ». En particulier dans cette région redevenue un enjeu géopolitique et stratégique pour les chancelleries occidentales et du Sud. « De toute façon, explique-t-il, la guerre d’Ukraine nous oblige. Comme tout le monde. Ca bouge. Il faut trouver des solutions, particulièrement en Afrique, où notre empreinte est jugée trop visible ». Car, « in fine, précise De Jong, ne nous y trompons pas, ce qui est en jeu, ici, c’est aussi le marché de l’influence à bas bruit, acceptable, adaptable et enfin rentable. »

« Empreinte légère »

S’il y a bien une capitale qui se réengage actuellement dans cette bataille d’influence, par la procuration de ses sociétés militaires privées, c’est Washington. Sur le continent, le commandement militaire des États-Unis pour l’Afrique (Africom) mène, depuis sa création en 2007, une politique d’« empreinte légère » visant à afficher le moins possible sa présence, en s’appuyant sur des sous-traitants encore plus discrets. Africom ne reçoit que 0,3 % des fonds allouées par le Pentagone. Mais les activités militaires et sécuritaires américaines sur le continent reposent en revanche sur un ratio de contractors beaucoup plus élevé que sur les autres théâtres d’opérations régionaux de l’armée des États-Unis. Il y aurait ainsi autant de privés sous contrat que de militaires en appui des vingt-neuf sites d’Africom implantés dans quinze pays d’Afrique et de forces spéciales déployées dans vingt-neuf nations (6). Cet essor des sociétés militaires privées américaines en Afrique subsaharienne ne devrait pas s’arrêter là. En mars dernier, à Washington, devant la commission sénatoriale des affaires armées, les conclusions du nouveau commandant d’Africom, le général Michaeln E. Langley, avaient le mérite de la clarté : « Pour garder les terroristes hors de la patrie, nous devons les combattre en Afrique. Pour rivaliser efficacement avec des adversaires stratégiques, nous devons le faire en Afrique. Pour protéger les flancs de nos commandements géographiques voisins, nous devons le faire en Afrique. Pour dynamiser la lutte mondiale pour les droits humains, la liberté individuelle, l’État de droit, la gouvernance démocratique et le libre-échange, nous devons le faire en Afrique. Dans cette lutte, Africom et nos partenaires sont à pied d’œuvre ».

Dans son livre, De Jong affiche son admiration pour la « sous-traitance militarisée » menée par Africom. Depuis 2014, année qui marque l’accélération des « partenaires américains visiblement concernés par la montée en puissance des risques », l’officier à la retraite a pu vérifier, « au Tchad, au Congo-Brazzaville, en Mauritanie et dans bien d’autres endroits, la capillarité des structures privées » avec Africom. « Pas de blocages mentaux ou idéologiques, souligne-t-il, uniquement la recherche exclusive de l’efficacité. Quelle leçon ! »

Vraiment ? En matière de transparence on ne peut pas dire qu’Africom et ses sous-traitants soient particulièrement en pointe. Sept ans après avoir constaté l’opacité de l’étendue et des objectifs des activités militaires américaines en Afrique, l’universitaire Adam Moore, professeur associé à l’Université de Californie (UCLA), estime que « rien ou presque n’a changé : tout est toujours clair obscur ». Sans la détermination de journalistes américains comme Nick Turse ou de chercheurs associés au projet Cost of War, abrité par le Watson Institute of International and Public affairs, de l’Université Brown, on ne saurait ainsi quasiment rien de l’étendue de la présence militaire américaine sur le continent africain, tout comme de ses opérations spéciales, menées, à l’insu des membres du Congrès des États-Unis, du Nigeria à la Somalie en passant par le Cameroun et le Niger ; sans parler de ses opérations de surveillance et de support aérien auprès d’autres pays, comme lors des opérations « Juniper Micron » menées au bénéfice des soldats français de l’opération Barkhane, alors qu’elle était encore déployée au Mali. « Dans ses déclarations publiques, constatait en 2020 la chercheuse Stephanie Savell, codirectrice de Cost of Wars, l’armée américaine a déclaré que son rôle en Afrique se limitait à mener des missions de “conseil et d’assistance” avec les forces de sécurité d’autres pays ». « Pourtant, poursuit-elle, de telles missions peuvent parfois impliquer des militaires américains menant des opérations terrestres via des forces locales de substitution contre des militants étrangers — des raids ou des affrontements que de nombreux observateurs appelleraient des combats. (7) »

Si Africom s’est engagée depuis 2020 à communiquer et enquêter sur les victimes civiles causées lors de ses frappes par drones, en premier lieu au cours d’opérations menées contre les milices islamistes Chabab, il reste en revanche toujours aussi difficile de tracer les missions de ses contractors. Une dizaine de sociétés américaines seraient aujourd’hui sous-traitées par Africom sur le continent, avec en guise de « super prestataire » la firme Caci International, basée à Arlington, en Virginie. Fondée en 1962, cotée à la bourse de New York, comptant 22 000 employés, Caci International s’était retrouvée accusée, au milieu des années 2000, d’avoir fourni des interrogateurs au sinistre centre de détention américain d’Abou Ghraib, en Irak. « Vingt ans après leurs actes de torture et d’humiliation, la justice en Amérique reste évasive et le dossier stagne dans les tribunaux fédéraux », constate amèrement un des plaignants, le journaliste irakien Salah Al-Ejaili.

« Malgré leurs dossiers noirs, ces sociétés militaires privées n'ont jamais cessé de signer des contrats avec le département de la défense »

« Malgré leurs dossiers noirs, ces sociétés militaires privées n’ont jamais cessé de signer des contrats avec le département de la défense », note depuis la Californie Adam Moore. Depuis 2020, Caci assure ainsi pour Africom et ses partenaires locaux des missions de soutien opérationnel et de formation. Le contrat, d’une valeur de 249 millions de dollars, qui court sur six ans, attribue aussi à la firme des activités C4ISR (command, control, communications, computers, intelligence, surveillance, reconnaissance), de renseignement électronique et électromagnétique (Signal Intelligence, SIGINT), de guerre psychologique (Military Information Support Operations [MISO], anciennement Psychological Operations, PSYOP), ainsi que des missions de gestion des risques et de contre-terrorisme.

Sous le radar

Autant d’activités qui continuent à passer sous le radar des opinions publiques africaines tout comme des contribuables américains. Il aura fallu l’attaque meurtrière, par les Chababs, début 2020, de la piste aérienne accolée à la base militaire américano-kényane du camp Simba — assaut qui a causé la mort d’un soldat et de deux contractors américains — pour que l’on découvre l’implication des employeurs de ces derniers dans la « chaîne létale » des opérations antiterroristes menées dans le sud de la Somalie. Parmi les entreprises qui étaient alors pointées du doigt, on trouvait la société militaire privée américaine Priority 1, réputée « pour ses liens étroits avec l’appareil de sécurité américain ». Son ancien patron, Andrew Palowitch, passé par la Central Intelligence Agency (CIA), rappelait l’enquête collaborative menée par le consortium de journalistes de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), a également occupé des postes de direction chez Science Applications International Corporation (SAIC), l’un des sous-traitants les plus appréciés de l’industrie de défense américaine, et de Tenax Aerospace Holdings, sous-traité par le renseignement et le Pentagone « qui compte un ancien directeur de la CIA et un ancien commandant des opérations spéciales américaines ». Un opérateur privé qui grenouillait récemment dans le ciel du Sahel, entre Nord-Bénin et Niger.

Deux bases aériennes, dont celles d’Agadez (Niger), dédiées aux missions de drones ; quelque 800 soldats américains assurant des rotations de six mois ; et une présence tout aussi importante de contractors : depuis 2015, Africom a fait du Niger sa principale plate-forme de surveillance et d’intervention en Afrique de l’Ouest. Le pays sahélien est aussi la deuxième nation du continent, après le camp Lemonnier de Djibouti, à recenser autant de forces spéciales américaines sur son sol. Mi-mars, le secrétaire d’État américain Antony Blinken, de passage à Niamey, réitérait son soutien au pays et soulignait l’aide apportée par Washington pour « enquêter, réduire le terrorisme, l’extrémisme violent ». Pendant ce temps, de nouvelles rumeurs de déménagement du siège d’Africom, sis actuellement en Allemagne, dans la banlieue de Stuttgart, vers un pays du continent africain, refont surface. En mai 2022, les regards étaient tournés vers la Zambie, qui cherche toujours à restructurer ses 13 milliards de dette extérieure, à la suite de l’ouverture d’un bureau de l’Africom au sein de l’ambassade américaine de Lusaka. Celui-ci est destiné à « améliorer la coopération entre les États-Unis et la Zambie dans les domaines du management et de la modernisation de ses forces de sécurité ». L’annonce, confirmant le renforcement des relations bilatérales entre Lusaka et Washington (la Zambie a accueilli et coprésidé fin mars le deuxième sommet pour la démocratie organisé par le département d’État américain), « a suscité la condamnation des autres membres de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), en particulier le Zimbabwe », selon Economist Intelligence.

Ces derniers mois, un autre pays, qui s’était porté candidat pour accueillir Africom au moment de sa création, sous le mandat de George W. Bush, est aussi revenu en lumière : le Libéria, présidé par M. George Weah. Un engagement nourri par le bruit de fond, depuis les révélations du Wall Street Journal, de l’intérêt grandissant du ministère de la défense chinois pour le port de Bata, en Guinée équatoriale. Mi-avril, devant la commission des affaires étrangères du Sénat américain, M. Rick Waters, secrétaire d’État adjoint chargé de la Chine et de Taïwan, déclarait que si Pékin construisait une installation militaire quelque part le long de la côte atlantique africaine, cela serait alors considéré comme une menace directe pour les États-Unis.

Pendant que se joue la symphonie Wagner à plein volume, il serait dommage de négliger la partition, chorale et montante, d’Africom et de ses prestataires privés.

Jean-Christophe Servant

(1Colonel Peer de Jong, Agir entre les lignes. Sociétés militaires privées : Wagner, Blackwater, Mozart et les autres, Mareuil Éditions, Paris, 2023, 245 pages, 21 euros.

(2Peer de Jong est notamment le fondateur de l’Institut français Thémiis, qui propose des formations dispensant « un enseignement politico-stratégique aux hauts responsables militaires sélectionnés ». L’institut, qui a mené plusieurs programmes sur le continent africain, est derrière la cocréation d’une académie mauritanienne de paix et de sécurité à Nouakchott, en Mauritanie.

(3sur ces 10 %, souligne Peer de Jong, 6 % sont consacrés à des missions d’escorte de convois, 3 % de protection rapprochée, 2 % d’intervention d’urgence et 1 % de soutien opérationnel au combat, particulièrement des actions de « haute valeur ajoutée », telles que des opérations engageant des drones…

(4Le « déni plausible » désigne généralement la capacité de certaines personnes à affirmer qu’elles n’ont pas eu connaissance ou ne sont pas responsables d’actes condamnables commis par des tiers, en raison d’un manque de preuves susceptibles de confirmer leur implication ou leur connaissance des faits.

(5C’est l’entreprise Défense Conseil International (DCI), détenue à 55 % par l’État français, qui épaule et conseille sur le continent les forces armées alliées. Dernier exemple en date, la formation de pilotes et techniciens de l’armée nigérienne au maniement d’hélicoptères.

(6Selon Africom, 6 500 soldats, civils et contractors américains seraient stationnés sur le continent, dont 1 500 en Afrique de l’Ouest.

(7Un terme qui dans le langage militaire américain désigne une catégorie spécifique d’engagement.

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